3.1.3. Les réponses« voir »

Il s’agit ici de réponses dans lesquelles le sujet utilise le « voir » comme mode d’appréhension de la planche. Dans les protocoles d’Angèle et Martine en particulier, on retrouve ce mode d’appréhension à toutes les planches. Le cas le plus illustratif est celui d’Angèle :

Au Rorschach, le commentaire qui ouvre la planche I annonce déjà les couleurs : « Je dis ce qui est dessiné là ? ». Ce qui permet de montrer que le sujet est accroché au percept. Le reste du protocole va tourner autour de cela : « je ne vois pas » (Planches I, VII, IX et X) et « je vois » (Planches I, V, VIII,). On retrouve la présence de ce « voir » dans la seconde passation : « Je vois » (Planches II, III, IV, V (Enquête), VII (Enquête), VIII) et « Je ne vois rien » (Planches IV, V, VI, VII, IX et X).

Au niveau du TAT, on peut noter que cette question du « voir » est aussi présente quasiment à toutes les planches. A la planche 11 par exemple, le sujet dit ceci : « Je ne vois rien. Je vois comme si c’étaient des cailloux ».

Dans ces réponses, c’est le « voir » qui est mis en avant chez les sujets. C’est la vision qui est mis en relief. L’utilisation du « voir » chez le sujet le situe dans une logique de fonctionnement sensoriel. Le cas Angèle, en particulier, se situe dans cette forme de logique. Dans ce voir, soit la personne restée accrochée au matériel, soit la vision repose sur la perception. Comme c’est le cas, d’une part, pour Angèle à la planche V (« ça là, je vois comme l’oiseau » ; « ça là, je vois deux animaux »). Et d’autre part, comme c’est le cas Martine à la planche IX (« Là, je vois la partie de la vessie…le ventre »).

Sur le plan sensoriel, le « voir » permet de capter les images. C’est le sens de la vue qui est mis en avant. En méthodologie projective, c’est cette captation des images qui est aussi mise en avant. Pour (F. Minkowska, 1956), il s’agit de la « vision en images ».

L’utilisation du voir chez les sujets interrogés pose la question de l’importance de la perception. Ils sont attachés au matériel ; ils restent accrochés à la réalité, au matériel projectif, à ce que les sensations visuelles perçoivent. Dans son ouvrage intitulé Le cru et le cuit, C. Lévi-Strauss (1964) 202 s’intéresse aux « oppositions entre des qualités sensibles : cru et cuit, frais et pourri, sec et humide, etc. ». Il s’agit d’une « logique des sensations » dont les objectifs sont : d’abord l’organisation des qualités tactiles comme toile de fond sur laquelle d’autres qualités sensibles émergent ; ensuite, l’établissement des correspondances entre des paires de termes opposés propres à un organe des sens et des oppositions propres à un (ou plusieurs) autre(s) organe(s) des sens ; et enfin, le rattachement à un même objet (d’abord la mère) les diverses catégories de sensations qui sont alors reconnues émaner d’elle et non de personnes distinctes. Ce premier niveau permet un accord des sensations entre elles.

Mais que peut représenter cette activité sensorielle pour le sujet ? Quelle peut être l’influence de la culture sur cette vision ?

D’un point de vue culturel, le « voir » conduit à parler de visions qui sont des états dans lesquels se manifestent des apparences. Elles peuvent se présenter sous forme de rêves ou à l’état de veille mais de façon induite comme au cours des initiations. Il convient de noter que chez les personnes initiées, ce « voir » est très développé. A partir des plantes « hallucinogènes », l’iboga 203 , le sujet va être amené à posséder l’art divinatoire et celui de la vision. Pendant cette période, le sujet est amené à voir l’origine et les motifs de la souffrance du sujet. Dans ce cas, le sujet peut « voir » ; il a des visions.

Mais ces visions ne sont pas à confondre avec les hallucinations visuelles retrouvées chez des sujets présentant des troubles de la personnalité. Par contre, il peut arriver que l’initié voie rien. D’un point de vue initiatique, cela peut signifier qu’un sorcier lui a « barré la route » ou qu’il est lui-même un sorcier et ne veut rien dire pour ne pas dénoncer ses complices. L’incapacité à « voir » chez le sujet peut aussi être liée aux scènes angoisses qui sont données à voir par le groupe. Ce qui nécessite un minimum de stabilité et de caractère, sinon le sujet devient inhibé et mutique. Dans cette perspective, quelle relation ce « voir » a t-il chez le sujet confronté à la vision en images ? La difficulté à « voir » à laquelle est confronté le sujet au Rorschach peut être à ce souvenir des situations angoissantes rencontrées au cours des initiations ? Ou à l’effet du sorcier sur le sujet pour qu’il ne le découvre pas ?

Notes
202.

Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit Mythologiques I. Paris, Plon, 1964.

203.

Voir Première partie, Chapitre 1 : Le système traditionnel.