3.3.1. La représentation comme mode de symbolisation

A travers la représentation, le sujet fait apparaître des formes. On peut parler d’expression. Celle-ci consiste à mettre au dehors, à projeter hors de soi quelque chose. En qu’externalisation, elle est un processus et une fonction. « …Mettre au dehors, projeter hors de soi est ce qui caractérise la fonction expression, à la fois comme décharge et comme dépôt hors de soi de quelque chose qui vient de soi » (B. Chouvier, 2002, 35). Il s’agit de la fonction expressive. Pour l’auteur, l’expression peut avoir des capacités libératrices, créatrices et cathartiques. C’est à travers cette expressivité que le sujet va émettre ou générer des formes. Celles-ci correspondent à ce que D. Anzieu (1989) a appelé la « formalisation ».

D. Anzieu (1981) 223 s’intéresse aux processus créatifs ou expressifs chez les artistes (écrivains). Pour cela, l’auteur propose cinq phases dans cette création ou expressivité. En appliquant ces niveaux de symbolisation sur les œuvres anthropologiques, l’auteur note différents niveaux de structuration des mythes, parmi lesquels la pensée dite « logique » qui est le niveau supérieur. En effet, pour l’auteur, deux formes représentent ce niveaux : d’une part, la forme iconique, avec une expression des images visuelles et la forme abstraite, avec des formalisations et d’autre part, des opérations sur ces formalisations. Il s’agit en fait d’un niveau de conceptualisation et de raisonnement. Ces cinq différents niveaux constituent des « échelles des symbolisations » permettant de noter les niveaux de fonctionnement psychique de chaque individu. C’est à travers ces niveaux que peuvent aussi se repérer les failles de fonctionnement psychique chez un sujet.

Dans les discours recueillis à partir des entretiens et des tests projectifs, il convient de noter l’importance des différentes croyances utilisées pour représenter la maladie mentale. L’expressivité des formes symbolisantes se caractérise non seulement par son abondance ou non mais aussi par rythmicité ou non. B. Chouvier (2002, 36) note deux « champs tensionnels » structurant le niveau expressif, à savoir la « potentialité de production des formes » et le « déploiement de la rythmicité ». Pour cela, deux approches sont possibles. D’une part, il y a l’approche phénoménologique dont il convient de prendre en compte la gestaltung, c’est-à-dire la capacité qu’a le sujet à générer les formes. Et d’autre part, l’approche analytique dont l’objectif est de tenir compte des différents sous-tendant les phénomènes psychiques en jeu.

Dans le premier cas, l’expressivité des patients se note à deux niveaux essentiellement, à savoir les entretiens et le Rorschach. Au niveau des entretiens, tous les patients ont été choisis en fonction de leurs représentations culturelles. Autrement dit, dans leur discours, on a pu noter des représentations en rapport avec les croyances à la sorcellerie : « La famille maternelle et la famille paternelle sont associées. Il y a des sorciers… » (Cas Angèle) ou « Ma mère est sorcière ; elle a peur que je prie à la maison… » (Cas Pierre) ; les croyances à la magie : « Mon beau-frère ait de la magie. J’ai trouvé dans la chambre de ma sœur une dame-jeanne de sang que j’ai cassée… » (Cas François). A ce niveau, il convient de noter chez le patient l’existence de ces représentations qui peuvent être utilisées selon une fréquence élevée ou pas.

D’un point de vue clinique, on peut noter d’un côté les patients utilisant avec foisonnement ces représentations dans leur discours (Cas François et Thomas) et de l’autre ceux qui ne le font qu’occasionnellement (Cas Angèle et Pierre). Il y a une grande capacité de création pour les uns et une capacité très limitée pour les autres. De ce fait, qu’est-ce qui est à l’origine de cette différence du sujet ?

Au niveau du Rorschach et du TAT, l’expressivité du sujet peut se manifester par deux types de protocoles : ceux inhibés et ceux abondants. Dans les protocoles inhibés, l’expressivité est tellement absente qu’on peut aller jusqu’à la disparition des formes. A ce niveau, il y a difficulté pour le sujet à représenter ou à lier les représentations entre elles, donc à symboliser. Par rapport à cela, il convient de noter que la chronicisation de l’état entraîne une perte de capacité à lier les représentations, à symboliser.

« M. Mabiala, âgé d’une cinquantaine d’années, a été hospitalisé suite à une « schizophrénie », avec un versant mutique. Instituteur, M. Mabiala est hospitalisé depuis trois ans suite à une décompensation. L’histoire de la maladie révèle qu’elle a commencé par des accusations de sorcellerie et de rivalité professionnelle. Il voyait des gens lui faire de mal et lui prendre son poste d’enseignant ».

Les entretiens du cas Mabiala sont pauvres et répétitifs. Il se caractérise par un état mutique. Lorsqu’il arrive à sortir de son mutisme, il y a expression des écholalies, des propos qui diffèrent de ses croyances de départ. On note alors un appauvrissement ou une disparition des croyances chez le sujet. A ce niveau, on peut dire qu’il y a une dégradation des formes, allant des formes les plus signifiantes à la disparition du sens, voire des formes en rapport avec les croyances. Il s’agit de l’altération des formes (F. Minkowska, 1956).

Le Rorschach du cas Angèle, par exemple, se caractérise par une grande inhibition, avec un temps de passation très long (45 min), un nombre de limité de réponses (9) et un contenu très pauvre. La deuxième passation, deux semaines plus tard, a pour objectif en partie de tenter de lever cette inhibition, notamment à l’enquête avec un début de symbolisation. Cette deuxième passation fait ressortir les mêmes caractéristiques : même nombre de réponses, inhibition aux mêmes planches, etc. La question est de savoir quelles sont les différentes formes de ce protocole ? Quels sont les processus présidant à leur apparition ? Quelles fonctions jouent ces formes ?

Malgré cette inhibition d’Angèle, on peut noter trois formes significatives : la « prière  » et le « masque » et la chauve-souris aux planches I, IV et V. A la planche I, dans la première réponse, il y a la référence à la spiritualité chez le sujet. Elle fait allusion à la prière : « Là, les bras. Une personne qui a les mains comme ça ». D’un point de vue phénoménologique, à la première planche du protocole, le sujet commence par une précaution verbale (« On dirait »), montrant un certain doute. Celui-ci va s’accentuer tout le long du protocole. Mais l’excès de doute va renforcer l’inhibition, à l’origine de la disparition des formes. En effet, la forme est associée à une petite kinesthésie, résultat un léger mouvement pulsionnel, avec un morcellement. Mais cette représentation montre une certaine contradiction pulsionnelle chez le sujet, se situant entre la vitalisation (mains levées vers le ciel) et la dévitalisation (« …tête coupée, qui n’a pas de tête… »).

La deuxième forme symbolique se note à la planche IV. En effet, c’est à l’enquête que cette forme apparaît : « C’est à peu près comme des gens qui dansent le « mukudji  » où on cache le visage pour qu’on ne puisse pas reconnaître la personne ». Cette forme est en rapport avec le masque qui est à la fois une danse (la danse du masque) très connue dans la culture de la patiente (le « mukudji  ») et un ornement qui donne une apparence trompeuse sous laquelle l’individu s’efforce de cacher ses véritables sentiments. A ce niveau, se pose alors la question du rôle ou du personnage. Comme c’est le cas du sorcier.

La troisième forme apparaît à la planche V, avec la référence à la chauve-souris : « Je vois comme si c’est l’oiseau qu’on appelle « Dupung  » (Chauve-souris en langue Ipunu ). Tu dois m’excuser, je ne sais pas comment on appelle ça en français…. ». Dans la société gabonaise, la chauve-souris recèle un ensemble de représentations. Par son caractère nocturne, cet animal est maléfique car se caractérisant par une agressivité, une méchanceté. Pour cela, la chauve-souris est rattachée aux représentations de la sorcellerie. Et en tant qu’animal de nuit, la chauve-souris s’oppose à l’ordre et à la vie sociale.

Dans le cas Patrick, quelques formes apparaissent. Ces formes sont en relation avec les croyances du sujet. A la planche IV, la septième réponse fait référence à l’ange : « …Je vois une personne comme un ange, une personne qui est attachée par l’arrière ». La quatrième réponse de la planche V, on note une référence à la prière : « Il y a aussi une personne ici là qui doit être assise avec les mains comme ça (mime le geste de prière) ». Cette réponse est ensuite suivie d’un commentaire : « Je crois qu’il y a deux camps entre le Bien et le Mal, le bon et le mauvais ». Mais cette question du Bien et du Mal va se retrouver à la deuxième réponse de la planche VII : « Je vois deux trucs qui se regardent et qui se séparent de l’autre. L’autre qui va vers le mal et l’autre qui vers le bien… ». Cette problématique va aussi se retrouver dans les planches de choix.

En tant que choix positif, le sujet choisit la planche VIII : « Comme si je suis en train de voir deux personnes qui sont en train de se diriger vers le Bien, voulant faire ce qui est bien ». Alors que dans le cas du choix négatif, le mal apparaît à la planche III : « Deux personnes qui sont en train de tuer quelqu’un, tuer un humain, de faire du mal ». A travers ce choix, le sujet prend le temps de signifier ce qui est bien et ce qui est mal. Pour cela, tuer appartient au camp du mal. Ce qui renvoie à la conception judéo-chrétienne qui est basée d’un côté sur la recherche du Bien et de l’autre l’évitement du Mal, à l’origine du péché.

Mais pour le sujet, le passage à l’acte (« tuer un humain, faire du mal ») est la conséquence d’un envoûtement. Envoûtement dont le sujet trouve une solution à la planche X : « Je vois des choses qui étaient mauvaises qui sont en train de partir d’eux. Si je comprends bien, les deux là étaient envoûtés par ces trucs ». C’est pour cette raison que la planche X est une planche aimée. Dans ce sens, il y a une référence à l’envoûtement en tant de croyances du sujet.

Quels sont les processus sous-tendant ces formes, ce niveau expressif ? Quelle est la part de la culture dans l’organisation de ces formes ?

Si la première forme peut appartenir aux croyances modernes (christianisme), les deux autres formes font partie des croyances traditionnelles. Elles sont en relation avec les représentations de la sorcellerie. Ce qui permet de noter que le sujet met en opposition d’un côté la religion moderne et de l’autre les croyances à la sorcellerie. L’expressivité se manifestant par l’abondance des réponses du discours des propos du sujet peut être comprise par l’approche analytique comme faisant partie d’une dynamique anale. Celle-ci se caractérise par deux pôles : lâcher et retenir, la rétention et l’expulsion. Ce fonctionnement de type anal utilise deux modes : actif et passif. Pour B. Chouvier (2002, 36) :

« Selon son degré propre de structuration, le sujet parcourt le stade de l’analité, soit selon un mode régressif, soit selon un mode progressif. Les productions vont se réaliser sur un mode actif ou réactif, dans une attitude soumise ou dominante avec un flux de matière de type maximaliste ou de type minimaliste ; l’atonie ou l’eutonie prendront le dessus, l’œuvre se déroulera dans la profusion, l’explosion et l’expansion ou bien elle visera à la restriction drastique et jouissive de ses moyens, avec une retenue maintenue ».

A ce niveau, on peut noter que l’expressivité se caractérise par deux champs tensionnels.

D’un côté, il y a un flux d’expression, de décharge brute et massive. A côté de cet excès, il y a, à l’inverse, une maîtrise, un contrôle des flux, une rétention et une économie des moyens se caractérisant par une expression limitée des formes. Poussé à l’extrême, la limitation de l’expression entraîne une inhibition. « Inhibition et enfermement guettent les excès formels. Les sources créatrices se tarissent avec les surenchères minimalistes » 224 .

De l’autre côté, il y a le deuxième champ tensionnel comprenant, d’une part, le rythme et d’autre part, l’automatisme. Autrement dit, l’expression des formes repose sur un rythme et un automatisme. A travers le rythme, il y a une scansion temporelle permettant l’harmonisation entre les pulsations internes et les activités externes. Mais ce rythme peut de temps en temps subir des variations dues aux ruptures. Quant à l’automatisme, il se caractérise par la répétitivité mécanique, avec une cadence immuable, à l’origine d’une stéréotypie. D’un point de vue analytique, la répétition est sous-tendue par deux mécanismes : celui reposant sur la dynamique pulsionnelle et relationnelle du sujet et celui qui est en dehors de cette dynamique, c’est-à-dire lié à l’automatisme.

Ainsi, il y a une retenue se caractérisant par une inhibition qui se manifeste tout le long de la passation et de l’autre, une expression de quelques formes. A travers ces formes, on peut noter des tentatives de lien du sujet. En ce qui concerne le cas Angèle se caractérisant par une inhibition, à la première planche, il peut s’agir d’un lien spirituel, se caractérisant par la prière. L’inhibition d’Angèle porte non seulement sur sa pensée mais aussi sur son comportement. Pour B. Chouvier (2002), cette stéréotypie empêche l’émergence de l’inattendu.

Si l’inhibition est manifeste au niveau du protocole de Rorschach d’Angèle – une seule planche pourrait justifier le lien du sujet avec le domaine spirituel –, en revanche, c’est dans le protocole de TAT que ce lien est plus manifeste. En effet, le sujet fait référence à sa confession chrétienne, à la bible, à son église, à l’accoutrement des chrétiens, à la conversion, etc. Toutes ces références montrent le type de relation que le sujet a avec lui-même et avec le monde extérieur. Relation basée sur la croyance en Dieu. A ce niveau, la référence à sa croyance est régulière chez le sujet. Pour cela, il convient de se demander les motifs cette fréquence élevée des croyances chrétiennes. Est-ce que cela voudrait dire que la relation est plus inhibée lorsqu’il s’agit d’une relation de soi à soi que de soi à l’objet ? Quel sens peut-on donner à l’expressivité du sujet ? S’agit-il d’un mécanisme de défense ? Pour lutter contre quoi ?

Notes
223.

Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre, Paris, Gallimard, 198, 377 p.

224.

Bernard Chouvier, Op. cit., p. 35.