Dans son expressivité, l’activité de représentation porte aussi en elle une dimension signifiante, c’est-à-dire qu’elle a un sens. « Tous les modes d’expression révèlent du sens, même si ce sens ne fait pas l’objet d’une attention particulière » (B. Chouvier, 2002, 37). Certains sens sont implicites et demandent à être explicités. D’autres sont personnels et restent dans l’intimité du sujet. Dans tous les cas, quel que soit le degré de sens, celui-ci s’inscrit dans un « mouvement de signifiance ». En effet, trébucher sur un caillou en marchant, représenter la maladie mentale par les croyances à la sorcellerie ou encore entendre chanter le hibou la nuit, etc. possèdent tous un sens, chacun à son degré. Tous reposent sur des « systèmes de pensée ». A quoi peut-on renvoyer la référence aux systèmes de pensée lorsqu’un individu l’utilise pour représenter la maladie mentale par exemple ? Autrement dit, quel sens possède l’utilisation des représentations pour le sujet ?
Dans la société gabonaise, le chant du hibou a un sens très grand car il a une valeur de communication. Par son caractère annonciateur, la nuit, le chant du hibou renvoie un événement malheureux (décès par exemple). Il en va de même pour un malade mental dont l’observation va faire appel à des représentations en rapport avec la sorcellerie. Alors qu’en trébuchant sur un caillou en marchant, même si ce fait a aussi une valeur de communication (permettant aussi de laisser présager l’existence d’un malheur), il est plus personnel car cela peut passer inaperçu pour d’autres personnes. Ainsi, il y a des sens qui sont plus personnels, tournés dans la relation de soi à soi. Tandis que d’autres font appel à une communication. Dans cette perspective, chaque représentation s’inscrit dans un « mouvement de signifiance ».
Cependant, l’utilisation d’un « système de pensée » repose sur deux modalités. Dans un premier cas, pour l’auteur, le sens peut dépendre de deux intentionnalités, soit il s’agit de la reproduction d’un modèle, soit il s’agit de mettre en relief une émotion, une idée, etc. Dans les deux cas, il y a un but qui est visé. Car, d’une part, en se fiant à un modèle implique non seulement la recherche du sens mais aussi la volonté de ressembler, de se conformer au modèle. Dans ce sens, le sujet qui représente trouve sa vérité et se fait aussi l’interprète de la vérité du modèle. D’autre part, il y a l’intention formelle qui repose sur la volonté du sujet à créer une forme derrière une apparence concrète. Autrement dit, par sa matérialité, la forme a pour finalité d’exprimer ou de symboliser un sentiment ou un état interne comme la tristesse ou l’exaltation. Ainsi, par l’utilisation des représentations, il y a non seulement la recherche d’un modèle, d’une vérité mais aussi la recherche d’un sens car les représentations sont la forme et l’expression d’un état interne du sujet.
Le sujet faisant référence aux représentations a pour objectif de transmettre un message. Par exemple, d’une consultation chez le nganga, il ressortira que l’individu a été ensorcelé. Ce discours sera transmis aux membres de la famille et au sujet. Autrement dit, le sens de ce message est que le mal est lié à un sorcier qui est une personne qui se trouve dans la famille 225 . Ce discours issu de la consultation est repris par le patient qui va l’utiliser dans le but de se représenter sa maladie. Ces éléments repris vont être réélaborés par le malade puis représentés. Ce qui correspond à la définition de la représentation qui, dans son sens étymologique, est la reproduction d’un sens ou d’un objet.
Cependant, pour G. Pankow (1984) 226 , s’intéressant aux travaux sur l’art, montre que la représentation n’est pas simplement une présentation de nouveau, une simple reproduction d’une copie mais plutôt une production. Celle-ci, même sous la forme la plus minime, participe au travail de transformation, aux processus créatifs ou de symbolisation dont les représentations de la maladie mentale ne sont que l’objet médiateur. Ce qui permet alors le déclenchement du processus représentationnel. Dans cette perspective, l’utilisation d’un modèle ou d’un système de pensée a pour objectif de donner un sens à l’objet, tout en étant l’interprète de la vérité du système de pensée ou du modèle. Le sujet se sert des représentations que la culture met à sa disposition pour pouvoir représenter ou expliquer sa souffrance.
Toutefois, il peut arriver que l’utilisation des mêmes croyances pour représenter la maladie mentale soit le résultat d’une simple reproduction. En ce sens, en se référant à ce modèle, il s’agit d’une imitation ou d’une répétition automatique. Tel est le cas par exemple d’un enfant qui va utiliser certaines représentations car il les a entendues de la part de ses parents ou dans le milieu où il vit. Dans ce sens, il s’agit d’un seul conformisme. Mais lorsque les représentations sont utilisées selon l’état interne du sujet, elles cessent d’être un conformisme et leur utilisation possède une finalité : celle d’exprimer ou de symboliser son état (M. Milner, 1976) 227 .
L’expression formelle peut comprendre différents niveaux, allant de la sensorialité à la conceptualité. Dans le cas de la sensorialité, il y a l’implication des différents sens dans l’activité représentative : goûter, voir, toucher, entendre, sentir. Ce sont ces sens qui sont à la base de la représentation ou de la symbolisation. Dans son échelle de symbolisation, D. Anzieu (1981) parle de premier niveau de symbolisation. En se servant des travaux anthropologiques de C. Lévi-Strauss (1964) 228 , l’auteur montre l’implication des sens dans l’activité de symbolisation.
Dans les différents cas présentés, on peut noter l’existence du verbe « voir » qui est mis en avant par le sujet. En effet, dans la plupart des planches, il y a ce sens qui intervient : « …Je vois, …Je ne vois pas… ». Même en admettant que la consigne ait été mal donnée au départ, on peut quand même convenir que ce sens a fait écho chez les sujets, à leur problématique. En effet, une des caractéristiques de la pathologie des sujets, dans sa phase expansive, est l’hallucination visuelle où ils croient « voir » des gens qui lui veulent du mal. Dans le cas Angèle par exemple, lors de sa période délirante et hallucinatoire, elle se sert de cette vue pour différencier d’un côté, les « habits rouges » représentant le « sang de Jésus » et de l’autre, les « habits noirs » qu’elle va mettre à la poubelle car représentant Satan.
La souffrance à laquelle était confrontée Angèle, depuis sa tendre enfance, l’a conduite à utiliser différents rites et cultes soit pour ses initiations, soit pour ses consultations. Ces faits ont bien pu favoriser le développement de ce mode de symbolisation qu’est le voir. Par ses initiations et ses consultations des nganga, c’est la vue qui est mobilisée, à travers les visions (initiations, consultations). De ce fait, je peux émettre l’hypothèse selon laquelle toutes ces situations impliquant la vision ont développé chez ces sujets ce mode primaire de symbolisation qu’est la vision.
Cependant, les sens, la vision en particulier, sont à considérer sur deux niveaux. Le premier concerne le sens propre, c’est-à-dire en tant qu’activité sensorielle. Pour cela, « voir » dans le cas d’Angèle, signifie percevoir par les yeux, utiliser les yeux dans la saisie immédiate des formes, des couleurs. Alors que le deuxième niveau concerne le sens figuré. Ici, « voir » ne signifie plus saisir un objet immédiatement par les yeux mais apprécier l’impact visuel afin de signifier un point de vue, une représentation. C’est comprendre l’objet. En ce qui concerne le cas Angèle, quand elle dit : « …Je vois… » ou « …Je ne vois pas… », c’est aussi une façon pour elle de dire : « …Je comprends… » ou « …Je ne comprends pas… », comme si elle se trouvait dans une phase d’initiation ou de consultation au cours de laquelle, il lui était demander de « voir ». C. Lévi-Strauss (1964) parle d’une logique des qualités, notamment sensibles, comme une logique de fonctionnement permettant de donner une forme et une signification.
Tandis que de l’autre côté, il y a la mise en relief de la conceptualité, de l’abstraction. De ce fait, le sensible est exclu au profit de l’idée, de l’abstraction. Dans le cas François, on peut noter cette tendance à l’abstraction : «…l’amour absolu de sa femme… » est précédée d’un amour charnel au bord du viol. On note alors chez ce cas le passage d’un amour sensible à un amour abstrait. Ce passage se fait par une transformation, une médiation de l’objet (Ici les images du Rorschach et du TAT).
Toutefois, la sensorialité et la conceptualité ne s’opposent pas. Pour B. Chouvier (2002, 40), « les deux tendances ne se différencient et s’opposent dans et sous leur forme modélisée. La plupart du temps elles apparaissent agglutinées l’une ou l’autre dans un amalgame, un mixte ou un conglomérat en lien direct avec la tonalité propre du sujet qui porte l’activité expressive ». Dans ce sens, il y a un mariage entre le sensible et le concept. Il s’agit d’une stylisation consistant à marier le sensible au concept, à favoriser l’union entre l’émergence des formes concrètes et le principe idéel présidant à leur formation.
Il est très rare que le sorcier puisse agir sur une personne qui n’est pas un membre de sa famille, sauf si l’autorisation est donnée par un membre de cette famille.
Gisela Pankow, L’importance du concept de la forme dans l’approche de la psychose. L’information psychiatrique, 1984, 60, 2, pp. 133-138.
Marion Milner, Inconscient et peinture : une approche psychanalytique du dessin chez l’enfant et l’adulte. Paris, PUF, 1976, 254 p.
Claude C. Lévi-Strauss, Le cru et le cuit. Mythologiques. Paris, Plon, 1964, 400 p.