D’une façon générale, la référence aux représentations culturelles peut correspondre à trois significations. D’une part, l’utilisation des croyances s’inscrit dans le sens de l’utilisation d’un système de pensée. D’autre part, l’émergence des angoisses nées de certaines difficultés entraîne l’utilisation des représentations culturelles. Dans ce sens, il y a répétition de l’angoisse issue des difficultés, de l’insatisfaction de la vie, avec toutes ses angoisses. L’absence de réponses adéquates fait émerger l’angoisse à l’origine de la répétition. Répétition et lien se retrouvent dans la vie normale chez tout le monde. Mais qu’en est-il des patients ? Que répètent-ils à travers l’utilisation de ces représentations culturelles ?
A travers la répétition se pose la question du symptôme. Pour J. Pontalis (1967, 86-87), ce qui définit le symptôme, c’est sa capacité à reproduire certains éléments d’un conflit passé. En effet, pour l’auteur, par le symptôme, « le refoulé cherche à « faire retour » dans le présent, sous forme de rêves, de symptôme, de mise en acte : …ce qui est demeuré incompris fait retour ; telle une âme en peine, il n’a pas de repos jusqu’à ce que soient trouvés résolution et délivrance ». Dans ce sens, les références aux croyances à la sorcellerie rencontrées dans le discours des patients sont des symptômes, un retour du refoulé sous-tendant l’existence d’un conflit passé. S. Freud (1920) parle de compulsion de répétition pour rendre compte d’un processus inconscient dans lequel les expériences déplaisantes sont répétées. Ici comme c’est le cas à travers les délires.
La clinique du délire montre que la perte de lien avec la réalité extérieure est la première caractéristique. En effet, S. Freud (1917) 245 distingue la psychose et la névrose, et que la première se caractérise par la perte des investissements objectaux et l’impossibilité d’opérer un transfert. Lors du désinvestissement objectal, il y a un investissement de la libido sur le Moi, à l’origine des modifications fondamentales dans les rapports de l’individu avec la réalité. Mais pour l’auteur, le psychotique établit un transfert à partir d’une régression qui l’a fait basculer dans une dimension autre que celle des névroses. Son transfert est, par bien des aspects, d’une essence différente de celui du névrosé.
Chez les patients rencontrés au ours de cette recherche, les délires sont en relation avec la réalité socio-culturelle des sujets. Par exemple, dans leurs discours, on peut noter la référence aux croyances à la sorcellerie pour expliquer l’origine de leur maladie. Il s’agit alors d’un discours de type persécutif. Mais la question est de savoir quel lien ce discours a-t-il avec la réalité ? S’agit-il simplement d’une répétition d’un discours puisé de la réalité ? N’existe-t-il aucun lien avec la réalité ? Ou encore peut-il s’agir d’une appropriation subjective de la réalité par le sujet ?
Dans sa signification, le délire est selon S. Freud (1917), une tentative visant à restaurer, sur un autre mode, les liens du sujet avec le monde des objets. Car au moment où s’effectue la rupture de ses relations objectales, le malade présente souvent un fantasme de fin du monde, c’est-à-dire qu’il éprouve la sensation d’une catastrophe imminente ou étant déjà survenue. Or ce sentiment d’apocalypse n’est que la projection, à l’échelle planétaire, de sa propre catastrophe interne, qui l’amène à déserter l’univers objectal.
Mais quelle peut être l’origine du délire de persécution ? Pourquoi telle personne et non telle autre ?
S. Freud (1900) parle de l’attachement excessif aux parents qui se transforme en hostilité. En effet, pour l’auteur, le premier attachement de l’enfant s’adresse à ses parents, notamment celui du sexe opposé. Mais vis-à-vis du parent du même sexe s’élaborent des sentiments de révolte que l’éducation va tenter de refouler. Il s’agit alors d’une situation normale. Dans les sociétés africaines et en particulier gabonaise, la notion de parent doit être entendue dans son sens élargi car il peut s’agir des frères et sœurs des parents géniteurs. C’est la parenté « classificatoire ».
Dans ce dispositif, selon que le sujet appartienne à lignée matrilinéaire ou patrilinéaire, un membre de cette lignée acquiert un sens important. Par exemple, chez un sujet matrilinéaire, c’est l’oncle maternel, le frère de la mère, qui est très idéalisé par les neveux et les nièces. Il bénéficie d’un transfert positif de la part de ces derniers. Par ailleurs, certaines autres personnes peuvent être très aimées sans pour autant être les parents géniteurs ou sans avoir le statut de chef de famille. Cela peut être la sœur de la mère ou du père à qui les enfants doivent beaucoup de respect et vont s’attacher.
Mais il se trouve que certains sujets, dès leur tendre enfance, se caractérisent par une indifférence ou hostilité face aux leurs. Ce qui aura pour conséquences, plus tard notamment, le développement du délire de persécution. Cela peut-il être le cas chez les patients rencontrés au cours de cette recherche qui développaient des délires de persécution ? A quoi peut être liée cette indifférence face à la personne responsable de la maladie ?
Dans cette situation, au départ, on peut noter qu’il existe un attachement excessif aux parents. Mais suite à des difficultés relationnelles avec chacun d’eux, naissent des conflits. Ceux-ci peuvent être liés aux problèmes de santé, aux échecs sur tous les plans (scolaires, sentimental) que subit le sujet. En ce moment, entre en jeu toutes les interprétations sur l’origine des difficultés du sujet, notamment les étiologies traditionnelles. Une fois la personne découverte, par des consultations des devins, s’il se trouve que c’est celle sur qui il y avait un attachement, cet amour de départ sur la personne se transforme en hostilité violente. Le retrait libidinal de l’objet de transfert est donc indéniable.
Dans cette perspective, pour le cas Angèle, on peut noter que la tante paternelle, l’oncle maternel sont des personnages principaux formant le système de persécution avec le sujet. Ces personnes ont certainement été pour la patiente celles sur qui il y avait un grand attachement. La tante pour l’avoir élevée dans son enfance a pu bénéficier d’un grand attachement de la part du sujet. Il en va de même de l’oncle qui l’a prise en charge. Mais, il se trouve que la tante et l’oncle sont considérés comme des sorciers dans la famille.
En plus, l’oncle a ceci de particulier qu’il a réussi socialement. Pour cela, il est responsable de tous les malheurs existant dans la famille car sa réussite est souvent considérée comme le résultat des sacrifices de certains membres de la famille. D’ailleurs, c’est dans ce sens que l’oncle a été considéré comme un sorcier, un rosicrucien. Mais le motif objectif émanant de la part de la patiente est le fait que son oncle ne la prend plus en charge financièrement, « et pourtant il a de l’argent ». Ce qui va être à l’origine d’un ensemble de frustrations auxquelles le sujet est confronté. Frustrations liées aux difficultés de la vie quotidienne. Dans cette perspective, vont être des personnages désignés comme des persécuteurs idéaux pour la patiente.
Or, pour S. Freud (1911, 73) 246 :
« le malade qui détache sa libido des objets se met en contradiction avec le monde. Seul, il est confronté avec un monde hostile. Il semble que les idées de persécution concernent surtout les personnes qui ont antérieurement absorbé la libido transférée du patient. Dans beaucoup de cas, le persécuteur aurait été originellement l’objet sexuel et le délire de persécution aurait une origine érogène ».
En basant sa théorie sur les investissements, S. Freud (1911) note que le malade a retiré aux personnes vivant dans son entourage et au monde extérieur en général tout l’investissement libidinal orienté vers eux jusque-là. Par ailleurs, le sujet se caractérise par une indifférence. Dans cette perspective, les cas auxquels je me suis intéressé montrent bien ce retrait : Angèle s’enferme en coupant toute communication avec son entourage ; elle ne veut plus voir personne ; déambule dans les rues. Quant à Pierre, il s’enferme dans sa chambre pour prier. Leur retrait est justifié par le fait que ces personnes sont devenues des « sorciers » à leurs yeux. Ainsi, la persécution dont ils sont victimes est la projection de leurs pulsions agressives internes instituant leur univers subjectif.
Ces sujets reconstruisent leur univers afin qu’ils puissent de nouveau y vivre, et cela, au moyen d’un travail délirant. Pour S. Freud (1911, 69-70), « ce que nous prenons pour une production morbide, la formation du désir, est en réalité une tentative de guérison, une reconstruction ». Mais en reconstruisant son monde, le sujet subit une profonde modification interne, par conséquent touchant aussi le monde extérieur, mais sur un mode tendu. Là où les relations étaient sympathiques et affectueuses, elles deviennent hostiles. Ainsi, ce processus se note comme suit : il y a un détachement de la libido (Désinvestissement ou retrait libidinal) sur la ou les personnes aimées. Puis, il y a retour de la libido (Réinvestissement des objets) sur les mêmes personnes.
Mais quelle est l’influence de la réalité dans la construction de ce délire ?
En examinant les relations entre le sujet et la réalité, S. Freud (1911) 247 note deux principes du cours des événements psychiques : le processus primaire et le processus secondaire. Le début de la vie est dominé par les processus primaires caractéristiques du principe de plaisir. L’absence de persistance de satisfaction fait apparaître un autre principe : la représentation ne se lie plus au plaisir mais tient compte de la réalité. Au Moi-plaisir, s’ajoute un Moi-réalité. S. Freud (1911) parle de transformation de Moi-plaisir en Moi-réalité, et de l’autoérotisme en amour d’objet. Dans la période psychotique, le sujet régressera à l’autoérotisme, se trouvera dominé par le principe de plaisir et les processus primaires. Ce sont ceux-ci qui vont envahir le discours du sujet, notamment le délire. Mais comment apparaît celui-ci ?
S. Freud (1915) 248 montre comment la formation du fantasme de désir, sa régression vers l’hallucination sont des éléments essentiels de l’élaboration du rêve. Mais pour l’auteur, le mécanisme de régression ne suffit pas à lui seul pour expliquer le phénomène de l’hallucination, car une régression, même intense, n’aboutit pas nécessairement à une hallucination, avec un sentiment de réalité. Pour cela, S. Freud (1915) différencie la perception et la représentation mnésiques. Autrement dit, la différence entre « intérieur » et « extérieur » s’efface dans la psychose. Dans l’hallucination, la réalité est supprimée.
« L’hallucination consiste en un investissement du système Cs/P, investissement qui ne se produit pas, comme il serait normal, de l’extérieur, mais de l’intérieur, et elle a pour condition nécessaire que la régression aille jusqu’à atteindre ce système lui-même et puisse ainsi se placer au-delà de l’épreuve de réalité » 249 .
« Le Moi rompt la relation à la réalité, il retire au système des perceptions et au système Cs l’investissement, ou peut-être, pour mieux dire, un investissement dont la nature particulière pourra faire l’objet d’une recherche supplémentaire. Le Moi se détournant ainsi de la réalité, l’épreuve de réalité est mise à l’écart, les fantasmes de désir- non refoulés et conscients- peuvent pénétrer dans le sujet et sont, de là, reconnus comme meilleure réalité » 250 .
A cet effet, convient-il de noter qu’il existe un déni de la réalité. Et on peut noter deux temps dans ce processus. D’une part, le Moi rompt avec la réalité. D’autre part, il y a reconstruction d’une réalité sur la base des désirs du sujet, du Ça et de la réalité extérieure. Ces désirs s’inscrivent dans un monde fantasmatique dans lequel sont puisés les modèles pour la construction de la nouvelle réalité pour remplacer la réalité extérieure. Mais il n’y a pas de remplacement de la réalité en tant que tel, étant donné que, comme le jeu de l’enfant, cette nouvelle réalité s’étaye sur la réalité extérieure qui lui prête un sens secret dit symbolique. Il y a alors substitut de la réalité extérieure par une autre sur la base des associations (S. Freud, 1924) 251 .
Dans la psychose, un fragment de la réalité est reconstruit par une modification de celui-ci. « La refonte de la réalité dans la psychose porte sur les sédiments psychiques des précédentes relations à cette réalité, c’est-à-dire sur les traces mnésiques, les représentations et les jugements que jusqu’alors on avait obtenus d’elle et par lesquels elle était représentée dans la vie psychique. Mais cette relation n’était pas une relation close, elle était continuellement enrichie et modifiée par de nouvelles perceptions » 252 .
Mais ce délire contient une vérité historique en rapport avec soit la réalité déniée du présent, soit une réalité déniée dans l’enfance. En effet, les représentations culturelles, notamment les croyances à la sorcellerie font partie des fantasmes non refoulés et conscients. Ce sont ces fantasmes qui se mêlent et participent à la reconstruction de la réalité, la « meilleure réalité », à savoir le délire du sujet.
Ainsi, on peut noter que ce qui se répète, se lie et se symbolise dans la clinique du délire, c’est la façon dont le sujet a été ou non pris par son entourage. Autrement dit, c’est la qualité des relations avec ses objets d’attachement qui est en jeu et que le sujet essaie d’exprimer. Et la répétition serait une tentative de recommencement de ces expériences primitives. Mais à quel niveau s’inscrit l’influence de la culture dans cette répétition ?
R. Roussillon (1995) note trois axes d’inscription du sujet dans la chaîne signifiante. D’abord, il y a l’axe historique, permettant une première inscription symbolisante de l’expérience psychique ; ensuite, il y a l’axe d’une représentation au sein du jeu pulsionnel où l’expérience psychique représente la pulsion qu’elle produit ; et enfin, l’axe historique qui permet de transformer par le sujet la naturalité d’un événement en histoire singulière. Il me semble que les représentations culturelles feraient leur apparition au niveau de l’axe historique. En effet, le sujet se sert des éléments que lui donne la culture, la société, tout en les transformant selon sa propre subjectivité.
En partageant l’imaginaire sur les croyances à la sorcellerie, le sujet pourra puiser et alimenter ses propres fantasmes et désirs personnels. Ce qui soulève la question de l’influence de la culture sur les fantasmes du sujet. En effet, pour N. Nicolaïdis (1991) 253 , le facteur culturel joue un rôle dans le ressourcement des fantasmes, dans la « couleur » de la texture et dans l’intensité des fantasmes. Pour l’auteur, les parents transmettent à l’enfant un « un roman culturel » qui est enrichi par les « fantasmes historico-mythologiques ». C’est ainsi que se transmet l’imaginaire culturel à l’enfant. Transmission qui influence, modifie l’intensité et la qualité fantasmatique, tout en contribuant à sa construction organisatrice de l’imaginaire.
Selon R. Kaës (1976) 254 , de la même façon que le sujet, le groupe a un imaginaire. Celui-ci regroupe toutes les croyances qui y circulent. Il s’agit de l’imaginaire groupal. Dans mon cadre, je parlerai de l’imaginaire culturel car il s’agit des groupes culturels plus larges comprenant toute la symbolique avec ses symboles, ses significations, ses croyances, ses mythes, contes, rites, etc. De ce fait, cet ensemble de représentations permet d’organiser l’imaginaire d’un ensemble d’individus vivant dans la même culture.
Ainsi, la culture fait irruption au niveau des fantasmes personnels du sujet. Il s’agit pour le sujet d’un effort d’inscription dans un environnement familial et culturel. Et cette inscription est manifeste au niveau des délires rencontrés dans les discours des sujets.
Sigmund Freud (1917), Introduction à la psychanalyse. Paris, Payot et Rivages, 2001, 568 p.
Sigmund Freud (1911), Le président Schreber. Paris, PUF, 1995, 84 p.
Sigmund Freud (1911), « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques. Résultats, idées et problèmes. Paris, PUF, 1984, 2ème édition, pp. 135-143.
Sigmund Freud (1915), Complément métapsychologique à la théorie du rêve. Métapsychologie. Paris, Gallimard, 1968, pp. 123-143.
Sigmund Freud, idem, p. 139.
Sigmund Freud, idem, p. 141.
Sigmund Freud (1924), « La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose. Névrose , psychose et perversion. Paris, PUF, pp. 299-303.
Sigmund Freud, idem, p. 301.
Nicos Nicolaïdis, Fantasmes originaires et fantasmes historico-mythologiques. Revue Française de Psychanalyse, Paris, PUF, 5/1991, pp. 1185-1189.
René Kaës, L’appareil psychique groupal. Paris, Bordas, 1976, 273 p.