Dans cette partie, on propose une compréhension du processus représentationnel reposant sur la base des croyances. Cette compréhension s’inscrit dans sa grande partie sur un modèle analytique de la symbolisation développé par certains auteurs comme R. Roussillon (1995, 1999, 2000). Celui-ci s’est intéressé à l’analyse du processus de représentation. Sur cette base, on tentera d’analyser ces processus, en tenant compte de l’influence des représentations culturelles qui participent à cette symbolisation. Par ailleurs, les travaux de R. Kaës (1980) sur l’idéologie permettront de comprendre ce processus représentationnel.
L’approche psychodynamique repose l’existence de la dimension inconsciente chez le sujet. Selon J. Laplanche et J-B. Pontalis (1967), la notion d’inconscient peut s’entendre selon deux acceptions : topique et dynamique. D’un point de vue dynamique, les phénomènes psychiques sont le résultat du conflit entre les forces d’origine pulsionnelle. D’une part, l’inconscient représente un système de forces affectives refoulées ne se manifestant cliniquement que par une distorsion symbolique de leur sens. Et d’autre part, l’inconscient est constitué par des forces instinctives (ça) ou répressives (Surmoi). Il s’agit alors du conflit psychique.
Le conflit entre le Moi et la réalité peut déterminer un ensemble de pathologies ou peut se traduire par un ensemble de formations psychiques, parmi lesquelles les délires et les hallucinations rencontrés dans les discours des patients qui ont été vus dans le cadre de cette recherche. Pour cela, la pathologie ou le symptôme a un sens. Dans ce sens, l’homme « normal » ou « malade » est régi dans son fonctionnement par l’inconscient. Cependant, le risque de cette approche est de tenir compte de l’influence quasi-exclusive de l’inconscient, sans se soucier de la forme structurale d’un comportement. Comment cette notion d’inconscient peut intervenir dans la compréhension de la représentation ou de la symbolisation ?
De par son aspect dynamique, on peut alors comprendre comment l’inconscient sous-tend et participe aux processus représentationnels ou de symbolisation. En effet, ceux-ci possèdent un ensemble de caractéristiques. De nombreux travaux, notamment ceux de A. Gibeault (1989), R. Pelsser (1989) ou R. Roussillon (1995, 1999, 2000) se sont intéressés à ces caractéristiques. De ce fait, il convient de noter que les processus de symbolisation se caractérisent par des axes, des formes et des niveaux de symbolisation.
Au niveau des axes, il en existe trois principaux ayant des rapports avec cette recherche.
D’abord, la symbolisation se caractérise par la liaison. Dans ce sens, on a pu noter que la maladie mentale est associée aux croyances à la sorcellerie ou au péché. Il s’agit d’un lien entre deux objets, deux représentations. D’un point de vue analytique, c’est la relation entre deux pulsions ou une pulsion et un objet. Dans cette perspective, il s’agit d’une relation entre un éprouvé et une représentation. On parle alors de processus de liaison.
Ensuite, la symbolisation fait appel à un processus de transformation. En effet, dans la symbolisation, se pose la question de la transformation des éprouvés, du vécu du sujet en représentations comme le note W. Bion (1959) 255 dans le cadre de la relation entre l’enfant et sa mère. Le sujet utilise les représentations culturelles, les élabore subjectivement et les transforme en représentations psychiques.
Et enfin, la symbolisation fait appel à un sens. Ici, le terme de sens est à entendre dans les deux sens de trajectoire et de signification. Et en tant que signification, par la symbolisation, le sujet accède à la signification qui dépend de sa subjectivité. Autrement dit, une signification donnée à un objet va dépendre de la subjectivité du sujet. Par exemple, l’utilisation par le sujet d’une représentation particulière existant dans la société va dépendre de sa problématique. La sorcellerie, l’envoûtement, la possession par les esprits, etc. sont des représentations qui reposent sur des problématiques précises.
Pour ce qui est des formes, il s’agit de comprendre la façon dont un sujet symbolise. A partir de là, on peut noter plusieurs modes de symbolisation, notamment la parole et l’agir. La parole est le moyen d’expression le plus utilisé. Il s’agit de la verbalisation. S. Freud (1915) parle de représentation de mots ou par les mots. Selon la base des données clinques, la méthodologie projective, les entretiens ont permis de recueillir un ensemble de représentations. Dans ce sens, on peut noter soit une difficulté de symbolisation par la parole, notamment chez les sujets inhibés ; soit une surenchère, une symbolisation accrue par la parole. Cette expressivité peut s’accompagner d’un autre mode d’expression qui est l’agir. Ce mode d’expression est manifeste selon que le sujet soit inhibé ou pas. Ainsi, ce qui permet de noter deux pôles, deux moments tensionnels : soit l’inhibition, soit la profusion. L’expression et l’agir participent tous deux au processus de symbolisation.
En ce qui concerne les niveaux de symbolisation, R. Roussillon (1995) en distingue deux : la symbolisation primaire et la symbolisation secondaire.
Dans le premier niveau, il se créerait des représentations. C’est la symbolisation primaire. Pour l’auteur, la symbolisation primaire suppose un travail psychique de subjectivation de l’expérience brute. Dans celle-ci, se trouveraient enregistrées des traces mnésiques qui sont de nature essentiellement perceptives. Sur cette base, se créeraient les représentations de choses. Il s’agit des « logiques perceptives » qui seraient saisies dans une logique infantile, lieu de la symbolisation primaire, « …le processus par lequel les traces perceptives sont transformées en représentations de choses, c’est-à-dire le premier travail de métabolisation de l’expérience et de la pulsion » 256 .
Ainsi, convient-il de noter qu’il existe d’un côté les traces mnésiques et perceptives et de l’autre la représentation des choses qui en résulte. C’est le passage de l’un à l’autre qui constitue le travail de symbolisation primaire. Cette forme de symbolisation se retrouve en particulier dans le travail du rêve et se caractérise par la prédominance du principe plaisir/déplaisir. A ce niveau, on peut noter des délires, des hallucinations exprimés par les sujets qui s’inscrivent dans cette symbolisation primaire. Seulement, il s’agirait d’un défaut de symbolisation primaire qui serait à l’origine de ces états psychotiques. Dans ce sens, « ce qui caractérise l’hallucination psychotique est précisément qu’elle est constituée d’un retour perceptif d’expériences non représentées mais conservées à l’état « perceptif » premier » 257 .
Ainsi, le rêve, l’hallucination psychotique peuvent-ils être considérées comme des « modalités » de symbolisation primaire. Dans ce sens, on peut se dire que les croyances à la sorcellerie qui apparaissent dans les délires et hallucinations des sujets sont des retours perceptifs d’expériences non représentées mais qui ont été conservées à l’état perceptif. On peut parler de symbolisation primaire. A quelle forme de symbolisation appartient-elle ?
Dans Totem et tabou, S. Freud (1913) soulève la question de l’externalité, à travers l’animisme et les croyances. Pour l’auteur, « nos perceptions de processus affectifs et intellectuels sont, comme des perceptions sensuelles, projetées au-dehors et utilisées pour la formation du monde extérieur, au lieu de rester localisées dans le monde intérieur » 258 . A ce niveau, se pose la question de l’importance de l’inscription des traces mnésiques au niveau psychique. Cette inscription psychique va se matérialiser concrètement et prendre forme par la formation des représentations de choses chez le sujet qui seront projetées dans le monde extérieur. Dans ce cas, il convient de noter le rôle du « dedans » et du « dehors » dans ce travail de symbolisation. Cependant, qu’en est-il de la représentation d’un objet, d’un phénomène comme c’est le cas de la maladie mentale ? Comment l’expérience venant du dehors est réélaborée par le sujet pour être ensuite utilisée ?
Dans le second niveau de symbolisation, il y a des représentations qui se lient entre elles. C’est la symbolisation secondaire. Elle constitue un autre type de travail psychique. Ce niveau de symbolisation se caractérise par un travail de liaison entre les différentes représentations. S. Freud (1915) parle d’une liaison entre la représentation de chose et la représentation de mot. Le langage, à travers le mot, est un aspect signifiant de cette symbolisation secondaire. S. et C. Botella (1995) parle de « représentationnel » pour signifier la prédominance des liaisons entre représentations. L’utilisation d’un système de pensée pour comprendre un phénomène peut constituer cette forme de symbolisation.
Ainsi, symbolisation primaire et symbolisation secondaire constituent deux niveaux de symbolisation. Dans ce sens, R. Perron (1992) parle de « représentation » et « symbolisation ». Pour cet auteur, le terme « représentation » décrit le travail de liaisons au premier niveau, alors que celui de « symbolisation » prend en compte le travail de liaison qui, à un second niveau, tisse des relations entre représentations.
Au-delà des axes, des formes et des niveaux, on peut noter l’existence d’un moyen permettant cette symbolisation, à savoir l’absence et la culture. En définissant la représentation comme le fait de rendre présent, se pose la question de l’absence chez le sujet. En représentant la maladie mentale par les croyances à la sorcellerie, le sujet présentifie l’objet absent ou manquant. Dans ce cas, les croyances à la sorcellerie sont investies, appropriées par le sujet pour remplacer l’objet manquant chez le sujet. On peut parler de « présentification subjectivante » (R. Roussillon, 1999) 259 .
Toutefois, cette absence repose sur des éléments culturels, à savoir les croyances à la sorcellerie. Celles-ci donnent une teinte particulière à la symbolisation. Pour cela, on peut noter avec C. Clanet (1993, 15-16) 260 que la culture est :
« un ensemble de systèmes de significations propres à un groupe ou à un sous-groupe, ensemble de significations prépondérantes qui apparaissent comme valeurs et donnent naissance à des règles et à des normes que le groupe conserve et s’efforce de transmettre et par lesquelles il se particularise, se différencie des groupes voisins. Mais ensemble de significations que tout individu est amené à assimiler, à recréer pour lui, d’abord dans son enfance, puis, sans doute avec une moindre intensité, tout au long de sa vie. Ce sont les actualisations de ces interrelations entre les individus et les ensembles des significations détenues par la communauté ambiante qui constituent la culture dans son aspect dynamique ; la culture, c’est sans doute ce qui se fait et ce qui existe comme ayant du sens dans une communauté particulière ».
Cette définition montre que la culture est vécue non seulement de façon collective, mais aussi de façon individuelle. C’est dans cette individualité que la culture peut être vécue comme une symbolisation. Ce qui permet de mettre l’accent sur les processus de symbolisation impliqués dans la représentation chez les patients rencontrés. Ainsi, la symbolisation tient compte non seulement de la subjectivité mais aussi de la trame intersubjective (R. Kaës, 1985) 261 . Dans ce sens, l’absence et la culture sont au cœur du processus de symbolisation.
Après la mise en évidence de toutes les caractéristiques des processus de symbolisation, on peut émettre la proposition suivante : « le processus représentationnel est un processus de symbolisation, un processus qui repose sur l’expression des vécus et des éprouvés angoissants, voire originaires. Cette expression se sert des moyens que lui offre la culture.».
L’intérêt pour l’approche psychodynamique des représentations culturelles permet aussi de comprendre comment les différentes représentations culturelles utilisées par les sujets sont comme des formes de symbolisation.
Wilfred Bion (1959), Attaques contre les liens. Réflexion faite. Paris, P.U.F., 1983, p. 191.
René Roussillon (1995), Op. cit., p. 1479.
René Roussillon (1995), Op. cit., p. 1708.
Sigmund Freud (1913), Op. cit., p. 78.
René Roussillon, Agonie, clivage et symbolisation. Paris, PUF, 1999, 245 p.
Claude Clanet, L’interculturel. Introduction aux approches interculturelles en Education et en Sciences humaines. Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1993, 236 p.
René Kaës, Jean Perrot, Jacques Hochmann et Christien Guérin, Contes et divans : médiation du conte dans la vie psychique. Paris, Dunod, 2004, 3ème édition, 233 p.