Introduction

La thèse défendue dans ce travail est celle de la "pénitentiarisation" de l’enseignement en milieu carcéral, c’est à dire d’un glissement progressif, au fil des ans et au gré des circonstances – par exemple locales favorisant plus ou moins ce phénomène – du monde de l’enseignement en prison vers un horizon dont l’inféodation au système pénitentiaire, à l’administration pénitentiaire est la ligne. Ce faisant, ce monde de l’enseignement en prison s’écarte de sa mission ou, à tout le moins, les conditions d’exercice qui lui sont faites rendent de plus en plus périlleuse, dangereuse l’exécution de cette mission qui lui est pourtant explicitement assignée. Cette mission ne saurait en aucun cas se restreindre à des transmissions de connaissances, mais comme le préconise la circulaire d’orientation de 2002 signée par les ministères de l’éducation nationale et de la justice, doit, au titre de "sa finalité fondamentale" se fixer trois objectifs : "de soutien à la personne, de formation et de validation des acquis, d’ouverture aux différentes formes d’accès au savoir."

Au risque d’un sévère grand écart, je tâcherai de tenir réunis les deux pôles de ma démonstration. Un pôle local d’une part : les développements à propos de la maison d’arrêt de Nîmes, dont je ne méconnais pas la dimension paroxystique qu’ont pu y revêtir les événements dont je traite, à travers le double filtre de la narration et d’une tentative "d’objectivation de moi-même" prenant "pour objet ce que l’on a coutume d’appeler le "sujet", cet objet pour qui il y a des objets" 6 , ma trajectoire personnelle pouvant être interprétée comme une manifestation, un symptôme de cette "pénitentiarisation". Cette description et cette analyse tiennent bien évidemment à mes positions et dispositions qui ont contribué à les révéler, sans méconnaître que ces mêmes positions et dispositions ont engendré des flexions entre une représentation que je n’oserai appeler objective – telle que pourrait la concevoir un Martien, mais le pourrait-il ? – et la mienne mais que j’assume et revendique comme nécessaires à cette description et cette analyse. D’autre part, un pôle depuis lequel, à travers d’autres événements non strictement nîmois, par l’analyse de textes réglementaires et par quelques réflexions libres de tout ancrage géographique, se précisera cette "pénitentiarisation" entr’aperçue dans un premier temps.

Le substrat de ce travail est composite. Son principal élément est constitué par l'expérience accumulée pendant les douze années que j'ai passées comme enseignant à la maison d'arrêt de Nîmes (1990 – 2002), expérience personnelle, ou partagée avec de nombreux autres acteurs, pénitentiaires ou non. Il est enrichi par l'analyse et le commentaire de documents aux origines très diverses. Il y a bien sûr les ouvrages, s'intéressant ou non à la prison, qui apparaissent dans la bibliographie. Mais il y a aussi les écrits de "mes" élèves – gravés ou non dans le marbre de L'Ombre du zèbre, le journal que nous avons fabriqué ensemble pendant trois ans –, ceux de mes collègues enseignant en prison – les quinze mémoires rédigés dans le cadre de stages pour devenir directeur d'établissement spécialisé que je cite en fin de bibliographie – et enfin, d'autres comme par exemple, les circulaires et conventions officielles et les réactions qu'elles ont suscitées ou des courriers plus personnels qui m'étaient adressés en passant par des documents administratifs, qui, un jour ou l'autre, de façon fortuite ou forcée, me passèrent entre les mains. Ceux qui revêtent le plus d'importance, à mes yeux au moins, sont accolés au présent travail sous la forme d'annexes. 7

Ce travail se compose de six chapitres et d’une conclusion.

Le premier intitulé De la maison d’arrêt de Nîmes, essentiellement narratif, est un témoignage qui essaiera d’être distancié. Comme l’écrit Paul Ricœur : "Toute l’histoire de la souffrance crie vengeance et appelle récit". 8 Je tâcherai de me contenter du récit. 9 Nous sommes nombreux, très, trop, depuis quelques années déjà, à avoir souffert à la maison d’arrêt de Nîmes. Nous sommes quelques uns, moins nombreux, à ne pas l’avoir accepté. Ce témoignage est dédié à celles et ceux qui d’une façon ou d’une autre ont osé manifesté leur refus. Ils se reconnaîtront. Quant aux autres …

Le deuxième, De l’enseignement en prison, plus réflexif, s’intéresse bien sûr aussi à la maison d’arrêt de Nîmes mais plus du point de vue de l’enseignant que je suis et de ses activités pédagogiques et annexes, quotidiennes pour certaines, s’inscrivant dans une autre temporalité pour d’autres.

Le troisième chapitre D’un échec à l’autre et d’une utopie, pour l’instant est au cœur de mon propos. Malgré la partie 3.5. Quelques propositions de réforme, porteuse d’espérance en quelque sorte, dont les propositions plus ou moins amendées adviendront un jour, il pointe combien malgré tous les pieux conseils pour "bien faire" et toute fausse modestie mise à part malgré ma bonne volonté, il est en l’état actuel des choses, des mentalités, des politiques et des rapports de force, illusoire de prendre au pied de la lettre les injonctions, recommandations … issues de l’assertion célèbre et admise par tous, en paroles, selon laquelle l’incarcération ne saurait être autre chose que la seule privation de la liberté.

Le quatrième chapitre De l’éthique qui peut être considéré comme étant à la marge de mon propos général en est aussi au cœur. Car seules des convictions qui doivent se traduire, s’incarner dans des comportements anodins, triviaux, peuvent, par-delà le langage, que j’interroge aussi, témoigner d’une éthique sans laquelle, en prison comme ailleurs mais plus qu’ailleurs, quelque enseignement que ce soit est autant impensable qu’inopérant. De ce point de vue là, deux occurrences langagières C’est la moindre des choses et Je n’ai pas d’état d’âme m’ont paru particulièrement pertinentes.

Le cinquième Des textes réglementaires, de façon plus désincarnée, peut-être plus distanciée sinon objective, essaie de montrer comment de 1995 à 2002 (les conventions et les circulaires d’orientation) en passant par 2000 (la circulaire d’organisation) s’effectue de manière plus ou moins significative un mouvement d’autonomisation du monde de l’enseignement en milieu carcéral, par l’affranchissement, non totalement abouti cependant, des règles et procédures prévalant dans le monde de l’éducation nationale "ordinaire" dont, à juste titre les enseignants en prison et leurs "cadres", mais pour ceux-ci quand cela les arrange, continuent à se réclamer. Cette autonomisation pourrait ne pas être à regretter en soi – quoique – si elle ne s’accompagnait, dans le même mouvement, d’un passage sous la tutelle de l’administration pénitentiaire ou, ce qui n’est pas forcément mieux, sous la tutelle quasi exclusive de la partie "encadrante" de l’éducation nationale version pénitentiaire. Au fil de ces pages, j'espère montrer qu’elle est d’autant plus "carcéralisante" qu’elle est non légitime, parce que non formellement investie d’un pouvoir hiérarchique, si ce n’est par contiguïté, par proximité avec un monde, une institution, une administration à qui elle a emprunté ses travers et qu’avec l’enthousiasme et le zèle qui caractérisent les néophytes et les instances à la légitimité douteuse, elle exacerbe.

Le sixième chapitre Du désagrément : pour en quelque sorte "boucler la boucle" et revenir à mes aventures / mésaventures, ce chapitre présente et commente le "dossier de désagrément" envoyé par la direction régionale des services pénitentiaires de Toulouse, instruit, construit par le responsable de l’unité pédagogique régionale, un enseignant, un "collègue" donc, à l’inspection académique du Gard afin de "justifier" le refus que m’opposa l’administration pénitentiaire de reprendre "mon" poste d’enseignant à la maison d’arrêt de Nîmes après avoir exercé pendant presque une année les fonctions de conseiller pédagogique. Certes par le petit bout de la lorgnette – mais que je persiste à considérer comme le bon – se tapit dans ce dossier dont aucune des pièces qui le composent ne me fut jamais communiquée, une forme particulièrement achevée de manifestation du sentiment d’impunité dont j’affirme qu’il est à la fois l’une des causes et des conséquences de la "pénitentiarisation" de l’enseignement en milieu carcéral. En outre, ce chapitre inclut des réflexions d'ordre à la fois plus personnel voire intime et d'autres relevant d'un registre plus général, qui sont en quelque sorte une tentative de compréhension de ce que j'ai vécu mais aussi une forme de mise au jour de fonctionnements institutionnels dont l'extrême violence n'est pas le moindre défaut.

La conclusion, sur un registre plus sociétal interroge, par-delà la "pénitentiarisation" de l’enseignement en milieu carcéral, la "carcéralisation" de notre société ou à tout le moins la pénalisation de plus en plus fréquente d’illégalismes jusque là oubliés, ignorés, qui laisse augurer d’une augmentation continue de la population pénale, placée "sous main de justice" comme on dit en français châtié.

Notes
6.

P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, p 187.

7.

J'ai essayé de ne pas abuser des sigles ; sauf oubli de ma part, je les ai toujours déclinés d'abord sous leur "traduction" littérale avant de les réutiliser sous leur forme "jargonnante". Je me suis autorisé, de loin en loin, quand leur signification pouvait être éloignée, à la rappeler. Que ces répétitions me soient pardonnées ! Un glossaire, situé à la fin de ce travail, permettra, le cas échéant; de pallier les difficultés inhérentes à la présentation d'un monde particulier, celui de la prison, qui, comme les autres, a sécrété au fil du temps, des expressions sinon un langage qui lui sont propres.

Pour ce qui est des nombres, je me suis astreint à écrire en toutes lettres les "petits" nombres n'excédant pas quelques dizaines. Pour les autres, les plus grands, j'ai plutôt choisi de les écrire à l'aide des chiffres arabes, cette double règle souffrant probablement de nombreuses exceptions, le contexte pouvant à la rigueur en rendre compte.

8.

P. Ricœur, Temps et récit, tome 1, p 143.

9.

Nonobstant, une conception de la justice, dite reconstructive, analyse la vengeance non pas comme l’initiation d’une "guerre" éternelle, mais comme le rétablissement d’un échange entre égaux, d’un équilibre que l’agression a mis à mal. En quelque sorte, cette conception de la justice réévalue la vengeance – Paul Ricœur parle de justice vindicatoire – en la présentant comme symétrique, en négatif, du contre-don venant rétablir un équilibre momentanément rompu par un don préalable.