Je suis donc instituteur à la maison d’arrêt de Nîmes depuis 1990. Et depuis cette date, et probablement depuis plus longtemps encore, les enseignants et assimilés – formateurs, animateurs d’activités socio-éducatives … - travaillaient avec leurs apprenants dans des salles de classe, plus ou moins spacieuses, plus ou moins confortables, plus ou moins chauffées mais dont la porte était fermée mais ouverte, je veux dire fermée mais pas à clé, seulement tirée. Et cela dans les trois quartiers différents où nous exerçons, les quartiers des mineurs, des femmes et des hommes adultes. Ces portes donnent dans ces trois quartiers sur des couloirs fermés à leur extrémité par des murs ou des grilles mais laissent néanmoins la possibilité, par exemple, d’accéder à des toilettes dont les portes ouvrent aussi sur ces couloirs.
Au-delà de l’aspect symbolique, important sinon vital, il me semble qu’une activité par essence libre – se former, apprendre, se cultiver – ne peut se concevoir, même en prison en une salle close, fermée à double tour dans laquelle les élèves et l’enseignant sont en quelque sorte emprisonnés "au carré" : "Tout comme ils [les détenus] apprécient le fait de pouvoir ouvrir la porte d’entrée du lieu. Une vraie porte qu’ils peuvent ouvrir et fermer comme dans la vraie vie à l’extérieur ! Ce geste banal prend pour eux des allures de symbole." 12
Rentrant de vacances, début septembre 2000, les intervenants extérieurs, non strictement carcéraux, découvrirent une "Note à l’attention de la population pénale" affichée au rez-de-chaussée du quartier des adultes, au-dessus du bureau des surveillants chargés de veiller au bon déroulement des allées et venues des détenus venant participer aux activités collectives dont l’enseignement, regagnant la cour de promenade … allées et venues qu’en jargon carcéral on nomme les mouvements. Je la cite in extenso : "A compter de ce jour 1 août 2000, les portes des salles d’activité du rez-de-chaussée du quartier adultes hommes seront fermées durant celles-ci, elles seront ouvertes par l’agent en poste 13 uniquement au moment de la pose et si un besoin médical se manifeste. En dehors de cela elles devront être fermées. Nîmes le 1 août 2000, Le Directeur"
Lors du premier rapport hebdomadaire auquel je participe régulièrement depuis février 2000, il m’est "expliqué" que vu les évènements de l’été, deux évasions depuis le stade et une autre, un peu plus ancienne depuis le quartier des isolés, la sécurité, la sacro-sainte sécurité, allait être renforcée. Donc les portes des classes seront fermées à clé de l’extérieur et le directeur ne reviendra pas sur cette décision. Je proteste mais quand une décision est dictée par l’impératif de sécurité, on obtempère. Bref, deux détenus se sont évadés depuis le stade, un autre depuis le quartier des isolés et donc on ferme les portes des salles de classe.
Quelques jours plus tard, lors d’une autre réunion à laquelle je ne participais pas, mais où siégeait l’autre instituteur à temps complet, - nous pratiquions, à mon initiative le partage, l’un remplaçant l’autre quand le premier était absent - le sujet est de nouveau abordé. Mon collègue écrivit dans le cahier où nous notions ce qui se disait, pour s’en souvenir, en garder une trace, pour que l’autre soit au courant : "M. le directeur ne reviendra pas sur cette décision." Ce genre de narration quasi administrative, désincarnée, ne rend bien évidemment pas compte du ton avec lequel ce genre de phrase est prononcée.
En tant que responsable local de l’enseignement, j’informe par téléphone mes collègues qui effectuent quelques heures par semaine à la maison d’arrêt et qui n’ont pas encore repris leurs cours, de la nouvelle "règle du jeu" tout en m’enquérant, comme en chaque début d’année scolaire, de leur disponibilité pour mettre en place le calendrier hebdomadaire des cours dispensés par le service scolaire.
Par ailleurs, d’autres intervenants, présents au mois d’août et qui donc ont déjà commencé à travailler dans ces conditions me font part de leur surprise, de leur incompréhension, de leur refus.
Dans le landerneau nîmois des enseignants et assimilés travaillant à la prison, ces portes fermées font discuter. Nous discutons donc et nous convenons que je vais rédiger une lettre que nous ferons parvenir au directeur à ce propos. Mais si nous sommes deux à temps complet à nous voir tous les jours, il y en a une dizaine d’autres qui ne sont là que de façon plus diffuse, deux ou trois fois par semaine pour certains, une seule fois pour beaucoup d’autres. Par ailleurs certaines activités, en ce mois de septembre 2000 n’ont pas encore débuté.
Bref, les choses durent un peu. Qui plus est, la première rédaction, soumise à toutes et tous doit être amendée. Je rédige une deuxième version tenant compte des remarques qui ont été formulées et propose courant novembre 2000 cette version améliorée à la signature des différents intervenants. Ce que feront onze des douze personnes présentes à ce moment-là. Je sollicite une entrevue auprès du directeur de la maison d’arrêt, qui me l’accorde, et le mercredi 6 décembre 2000, vers onze heures, je lui remets le texte ci après paraphé de onze signatures.
" Une salle de classe, d’activités n’est pas une cellule
Une "note à l’attention de la population pénale" en date du 1 août 2000 a édicté la règle selon laquelle "les portes des salles d’activité du rez-de-chaussée du quartier adultes seront fermées durant celles-ci, elles seront ouvertes par l’agent en poste uniquement au moment de la pose (sic) ou si un besoin médical se manifeste."
Nous, intervenants, enseignants n’avons pas été dûment prévenus. Sommes-nous à ce point quantité négligeable ou devons-nous considérer que nous faisons partie de la population pénale ?
Nous affirmons que le fait d’apprendre, de se former, de se cultiver, ce pour quoi nous travaillons en prison, activité par essence libre, ne se peut en un lieu fermé.
D’autre part, il nous paraît pour le moins surprenant d’enfermer les travailleurs libres que nous restons, même en prison.
En ce qui concerne la sécurité, la nôtre, nous sommes très inquiets quant aux risques encourus en un lieu clos, en cas d’incendie par exemple. Quant à l’hygiène de tels lieux…
Par ailleurs nous ne sommes pas vraiment des spécialistes du risque médical ni de sa manifestation.
En conséquence, nous demandons que cette mesure soit rapportée."
Fin de la lettre collective
La réaction du directeur est violente. Il me "jette" de son bureau – il n’y a pas d’autre mot. Le lendemain, jeudi 7 décembre 2000, je devais, sur mon temps libre, de 14 à 15 H, présenter, comme je l’avais déjà fait, le service scolaire, l’enseignement auprès des élèves surveillants en stage à la maison d’arrêt de Nîmes. Cette séance, prévue depuis quelque temps déjà avec le responsable local de la formation des surveillants, le gradé formateur, est annulée à 11H 15 au motif qu’ "on" a besoin des élèves surveillants au parloir. Peu avant 11H, le gradé formateur et moi-même avions réglé les derniers détails, celui-ci me disant même que le directeur, à qui il avait parlé de cette séance d’informations lui avait dit que c’était une bonne idée. Je ne rencontrai donc pas les élèves surveillants ce jour-là.
Le lendemain, vendredi 8 décembre 2000, à l’issue de la commission des listes (instance préparant les listes des détenus inscrits aux diverses activités de la semaine suivante), vers 12H 30, le directeur adjoint me convoque dans son bureau pour me signifier qu’il m’est interdit d’accéder aux différentes salles de classe, de rencontrer "mes" élèves pour un mois et que cette décision prend effet instantanément. Je suis néanmoins autorisé à entrer dans la prison et dois me cantonner dans les locaux administratifs, où se trouve, mais à l’écart, le bureau du service scolaire arraché de haute lutte quelques années auparavant. J’en sors tellement sonné que je n’ai même pas la présence d’esprit de demander la notification d’une telle "interdiction professionnelle" par écrit. Ayant repris mes esprits, je rencontre à nouveau le directeur adjoint vers 15 H ce même jour pour lui demander un écrit, ce qu’il me dit qu’il va faire.
Le lundi suivant, le 11 décembre 2000, à l’issue du rapport auquel j’assiste depuis début 2000, et à l’assistance particulièrement nombreuse ce jour-là, je prends la parole pour rappeler les faits du vendredi précédent. Au cours de ce rapport il a été question de choses ordinaires, habituelles dans ce type de réunions, les propos échangés ont été aimables, peut-être enjoués. Quand j’interviens, rompant le doux consensus qui a régné jusque là, je n’ai qu’une peur : celle de m’entendre dire que j’ai rêvé, que je suis un mythomane, que je n’ai jamais été interdit d’aller en classe, que tout n’est que production de mon esprit malade et qu’il serait temps que j’aille me reposer, voire qu’il est temps pour moi d’aller exercer mes talents, s’il m’en reste, ailleurs. Le directeur confirme mon interdiction. Je réitère ma demande d’une notification écrite, ce qu’il me dit qu’il va faire.
Mardi 12, mercredi 13, jeudi 14 décembre 2000 : je vaque dans le bureau du service scolaire, pendant que certains signataires de la lettre collective – ce n’est pas une pétition qu’il était possible de signer sur les marchés de Nîmes – se font, au gré de l’humeur directoriale et de leur attitude, plus ou moins vertement tancer, gronder, menacer …
J’ai pendant ces trois jours alerté mon supérieur hiérarchique de ma nouvelle position ainsi que le responsable de l’unité pédagogique régionale de Toulouse par des courriers que j’ai envoyés par l’intermédiaire du directeur de la maison d’arrêt.
Le jeudi 14 décembre, je n’ai toujours pas en ma possession la lettre me signifiant mon "interdiction professionnelle", cela fait cinq jours ouvrables que je ne peux plus exercer ce pour quoi je suis payé, et décide d’adresser un courrier au directeur de la maison d’arrêt et d’en envoyer une copie, directement, à l’inspecteur de l’éducation nationale dont je relève et au responsable de l’unité pédagogique régionale de Toulouse. Dans ce courrier, je relate les faits, souligne que malgré l’absence d’écrit j’ai obtempéré, ne cherchant pas à me rendre dans les locaux de la détention proprement dite où se situent les salles de classe, mais que ce faisant, je romps le contrat qui me lie à l’éducation nationale quant à l’emploi du temps que je lui ai fait parvenir en début d’année et qui stipule que je suis censé être en classe et non dans un bureau.
Par ailleurs, j’ai obtenu un rendez-vous avec mon supérieur, l’inspecteur, pour le vendredi 15 décembre à 14H 30. Le vendredi 15 décembre au matin, l’un des deux intervenants qui n’avaient pas pu, parce qu’étant absent, signer cette lettre collective, me fait part de son intention d’y ajouter son paraphe. Ce formateur, désireux de faire connaître son adhésion au message contenu dans la lettre collective décide d’en porter au directeur une copie, augmentée de sa signature et de celle du dernier enseignant ne l’ayant pas encore fait.
Une deuxième lettre collective est donc remise ce matin-là, la même que précédemment, mais revêtue cette fois de treize des quatorze signatures possibles.
Voici le récit que ce formateur a pensé devoir communiquer aux responsables de l’association qui l’emploie : "… je suis signataire de cette lettre et mon intention était d’en informer M. le Directeur qui ne l’était pas encore, et de lui exposer les raisons de mon acte. [ ]
L’entretien s’est effectué en deux temps et a tourné à la catastrophe.
Le premier acte fut rapide et expéditif, la discussion n’a pas eu lieu et je me fais virer violemment et sur le champ du bureau comme de la maison d’arrêt, sans appel de retour.
Quelques minutes plus tard, à sa demande, je retourne dans son bureau pour le deuxième acte. Le ton est injonctif, impossible de discuter, les menaces se succèdent, les propos sont culpabilisants, la violence verbale exacerbée.
J’ai signé une lettre "contre" la direction, je dois donc être puni."
Les choses ne vont pas traîner. Je suis convoqué vers 13H par le directeur qui me "reçoit" en compagnie du directeur adjoint. Il me signifie que, ayant "fait signer" l’intervenant venu le matin même lui apporter une copie de la lettre collective augmentée de sa signature, il m’est interdit de venir à l’établissement pour un mois, y compris dans sa partie administrative où je suis consigné depuis une semaine. Je rappelle que je suis déjà interdit de classe, ce que j’ai respecté, et ce depuis une semaine tout juste et que je n’ai toujours pas la moindre trace écrite de cette interdiction et que je suis donc en faute professionnelle grave.
Il m’est à nouveau dit, pour la troisième fois, que je vais être destinataire de cet écrit – quand même – et que je pourrai entrer dans la prison pour le récupérer, soit le vendredi après-midi même, soit le lundi suivant, en fonction de la durée de l’entretien avec "mon" inspecteur prévue le jour même à 14H 30. Je sors de cet entretien quelque peu rasséréné, muni d’un ordre de mission m’invitant à aller exercer mes talents de pédagogue ailleurs qu’à la maison d’arrêt puisque je ne pouvais même plus y pénétrer.
Et de retour à la maison d’arrêt sur le coup de 16H, comme convenu en fin de matinée, je trouve dans ma boîte à lettres intérieure ce que j’appellerai par la suite mes lettres de licenciement. Il y en a deux, l’une datée de la veille (donc du 14-12-2000) me signifiant – enfin – que je ne peux plus me rendre en classe, l’autre, datée du jour même, me refusant l’entrée de l’établissement.
Je suis donc dans le bureau du service scolaire en train de rassembler quelques effets personnels, mon répertoire téléphonique, peut-être quelques travaux d’élèves que je n’ai pas encore corrigés … lorsque, par la porte entr’ouverte passe le directeur qui, sur un ton assez neutre cette fois, m’invite à le suivre dans son bureau.
Quand, le soir venu, je racontai ma journée autour de la table familiale, mon fils de 15 ans m’interrompit pour dire : "Cette fois, il allait t’exclure du Gard." Nous sommes deux, le directeur et moi. Pas de tierce personne. En substance, il me dit que si je signe "là", je peux à nouveau entrer en prison et même reprendre mes activités d’enseignement dès le lundi suivant soit le 18 décembre 2000. Toujours en substance, je lui fais remarquer que le traitement est sévère, la douche vraiment écossaise : interdit de classe depuis une semaine, interdit de prison depuis 13 H le jour même, en possession de mes deux lettres de licenciement que j’ai récupérées il y a moins d’une heure, nanti d’un ordre de mission de mon supérieur pour aller ailleurs dès le lundi en question, je me trouve invité à reprendre mon service en accusant réception de la lettre suivante :
‘"Monsieur,L’imprévu a ses charmes, mais tout de même.
Je suis encore plus abasourdi que lors du vendredi précédent quand j’appris que je ne pouvais plus aller en classe. Je signale l’existence de l’ordre de mission de mon supérieur hiérarchique qui m’envoie ailleurs, et qu’en conséquence, venir à la maison d’arrêt me fait commettre une faute professionnelle. " -Téléphonez lui, c’est d’accord." me dit alors le directeur. Ce que je fis. Il y avait effectivement accord.
Etant enseignant, payé pour enseigner, aimant enseigner, je ne pouvais que donner mon accord à un texte me permettant à nouveau de le faire. Je n’hésitai pas longtemps et accusai réception de la lettre m’autorisant à nouveau à travailler. Mais cherchant néanmoins à comprendre, c’est bien le moins, je me permis de demander la raison de cette révolution copernicienne tout autant soudaine que surprenante. "C’est Noël" me fut-il répondu. Et effectivement, nous étions le 15 décembre, et Noël qui tombait cette année-là le 25 décembre n’était pas loin.
Je ne connais toujours pas les raisons d’un tel revirement, et ne les connaîtrai probablement jamais. Ne pouvant comprendre, car manquant d’informations, j’ai essayé d’élaborer quelques hypothèses qui, si elles peuvent revêtir un caractère explicatif, ne relèvent pas moins de la pure spéculation. Est-ce ma détermination, j’étais prêt à alerter le monde entier, lors de l’entretien avec l’inspecteur ? Est-ce la lettre, collective elle aussi, que certains de mes collègues réunis à la hâte le jeudi 14 au soir m’avaient remise signifiant leur éventuelle intention de cesser le travail au cas où … ? Est-ce une conjonction astrale particulièrement favorable … ? J’en conjecture encore.
Mais l’histoire n’est pas tout à fait finie. A des fins de conciliation, une fois de plus, ce à quoi j’étais bien évidemment prêt, avait été organisée une rencontre réunissant le lundi 18 décembre 2000, dans l’après-midi le directeur de la maison d’arrêt, l’inspecteur de l’éducation nationale et le responsable de l’unité pédagogique régionale, réunion à laquelle je serais invité à me joindre, le moment venu. Mais nous sommes le vendredi soir, la réunion est prévue le lundi après-midi, il y a donc un samedi et un dimanche entre les deux. Je profite de ces deux jours pour lire un peu, en particulier mes deux lettres de licenciement.
Au-delà d’une narration particulière des évènements renvoyant à une vérité particulière, à chacun la sienne, bien évidemment légèrement différente de la mienne, tout aussi particulière, mais c’est de vérités particulières que, par le dialogue, quand il est possible, on peut arriver sinon à LA vérité mais au moins à une vérité partagée, j’apprends que je suis un "manipulateur" - les douze autres signataires sont tous des enfants de chœur tombés de la dernière pluie – plus d’autres qualités toutes plus agréables à lire les unes que les autres – mais surtout que "ce n’est pas la première fois que je [suis] averti (avec courrier à la Direction Régionale des Services Pénitentiaires)". Là, les bras m’en tombèrent.
Je passai le week-end à tergiverser quant à la position que j’adopterais lors de la réunion du lundi si le "moment venu" advenait. Pour faire court, j’hésitais entre une position franchement offensive, que je préparais longuement, écrivant un texte de trois pages reprenant point par point ce qui venait de se passer, et une posture beaucoup plus conciliante, jouant l’apaisement, adoptant un profil très bas. Je consultai, soumis mon discours à deux collègues et me rangeant à leur avis, décidai de jouer la conciliation. A posteriori, je pense que je commis là une erreur majeure.
La réunion se tint donc le lundi comme convenu entre "chefs", puis un peu plus tard, je fus convié à m’y joindre. Les responsables administratifs ont des responsabilités administratives, les soutiers de mon genre n’en ont pas ou en ont d’autres. Et comme j’avais décidé de ne pas jouer à Lagardère, nous échangeâmes deux ou trois amabilités sur le registre de la communication qui ne passait pas, sur la nécessité de travailler de concert, bref nous enfonçâmes quelques portes ouvertes mais je parvins cependant à réclamer que la lettre adressée à la direction régionale et par laquelle j’avais déjà été averti me soit remise. Il faut préciser ici que cet avertissement qui était censé m’avoir été adressé, dont il semblait entendu que je n’en avais pas tenu compte, je ne l’avais jamais reçu. Au risque d’être lourd, il est notoirement délicat de prendre acte d’avertissements dont on n’a pas eu connaissance, et dont "par chance" on a découvert l’existence de façon fortuite.
Le directeur de la maison d’arrêt acquiesça et me fit savoir que bien sûr il me communiquerait ce courrier. La réunion terminée, nous nous retrouvâmes, le responsable de l’unité pédagogique régionale, l’inspecteur et moi-même devant la grande porte de la prison. J’étais fatigué, je venais de vivre une semaine pour le moins éprouvante, mais j’étais satisfait de la façon dont mes aventures se terminaient, au moins momentanément. Je leur fis néanmoins part de mes doutes quant au choix de la posture conciliante. Ils essayèrent de me convaincre que j’avais tort. La suite [me] prouva que non..
Ne l’ayant toujours pas, je demandai à nouveau cette fameuse lettre le 22 février 2001, puis le 25 mai 2001, le 13 juillet 2001 pour ne l’obtenir que le 18 septembre 2001. Entre temps, début septembre 2001, j’avais été démis de mes fonctions de responsable local de l'enseignement. Y a-t-il un lien de cause à effet ? Je n’en suis pas sûr, mais …, à tout le moins je parierais volontiers qu’il y corrélation.
Pour en terminer avec cette histoire des portes fermées, je veux simplement raconter une anecdote qui advint quelques mois plus tard. Nous étions une dizaine en classe comme souvent, un mardi matin. Vers 9 H, je remarque que l’un de "mes" élèves n’a pas l’air de bien aller. Je m’approche, lui demande à voix basse si quelque chose le tracasse, s’il a un problème d’ordre pédagogique … Il ne va pas très bien, mais la pédagogie n’y est pour rien, il a très envie d’aller aux toilettes. Je lui explique, ce qu’il sait déjà, il n’est pas vraiment un nouvel élève, que la porte de la classe ne sera ouverte que vers 9 H 30, 9 H 45, qu’il faut donc qu’il attende. Dix minutes plus tard, il se lève et se met à se contorsionner comme le font les enfants quand ils ont mal au ventre. Il se dirige vers la porte, qui n’en peut mais, et je crois comprendre que cet homme souffre beaucoup, qu’il est à deux doigts de "se faire dessus". Il y a déjà un moment que je me suis mis à tambouriner contre la porte, que j’appelle en vain le surveillant en charge de l’ouverture et de la fermeture des portes. Refusant que "mon" élève s’humilie devant la classe entière, et probablement plus gravement, à ses propres yeux, je prends la décision d’actionner mon bip. Nous sommes dotés, depuis quelques années d’un instrument que nous sommes censés avoir toujours sur nous, et qu’en cas de difficulté, nous devons manœuvrer pour alerter les surveillants de la dangereuse situation dans laquelle nous nous trouvons. Mais ces bips ne doivent être actionnés qu’en cas de danger nous concernant, très directement. Le bip ayant retenti, les surveillants disponibles accourent, et penaud, je leur explique la raison de mon appel. "Mon" élève s’est rué aux toilettes, puis la matinée reprend son cours comme si de rien n’était. A la fin de la demi-journée, je suis invité à aller m’expliquer quant à cette manipulation non conforme de mon bip. J’expose les raisons qui m’ont conduit à faire ce choix, au refus de prendre le risque de contraindre un de "mes" élèves de se souiller. Il va de soi que mes explications n’eurent pas l’heur de convaincre, et que j’avais eu ô combien tort de procéder ainsi, qu’à la prochaine occasion, personne ne se déplacerait si j’étais vraiment en danger … Une sévère épidémie de gastro-entérite sévissait à Nîmes à cette époque !
Au titre d’un point intermédiaire, comme on fait le point, on pourrait convenir que les enseignants de la maison d’arrêt de Nîmes en général, mais pas tous, et moi en particulier, sont des empêcheurs de diriger en rond, des manipulateurs ou des manipulés, au choix, et pour personnifier un peu plus la question, qu’étant ce que je suis et entendant travailler comme je l’entends, et le directeur étant ce qu’il est, la situation s’est cristallisée, à un tel point que la cohabitation est devenue impossible. Et dans ce genre de situation enkystée, il est rare que le lampiste n’en fasse pas les frais.
Quant au fond, au sens, si l’on peut dire, de cette affaire des portes fermées, il me faut revenir sur une partie du contenu de mes "lettres de licenciement". Il y est mentionné, au titre des raisons ayant présidé à cette mesure que "le code de procédure pénale exige (art 450) notamment en matière d’enseignement la prise en compte des contrôles liés à la discipline et à la sécurité." Certes ! Je fonds sur Internet, et me procure le fameux article 450, D. 450 pour être rigoureux. Je le cite : "Les détenus doivent acquérir ou développer les connaissances qui leur seront nécessaires après leur libération en vue d’une meilleure adaptation sociale. Toute facilités compatibles avec les exigences de la discipline et de la sécurité doivent être données à cet effet aux détenus aptes à profiter d’un enseignement scolaire et professionnel et, en particulier, aux plus jeunes "et aux moins instruits". Ma foi, si de cette lecture, il peut en être déduit que les portes devront être fermées … Mais je m’égare ! En prison, une fois l’argument sécuritaire invoqué, tout, absolument tout peut s’expliquer, manière de dire, bien évidemment. Mais si un argument est opposable à tout, à tous, en toute circonstance, en tous lieux, à tout moment, alors il me semble qu’il faut convenir, en bonne logique, que cet argument, expliquant tout n’explique rien. Mon père, grand bricoleur devant l’éternel, me disait souvent à propos d’un outil prétendant servir à tout qu’il ne servait à rien. L’argument de la sécurité n’est, dans ce cas d’espèce, comme dans d’autres, qu’une justification a posteriori d’une mesure d’un arbitraire absolu. Ce qui ne signifie pas bien évidemment qu’il faut totalement refuser de prendre en compte la dimension sécuritaire d’un établissement carcéral.
Dans un autre courrier, il est affirmé que "Le régime des portes fermées en salles de cours ou d’activités est le régime normal en maison d’arrêt." Il faut s’arrêter un instant sur le mot "normal", qui renvoie à l’idée de norme, soit par l’édiction d’une règle, soit, d’un point de vue plus statistique, par le calcul d’une moyenne, d’une médiane …
On a vu ce qu’il en était du point de vue de la règle telle que codifiée par le code de procédure pénale. Qu’en est-il de son acception statistique ? Je n’ai pas les moyens de conduire une étude exhaustive sur les conditions de travail de l’ensemble des enseignants des quelques 190 prisons françaises. Mais j’ai participé, à titre de spectateur muet, au colloque officiel de décembre 2001 (voir le sous-chapitre 3.1. D’un colloque l’autre) et, à cette occasion, me suis livré auprès des collègues que j’y rencontrai, à une enquête à la scientificité tout à fait incertaine, l’échantillon interrogé lors de ces journées n’ayant aucune prétention à la représentativité. Cependant : sur les 48 prisons pour lesquelles mes collègues m’ont renseigné, ce qui fait quand même un bon quart de la totalité du parc pénitentiaire, 40 laissent les portes ouvertes, 6 les ferment (dans deux de ces cas l’enseignant a la clé), 2 enfin étant dans une position intermédiaire illustrée par un "ça dépend " des enseignants concernés. Il est vrai que mon "échantillon" comportait quelques établissements pour peine, laissant tous les portes des salles de classe ouvertes. Si je retire de cet échantillon les 10 prisons relevant de cette catégorie, il reste donc 38 maisons d’arrêt qui se répartissent comme suit : 30 pratiquent l’ouverture, 6 la fermeture (dont 2 avec clé), les deux dernières se trouvant dans la catégorie indéterminée du "ça dépend ".
On est quand même très loin de la justification statistique du : "Le régime des portes fermées en salles de classe ou d’activités est le régime normal en maison d’arrêt."
Si j’étais le seul à renâcler … Mais ce n’est pas exactement le cas.
F. Sammut, P. Lumbroso, C. Séranot, La prison une machine à tuer ? p 125.
C'est à dire un surveillant ayant en charge les allées et venues des groupes de détenus se rendant dans les différents lieux où se tiennent les activités.