1.5. Et la morale bordel !

Nul n'aime avoir tort, ni être pris en défaut, pas plus les individus que les organisations ou administrations, étant entendu que, sauf à désespérer de la responsabilité individuelle, une organisation, une administration s'incarnent en une personne, son principal responsable, son directeur, son président ou secrétaire général, c'est selon.

Et la maison d'arrêt de Nîmes n'est pas l'éducation nationale et son bon million de salariés. C'est une organisation d'une centaine de fonctionnaires "gérant" de 300 à 400 détenus, au nom du peuple français et dont la balance, symbole de la justice orne le fronton.

Au-delà des deux exclusions temporaires que j'ai racontées, celle de la psychologue et la mienne, exclusions rapportées aussi vite ou presque qu'elles avaient été prononcées, j'entends m'interroger sur les rôles et fonctions de l'administration centrale à travers ces deux micro-exemples dont j'ai parfaitement conscience qu'ils relèvent de l'infiniment petit. Mais derrière cet infiniment petit, il y a de l'humain, il devrait y avoir de la justice que ce soit avec un grand ou un petit j .

Je m'attacherai plus spécialement au cas de la psychologue. Elle a été réintégrée après trois semaines d'interdiction professionnelle sans que par ailleurs quiconque ne s'émeuve de l'interruption des soins que cela impliquait pour les patients qu'elle suivait, pour certains depuis longtemps. La stagiaire a effectué son stage et est maintenant diplômée de psychologie clinique.

Mais cette histoire a engendré une venue de l'inspection générale de l'administration pénitentiaire dont l'arrivée dans un établissement carcéral hors circonstances exceptionnelles, entendons évasion ou mutinerie, est rarissime. Etant informé de la venue de ces inspecteurs, j'avais demandé à être entendu. Je l'ai été et d'une façon tout à fait satisfaisante à mes yeux : connaissance du dossier, qualité de l'écoute, richesse des échanges, rien ne manquait. Rien ne manquait non plus à entendre les autres demandeurs d'inspection avec qui j'échangeai quelques propos une fois nos auditions terminées.

Trois ans plus tard, rien n'a changé. J'entends bien que les grandes organisations, au sens du nombre, sont des paquebots qui ne changent pas facilement de cap. Mais là n'est même pas la question.

Par contre, était, est toujours en question la justesse de nos positions.

Etait-il légitime de s'insurger contre le fait d'être exclu sans raison vraiment fondée ? La réintégration en atteste.

Etait-il légitime de chercher à ne pas se laisser imposer des conditions indignes de la France des droits de l'homme ? (un peu grandiloquent, mais bon !)

Etait-il légitime de ne pas accepter qu'un directeur se comporte comme un seigneur médiéval en son fief ?

A ces questions, nous n'avons toujours pas de réponse, sans préjuger du tout de la traduction concrète qu'elles pourraient produire. Dans un milieu professionnel où la parole, le verbe sont des outils majeurs; on considère généralement que c'est la fonction essentielle d'un procès ‑ il me, nous serait agréable que les instances démocratiquement en charge de cette partie des fonctions régaliennes de l'Etat se prononçassent. Et que la morale se dise : "N'est-il pas temps que la prison cesse d'être un lieu d'arbitraire où les événements de la vie quotidienne, et les règlements sont tributaires du bon vouloir des personnels et notamment de directeurs dont certains se comportent en véritables autocrates jouissant d'un pouvoir absolu ?" 15 De mon point de vue, il est grandement temps.

Cela étant, toutes les prisons ne sont pas les mêmes, tous les directeurs d'établissement ne sont pas identiques, évidemment. Mais ce qui est avéré à Nîmes, aussi caricatural cela soit-il, a été possible, est possible. Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument. Il me paraît éminemment impératif que soient renforcés, s'ils existent, inventés si nécessaire des garde-fous interdisant ce genre de dérive dictatoriale. Et les acteurs que j'ai essayé de mettre en scène sont des salariés, fonctionnaires, protégés par un statut, syndiqués pour certains, en quelque sorte pas totalement démunis. En prison, il y a beaucoup d'autres personnes qui ne bénéficient pas de ces "parapluies".

J’ai assez récemment rencontré un inspecteur honoraire de la protection judiciaire de la jeunesse (P.J.J.) 16 , administration relevant au même titre que l’administration pénitentiaire du ministère de la justice. Nous nous sommes mis à échanger et compte tenu de ses anciennes prérogatives professionnelles, je lui ai raconté la façon dont s'était déroulée l’inspection dont il est question ci-dessus et son aboutissement, à savoir … rien. Il m’a alors fait part des pratiques qui avaient cours à l'inspection des services de la protection judiciaire de la jeunesse avant qu’il ne parte en retraite, pratiques qu’il connaît bien puisqu'il a participé à leur mise en place et à leur mise en œuvre.

A partir de 1995, suite à l'arrivée d'une nouvelle directrice de la P.J.J., la méthodologie de l'inspection des services y a été sensiblement modifiée. Après visite de la structure, après l'audition des personnels concernés par la mission, les inspecteurs rédigent un "rapport préliminaire" qui est transmis à l'établissement pour une phase contradictoire. Ce document a la particularité d'être rédigé uniquement sur les pages de gauche, les pages de droite étant réservées aux observations et arguments que l'établissement et les personnels inspectés estiment devoir développer face aux observations et analyses des inspecteurs. L'ensemble constituera le rapport final, auquel se rajoutent les conclusions, qui font état de propositions dont la décision et la mise en œuvre appartiennent à la directrice, conclusions qui ne sauraient être définitivement établies lorsque le "rapport préliminaire" est transmis à l'établissement.

Je ne sais si un tel mode de fonctionnement est exemplaire, mais il a l’avantage d’être transparent et contradictoire. De plus il atteste, de la façon la plus institutionnelle qui soit, que la parole des "inspectés" a été enregistrée et peut-être entendue. Ce qui n’est pas rien. Nous n’avons pas eu le bonheur de pouvoir vérifier que nous avions été écoutés. Quant à être entendus …

Notes
15.

F. Sammut, P. Lumbroso, C. Séranot, op cit p 92.

16.

C’est de Pierre-Marie Chaze qu’il s’agit et que je remercie ici de ces renseignements.