1.6. L'Association pour la Formation Professionnelle des Adultes et les pastilles rouges

Depuis quelques années déjà, l'association pour la formation professionnelle des adultes (A.F.P.A.) a créé un département cours par correspondance nommé enseignement à distance (E.A.D). Depuis quelques années aussi, une convention a été signée entre l’administration pénitentiaire et l’A.F.P.A. afin que les détenu(e)s puissent bénéficier de ce dispositif. Il y a maintenant trois ou quatre ans que des prisonniers de la maison d’arrêt de Nîmes profitent de cet accord. Relevant du champ de la formation professionnelle, cet enseignement à distance est rémunéré à hauteur de 2 euros de l’heure, ce montant n’étant pas spécifique aux détenus mais relevant du droit commun.

Ainsi, au titre de l’AFPA et depuis de nombreuses années, sont organisés des stages de formation professionnelle (non qualifiants) à la maison d’arrêt de Nîmes dans des domaines qui, au fil des ans ont évolué : des stages de second œuvre du bâtiment, maintenant d’horticulture, d’entretien et d’hygiène des locaux. De cette manière, pour un stage d’une durée de 200 heures, le détenu qui y aura participé en totalité et qui en aura attesté par les émargements collectés, se verra rémunéré à hauteur de 200 fois 2 euros soit 400 euros, ce qui en détention n’est pas négligeable. Ces rémunérations n’étaient par ailleurs pas soumises aux retenues dues au titre des frais d’entretien, contrairement aux revenus du travail en atelier soumis eux à un prélèvement de 30 % (du brut) néanmoins plafonné à 45 euros environ par mois (anciennement 300 F). 17

Pour revenir à l’enseignement à distance, le calcul de la rémunération se fait autrement : à chaque "devoir" envoyé à la suite d’une séquence d’enseignement est alloué un nombre d’heures que l’A.F.P.A estime nécessaire à sa réalisation. C’est comme cela qu’un détenu qui aura envoyé au cours d’un mois trois devoirs "crédités" l’un de quatre heures, l’autre de cinq et le troisième de six sera rémunéré le mois suivant à hauteur de quinze heures (6 + 4 + 5) de formation.

Le système est plutôt bien pensé, les formations accessibles aux détenus ne sont pas d’une très grande diversité, mais le dispositif recèle des potentialités certaines.

Une invention assez récente de la maison d’arrêt de Nîmes a pour nom "pastille rouge". Les détenus ainsi "distingués", mais qui ne l’arborent pas pour autant à la boutonnière – ce n’est quand même pas l’étoile jaune ! – au nom de la sécurité et de la dangerosité potentielle que signe l’attribution de cette distinction, ne sont pas autorisés notamment à se rendre sur le stade ou à travailler dans l’atelier pénitentiaire. Ces détenus-là sont d’excellents "clients" pour les activités socio-éducatives en général, scolaires en particulier.

De cette façon, au cours de l’année 2001 – 2002, nombre des cours du service scolaire ont été très largement sur-occupés par de tels détenus, par ailleurs fort intéressants ; ils constituaient même parfois, pour ne pas dire souvent, le "noyau dur" de plusieurs des classes de la maison d’arrêt, bien que leur nombre au cours d’une même séance ait été limité à trois puis quatre et cela au nom de leur dangerosité supposée.

En effet, pour que des groupes classes à entrées et sorties permanentes 18 soient "viables", il me semble nécessaire d’arriver à constituer le noyau dur que je viens d’évoquer, noyau auquel vont s’agréger, avec plus ou moins de réussite, les nouveaux qui au fil des semaines, vont commencer à participer à telle ou telle activité.  

Mais quand le même noyau dur sur-occupe nombre de ces séances de classe, il devient difficile voire impossible aux nouveaux de "faire leur trou". Ces détenus estampillés "pastille rouge" sont généralement des personnes plutôt bien "dans leurs baskets", qui ont intégré la prison comme élément plus ou moins nécessaire de leur parcours, ce qui ne veut pas dire qu’ils la vivent bien, mais qui ont les ressources pour tirer le meilleur parti de cet aléa qu’elle représente pour eux. Et qui de fait, avec la complicité plus ou moins consciente des intervenants, des enseignants, moi compris, vont quasi phagocyter les séances d’activité, les cours, pour en faire leur quasi chasse gardée.

Quand on constate, de plus, que c’est parmi ces "pastilles rouges" que se recrute la quasi totalité des élus de l’enseignement à distance proposé par l’A.F.P.A., il me semble nécessaire de s’interroger sur le sens et la raison du dévoiement d’un tel dispositif.

Au cours de l’année 2001 – 2002, un "pastille rouge" me raconta, qu’étant dans l’impossibilité de travailler (à l’atelier) et de gagner quelque argent pour subvenir par des mandats à l’entretien de sa famille (vrai ou faux, peu importe) il avait demandé et obtenu, à titre de compensation, de bénéficier de l’enseignement à distance de l’A.F.P.A.. Ce qu’il obtint très rapidement.

Pour être précis, mais pas exhaustif, en janvier 2002, il y avait sept allocataires de cet enseignement à distance dont six "pastilles rouges". Fin juin 2002, il y avait toujours sept allocataires, trois "domiciliés" au quartier des isolés, (Q.I., quartier des détenus isolés du reste de la détention, interdits de toute activité collective, mais non punis, à ne pas confondre avec le célèbre mitard ou quartier disciplinaire, Q.D.) et quatre pastilles rouges.

Quelle que soit la raison de l’isolement, qui peut l’être à la demande du détenu ou à la discrétion de l'administration pénitentiaire, il ne me paraît pas scandaleux que de tels prisonniers profitent de dispositions de ce type. Il m’est même arrivé de le préconiser moi-même pour tel ou tel prisonnier que je rencontrais dans le cadre de l’enseignement que je donnais dans ce quartier, à hauteur de trois heures hebdomadaires. Quelques années plus tôt, au nom de l'égalité de traitement, j'avais gagné le droit de pouvoir travailler au quartier des isolés, ce qui ne se faisait pas auparavant, ni, ne se pratique, à ma connaissance, dans nombre d'autres prisons. Mais c’est par définition un enseignement individualisé, un détenu après l’autre ; la salle de classe est une cellule [dans laquelle se tient également le prétoire ("tribunal" intérieur)] et il ne peut être question de travailler avec deux prisonniers étudiant en même temps.

Je partage donc la demi-journée que je consacre à ce quartier entre autant d’ouailles que je dois y rencontrer une semaine donnée, soit de un à trois détenus. Mais quand il m’est rapporté que cet enseignement à distance, et les avantages qui vont avec, a été proposé à un détenu du quartier des isolés, qui n’en demandait pas tant, au titre de compensation quant aux manques de ce quartier à Nîmes – en substance "ils ont voulu m’acheter et acheter mon silence" - quand il s’avère qu’en détention ordinaire n’en profitent presque que ceux qui l’ont obtenu en raison d’un "manque à gagner", il y a là une question d’ordre institutionnel quant à l’utilisation d’une possibilité qui relève de … la formation professionnelle.

Je sais bien qu’en prison, tout doit concourir à calmer le jeu, que la "gestion" d’une institution totale (Erving Goffman) requiert de nombreux "arrangements", que la plupart des activités, y compris l’enseignement, participe à la nécessaire réduction des tensions existant dans un établissement comme la maison d’arrêt de Nîmes, mais qu’une disposition comme celle mise en place par l’A.F.P.A. ne serve quasiment qu’à cela … En quelle estime sont tenus les intervenants extérieurs et les moyens, y compris financiers, que leur présence engendre ?

Dit autrement, si nombre des activités possibles à la maison d’arrêt de Nîmes proposées au titre de l’omniprésente réinsertion, dans les discours tout au moins, servent en fait et exclusivement ou presque à une meilleure, ou moins mauvaise gestion de la détention, alors il y a lieu de s’interroger sur la pertinence du discours tenu à propos de cette fameuse réinsertion, et au-delà sur l’instrumentalisation dont sont victimes les institutions et leurs personnels, porteurs et organisateurs de ces activités : "La formation professionnelle [ ] est aussi un moyen insuffisamment ou maladroitement exploité, souvent détourné de sa véritable finalité." 19 Un autre auteur ne dit pas vraiment autre chose quand il affirme : "L’institution [pénitentiaire] doit faire en sorte que ces dispositifs d’insertion partenariaux soient réellement orientés vers la sortie, vers l’extérieur, sans qu’une logique de maintien du calme pénitentiaire ne les ampute d’une partie de leurs moyens." 20

"Enseigner c’est résister" affirme le titre d’un livre de Neil Postman.

Notes
17.

Ces prélèvements ont été supprimés à compter du 1er janvier 2003.

18.

J'appelle ainsi les groupes d'apprenants avec lesquels le service scolaire, comme les autres services relevant du champ socio-éducatif, travaillait, c'est à dire des groupes non constitués de façon durable compte tenu des arrivées et des départs pour l'essentiel non programmés. Je traite plus longuement de cette question, surtout dans sa dimension pédagogique, dans la partie 2.6. En classe au quotidien.

19.

M. Taillé, La formation professionnelle des jeunes délinquants en milieu carcéral ses influences sur le comportement des détenus, p 68.

20.

A. Loeb, L’enseignement en milieu pénitentiaire : des activités traditionnelles d’enseignement à l’organisation d’un véritable dispositif de formation d’adultes, p 102.