2.1. Du décloisonnement

En 1990, quand je suis arrivé à la maison d’arrêt de Nîmes, elle comportait déjà trois quartiers : le quartier des hommes majeurs, le quartier des femmes et celui des mineurs. Le quartier des femmes était, est toujours strictement séparé des deux autres quartiers, celui des mineurs aussi, sauf que dans ce dernier "cohabitaient" des détenus hommes adultes un rien "particuliers" (voir le sous-chapitre 2.2. Du calendrier scolaire).

Mais cette étanchéité relative aux détenu(e)s qui se comprend et qui doit s'appliquer tant du point de vue de la légalité (Code de Procédure Pénale) que de la moralité (protection des mineurs incarcérés notamment mais aussi des femmes) s'appliquait aussi aux …enseignants : l'un des deux enseignants à temps complet était affecté au quartier des mineurs, l'autre au quartier des hommes, le quartier des femmes se voyant lui doté des cinq heures supplémentaires non effectuées par les deux enseignants à demeure, ils en faisaient déjà deux de "toute éternité".

Ces cinq heures étaient réalisées - forcément le mercredi - au gré des circonstances et des années, par un ou deux collègues venus faire œuvre pie probablement, gagner trois sous certainement mais seuls réellement sans aucun contact avec les deux enseignants permanents intégrés quand même au sein de la prison.

Cet isolement était tel qu'il m'est arrivé, une fin d'année scolaire en 91 ou 92 et alors que je me rendais exceptionnellement à la prison un mercredi - je m'occupais ordinairement ce jour-là de la semaine de mon jeune fils - de croiser une dame que je saluais, avec qui j'engageais la conversation et dont je m' aperçus alors qu'elle était institutrice. Et qu'elle venait faire classe au quartier des femmes. Bonjour le travail d'équipe, la concertation mais aussi et de manière plus grave, bonjour le service rendu au public concerné ! Pour en rester au domaine spécifique à l'éducation nationale, aucune femme n'avait jamais été inscrite à quelque examen que ce soit. Mais le service scolaire de la maison d’arrêt était ainsi, tel que la sédimentation des pratiques, des nominations, des personnes l'avait figé.

Les choses étant ce qu'elles sont dans l'éducation nationale, le dernier arrivé dans un établissement se voit très - trop - fréquemment attribuer le poste considéré à tort ou à raison comme le moins gratifiant, le plus pénible.

Le service scolaire de la maison d’arrêt ne faisant pas exception, quand j'arrivai, remplaçant un collègue parti en retraite, celui restant en place me dit en substance : "Ca fait sept ou huit ans que je galère avec les mineurs alors que l'autre, le désormais retraité n'intervenait que chez les adultes. Il est parti, c'est mon tour d'aller au quartier des hommes." Mais les choses changent ; au début des années 90, le nombre de mineurs incarcérés à Nîmes ne cessait de décroître ; il m'est arrivé de n'avoir en classe que trois, deux voire un seul mineur. Je proposai alors à mon collègue, en accord avec notre double hiérarchie, d'intervenir aussi au quartier des hommes et donc de me désengager un peu de celui des mineurs où la présence d'un très petit nombre d'adolescents n'imposait pas que l'un d'entre nous y consacrât 23 heures hebdomadaires (21 + 2) alors que 300 hommes adultes ne s'en voyaient pas offrir plus.

Il en convint mais nombre de classes aidant - il n'y en avait qu'une de disponible à ce moment là de l'année - je me retrouvai contraint, pour être cohérent avec moi-même d'accepter de travailler le mercredi après midi alors que mon fils n'était toujours pas très âgé. Il en profita pour fréquenter son premier centre aéré, pour lequel je payais, en quelque sorte afin de pouvoir aller travailler. Mais cela ne dura qu'un temps, quelques mois. Arriva la fin de ma deuxième année scolaire à la maison d’arrêt de Nîmes. Mon collègue d'alors me fit part de son intention de partir, de quitter la maison d’arrêt.

Comme il était alors - et est toujours - convenu, devait se réunir une commission mixte éducation nationale / administration pénitentiaire pour recruter un enseignant du premier degré destiné à remplacer mon ancien collègue parti travailler sous d'autres cieux. Et comme il est de coutume aussi, le coordinateur pédagogique (maintenant nommé responsable de l' unité pédagogique régionale) de la direction régionale de l'administration pénitentiaire de Toulouse dont nous relevons 27 vint "faire un tour", prendre la température, rencontrer l’inspecteur de l’éducation nationale, le directeur de la maison d’arrêt avant que cette commission ne choisisse parmi les éventuel(le)s candidat(e)s proposé(e)s par l'éducation nationale celui ou celle qui recevrait l'agrément de l’administration pénitentiaire, cette condition étant sine qua non afin de pouvoir occuper le poste.

Ce coordinateur arrive donc, flanqué du conseiller pédagogique rattaché à l’inspecteur dont nous relevons et nous nous mettons à rendre visite aux différents quartiers de la maison d’arrêt. Nous sonnons à la porte du quartier des femmes et après les présentations d'usage en pareille circonstance, le "Toulousain" s'enquiert auprès de la surveillante responsable de ce qui, du point de vue de l’éducation nationale s'y passe.

"Rien" lui répond du fond du cœur et très spontanément cette dame et de nous expliquer qu'il y a bien une institutrice qui vient le mercredi matin et le mercredi après-midi (5 heures en tout) et qu'elle a parfois une ou deux élèves, parfois aucune.

La tête des conseillers !

"Bon ! Blanc tu nous prépares quelque chose pour la rentrée."

Ce que je fis.

Je proposai donc à notre double hiérarchie et à mon nouveau collègue nommé en septembre de décloisonner ou mieux de partager et donc de nous répartir plus ou moins également les différentes activités, ce qu'il accepta, après que je lui aie exposé l'ancien mode de fonctionnement que j'aurais pu reproduire, étant le plus ancien dans le grade le plus élevé !

Et c'est ainsi que depuis septembre 92, nous intervenons à parité au quartier des femmes (trois heures par semaine chacun), au quartier des mineurs ou le face à face avec des jeunes gens manifestant pour le moins peu d'appétence scolaire ne va pas de soi, a fortiori quand on y passe 23 heures par semaine, ce que j'ai vécu pendant deux ans et bien sûr au quartier des hommes. Cette parité ne signifie évidemment pas uniformité, chacun de nous travaillant en fonction de ses compétences propres, de ses désirs, d'une répartition des tâches que nous organisons.

Quant aux cinq heures supplémentaires - devenues neuf en 1999-2000 - elles sont confiées à trois instituteurs volontaires, que nous avons sollicités, et auxquels nous essayons, en fonction de leurs intérêts et compétences de confier des groupes avec lesquels nous travaillons nous-mêmes ou bien, de conduire avec un groupe spécifique une activité particulière. C'est ainsi que depuis la rentrée 99, un de ces enseignants travaille avec nous auprès des mineurs, un autre avec un groupe dit de remise à niveau, le troisième pilotant de façon plus autonome une activité centrée sur l'informatique. Ce fonctionnement "partageux", initié en 92 et que nous affinons d'année en année nous semble pertinent et efficace.

Quand, lors de réunions d'instituteurs en milieu carcéral, nous rencontrons nos collègues de Montpellier - maison d'arrêt de Villeneuve les Maguelonne - prison sans quartier des femmes mais dotée d'un quartier des mineurs et que nous entendons parler l'enseignant, confiné seul dans ce quartier, nous continuons à nous féliciter du choix que nous avons fait.

Enfin, et sans succomber à la fascination qu' exercent trop souvent chiffres et nombres, il n'est pas totalement négligeable d'énoncer, sans remonter à la préhistoire, que de 1997-1998 à 2001-2002 :

  • 10 femmes ont préparé et passé le C.F.G. (Certificat de Formation Générale, remplaçant feu le Certificat d'Etudes), 9 l'ont eu ;
  • 3 femmes ont préparé et passé un B.E.P., 2 l'ont obtenu en totalité, épreuves techniques et professionnelles comprises (c'était un B.E.P. bureautique) :
  • 5 femmes ont préparé et passé le D.N.B. (Diplôme National du Brevet), 4 l'ont obtenu.

Ces nombres ne changeront pas la face du monde carcéral, mais rapportés à la population moyenne de ce quartier (25 détenues), ils peuvent laisser penser qu'à un visiteur impromptu, qui s'enquerrait de l'effectivité de la présence de l'éducation nationale, la surveillante responsable aurait autre chose à répondre que : Rien.

Notes
27.

Soit les régions Midi Pyrénées et Languedoc Roussillon, c'est à dire 13 départements, 16 prisons, une trentaine d' instituteurs à temps complet.