2.2. Du calendrier scolaire

Comme j'ai déjà eu l'occasion de l'expliquer précédemment, j'ai passé deux ans confiné, enfermé moi aussi - il y a deux catégories de personnes qui "vivent en prison" : les détenus et les surveillants auxquels en l'occurrence je m'assimile - dans le quartier des mineurs. C'était en 90-91 et 91-92.

Mais à cette époque, cohabitaient dans ce quartier des mineurs, des mineurs certes mais aussi des adultes, détenus occupant une place particulière parmi la population carcérale. 28 Ce sont ceux qui sont dits "classés", c'est à dire travaillant non pas pour un concessionnaire extérieur - ceux ci travaillent à l'atelier pénitentiaire - mais directement pour la prison elle-même : ils sont cuisiniers, buandiers, magasiniers, affectés à l'entretien général, etc. Leurs places sont enviées des autres détenus, non pas tant par le salaire qu'elles procurent (de 45 à 120 € nets en 99) mais par les menus avantages vus de l'extérieur, mais considérables selon eux donc vraiment considérables, qui y étaient attachés quand ces détenus classés au service général vivaient au quartier des mineurs : petit quartier où un étage leur était réservé, portes des cellules rarement fermées dans la journée autorisant les visites des uns chez les autres, vie plus sereine dans une petite unité préservée du stress engendré notamment par le taux de surpopulation du quartier des hommes adultes évoluant régulièrement entre 150 et 200 %.

Par ailleurs ces détenus ont un profil judiciaire assez particulier : très majoritairement ce sont des Français "de souche", à la rigueur étrangers mais d'origine européenne incarcérés pour des histoires de mœurs. La docilité, "qualité" rarement mise en exergue dans le monde de l'enseignement, est une vertu cardinale en prison sinon la vertu capitale, bien que la cultiver ne soit pas ce qui peut garantir au mieux une possible réinsertion. Il est bien connu du monde carcéral que les "pointeurs" (en argot local les auteurs de viol) sont une population tranquille, la stigmatisation que leur vaut ce qui les a conduits en prison leur interdisant de "la ramener". Cohabitaient donc dans le quartier des mineurs un nombre de ceux-ci toujours décroissant et une trentaine de ces détenus classés au service général.

Inquiet pour la pérennité de "mon" poste - lors de l'entrevue qu'avait bien voulu m'accorder à mon arrivée le directeur de l'époque, il m'avait annoncé que la fermeture du quartier des mineurs était imminente - commençant de m'ennuyer ferma avec "mes" deux ou trois mineurs quand ce n'était pas avec "mon" mineur, et me heurtant au refus du partage que m'opposait alors mon collègue, je me mis à chercher des solutions à mon problème professionnel se résumant à peu près à ceci : qu'est ce que je ferai quand il n'y aura plus de mineurs ?

Or je m'aperçus assez vite qu'en plus des caractéristiques énoncées plus haut, le groupe des travailleurs du service général en avait une autre : ils ne pouvaient pas "aller à l'école", contrairement à ceux de l'atelier pénitentiaire auxquels mon collègue consacrait quatre heures hebdomadaires, entre midi et quatorze heures, deux fois par semaine. Mais pour des raisons que j'ignorais, ces séances n'étaient pas ouvertes à ceux du service général.

Je me suis donc mis à orienter les discussions que j'avais quotidiennement avec eux vers la possibilité, qui pourrait se mettre en place, de leur consacrer un peu de mon temps, entre midi et deux, dans la salle de classe du quartier des mineurs à laquelle ils n'avaient pas accès en tant que telle mais qu'ils fréquentaient néanmoins un peu, pendant les "récréations", à la fin de la séance, pour me demander un renseignement d'ordre grammatical, mathématique, consulter un dictionnaire voire emprunter un livre à la petite bibliothèque que j'avais constituée.

Et ainsi, assez rapidement, j'en "soudoyais" un nombre suffisant - à mes yeux au moins - pour suggérer à ma double hiérarchie d'ouvrir, au nom de l'équité sinon de l'égalité, la classe de ce quartier à ceux de ces adultes-là qui le voudraient, hors la présence des mineurs bien sûr, donc forcément entre midi et deux. D'autre part, ce créneau horaire s'imposait, eu égard aux horaires de travail de ces détenus.

Ce qui fut fait. Et c'est ainsi qu'à partir de la rentrée des vacances de Noël 90, je commençai à travailler avec un petit nombre de ces adultes à raison de deux séances hebdomadaires de deux heures. Il est à noter, un peu comme au quartier des femmes, qu'il m'arrivait fréquemment d'avoir en classe entre un quart et un tiers des effectifs de ce quartier, ce qui ne représentait certes que huit ou dix personnes, mais proportion jamais atteinte dans le quartier des hommes. Si un quart de la détention venait en classe au même moment, il nous faudrait un … amphithéâtre. L'année passa. Les vacances arrivèrent et lors d'une des dernières séances, j'avertis, comme cela me semblait nécessaire et évident que, pour cette année scolaire, les choses allaient s'arrêter, que j'allais être en vacances, en grandes vacances. L'un d'eux me fit alors cette remarque : "Et nous ?" Et eux, effectivement.

Je venais de prendre en pleine figure la spécificité du public auquel je m'adressais. Je compris, pris avec moi, le fait que pour eux, il n'y avait ni centres aérés, ni sorties piscine, ni colonies de vacances, choses que je savais bien sûr, mais dont je n'avais pas mesuré le poids. Or, ouvrant ces créneaux d'enseignement, j'avais ouvert une brèche dans laquelle ils s'étaient engouffrés et qu'ils n'avaient pas envie de voir se refermer aussitôt et aussi tôt. Sans le savoir - ce n'étaient pas les conversations assez limitées que je pouvais conduire avec les mineurs qui auraient pu me l'apprendre - j'avais ouvert un espace de liberté, la classe, dans laquelle, en particulier autour des mathématiques, s'était développée une jubilation de la découverte, de l'apprentissage dont le souvenir m'émeut encore aujourd'hui, près de dix ans plus tard. L'un d'eux m'avait dit, peu de temps auparavant : "Quand je viens faire des maths avec vous, j'ai l'impression de m'évader." Il ne souhaitait pas, non plus que les quelques autres concernés cette année là, que se referme cette porte.

Que faire ? J'étais devenu instituteur une vingtaine d'années auparavant pour n'avoir pas voulu suivre les chemins radieux que ma famille et l'ascension sociale que permettaient les années 70 avaient imaginés pour moi. Mais aussi et peut-être surtout pour ne pas avoir à rompre avec l'année scolaire, rythmée, scandée par les vacances petites et grandes, pour ne pas sortir du monde scolaire, peut-être pour ne pas grandir et n'avoir pas à affronter la "vraie vie".

Que faire néanmoins ? Nanti à l'époque d'un jeune enfant qui en finissait tout juste avec la maternelle et d'une compagne non enseignante, les vacances m'étaient nécessaires tant du point de vue de l'économie familiale que de ma propre économie personnelle.

Que faire cependant ? A situation exceptionnelle, réponse exceptionnelle. Je me résolus en conséquence, après avoir demandé les autorisations nécessaires, à revenir une fois tous les 10, 12 ou 15 jours pour remettre à ces apprenants du travail que je leur avais préparé, relever les exercices qu'ils auraient réalisés et essayer lors de ces séances estivales de revenir sur ce qui leur aurait posé problème ou présenter une notion nouvelle utile à la poursuite de leur entreprise. Et c'est comme ça, que pendant deux ou trois étés, avec ce groupe de travailleurs du service général, j'allai poursuivre à raison de quatre ou cinq séances mon enseignement essentiellement autour des mathématiques. Pour l'anecdote, l'un de ceux qui fréquenta le plus assidûment et le plus longtemps ces séances, celles de l'été mais aussi celles de l'année ordinaire, passa les épreuves générales d'un C.A.P. et y réussit. Pourtant, il venait de loin.

Mais ce type d'arrangement ne pouvait durer ; pour la bonne raison que je travaillais pour le roi de Prusse, à mes risques et périls, tout en ayant dûment informé qui de droit, mais aussi et surtout parce que c'était là une réponse certes humaniste mais non institutionnelle à une question qui, elle, l'était.

Elle pointait l'inadéquation entre le rythme scolaire ordinaire, le calendrier scolaire normal et la vie de "mes" élèves non organisée autour de ces alternances entre classe et vacances. J'arrivai très vite à la conclusion qu'il fallait allonger l'année scolaire, sans pour autant travailler pour le roi de Prusse et donc nous organiser autrement. Ce qui ne fut pas admis aussi facilement que ce que je l'aurais souhaité. "C'est ça : tu vas nous faire croire que tu viendras travailler en juillet. Qui le contrôlera ?" me rétorqua un jour un cadre intermédiaire de l'éducation nationale.

Nous devons, au titre de notre service, 21 heures hebdomadaires, 36 semaines par an, soit 756 heures annuelles. Nous avons proposé, mon nouveau collègue et moi-même à notre double hiérarchie, de ne travailler que 20 heures par semaine, mais 38 semaines par an soit 760 heures. De plus en décalant nos vacances l'un par rapport à l'autre, ce qui implique que nous en prenions certaines hors vacances scolaires ordinaires, nous tenons le service ouvert 40 voire 41 semaines par an. C'est ainsi que si nous "fermons" à Toussaint et à Noël, le service fonctionne pendant les vacances de février, ne boucle qu'une semaine pour celles de printemps et reste ouvert jusqu'au 14 juillet.

Par ailleurs, cet étalement de l'année scolaire que nous pratiquons, par contagion si j'ose dire, a gagné certains de nos collègues tant du premier que du second degré qui interviennent à temps partiel : cela concerne une dizaine d'enseignants qui au gré de l'épuisement du stock des heures supplémentaires effectives (H.S.E.) dont j'assure la gestion, viennent assurer leurs cours quand nous y sommes, voire quand nous n'y sommes ni l'un ni l'autre et contribuent aussi à l'allongement de l'année scolaire.

Enfin ma présence au cours de la deuxième semaine de juillet me permet d'accueillir et guider les professeurs examinateurs jusqu'à nos candidats bacheliers admis à passer les épreuves dites du deuxième groupe. Ce qui, en deux ou trois ans a concerné trois candidats, deux ayant été finalement reçus.

Notes
28.

Une telle "cohabitation", farouchement interdite par le code de procédure pénale, n’est plus de mise aujourd’hui. Elle aura cependant perduré jusqu'en mai 1997.