2.3. Brève histoire de l'enseignement et des enseignants en prison

C'est un lieu commun de considérer que la prison telle qu'elle existe maintenant naît à peu près en 1789. Les révolutionnaires français plaçant la liberté au-dessus de toutes les valeurs ‑ on en trouve la trace au fronton de toutes les mairies ‑‑ transformèrent la prison, du mot prise, privation de liberté, qui devint ainsi le principal moyen de punir, à l'exception de la peine de mort perdurant jusqu'en 1981 : "Comment la prison ne serait-elle pas la peine par excellence dans une société où la liberté est un bien qui appartient à tous de la même façon et auquel chacun est attaché par un sentiment "universel et constant ?" 29

Mais ce moyen de punir est encadré en particulier par trois articles de la Déclaration des droits en date du 26 août 1789 fondant la réforme judiciaire.

‘"Article VII. Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi, doit obéir à l'instant ; il se rend coupable par sa résistance.’ ‘Article VIII ; La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires ; et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée.’ ‘Article IX ; Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi." 30

Ces restrictions au "droit" d'incarcérer doivent se comprendre par la répulsion infinie que provoquait l'arbitraire en la matière, illustré par les lettres de cachet de sinistre mémoire, signifiant, sous l'Ancien Régime, l'emprisonnement par la seule volonté du roi ou de ses représentants.

Cela étant, si par la fonction qui lui est assignée la prison change de raison d'être et d'objectif ‑ en gros elle n'était qu'un lieu de transit en attendant autre chose : le bagne, les galères, le bannissement ... ‑ et devient le lieu central sinon unique d'exécution de la peine, elle n'en continuera et continue pas moins à accomplir une fonction sociale inchangée, celle de "parquer les pauvres". Ainsi en 1764 "pour contenir les désordres de la classe indigente [ ] naquit le dépôt de mendicité que l'on peut considérer comme l'un des ancêtres en ligne directe de la prison pénale". 31 Il y en aura 33 en 1767.

Quelques années plus tard, ces dépôts de mendicité, devenus maisons de correction puis maisons de répression "renfermeront, comme les dépôts pré-révolutionnaires, la même population disparate de vagabonds, de travailleurs saisonniers au chômage, de militaires, d'infirmes et de vieillards, d'insensés, de prostituées, de petits délinquants et même de grands criminels. A. Forrest montre même qu'à partir de 1793, les établissements deviennent de plus en plus les dépotoirs où l'on enferme tous les marginaux." 32

Plus de 200 ans plus tard, dans le rapport final sur la recherche Pauvretés en prison publié en 1995, Anne Marie Marchetti souligne même "qu'il s'agit d'une institution [la prison] qui reçoit majoritairement des individus qui étaient déjà démunis à l'extérieur, la prison étant en effet la mesure judiciaire par excellence du pauvre." 33

Enfin, pour en terminer, dans le cadre de ce travail, avec cette question de la pauvreté en prison, c'est Jean-Marc Chauvet, directeur régional des services pénitentiaires de Paris déclarant à la commission d'enquête parlementaire de l'Assemblée Nationale : la prison "apparaît désormais comme le seul lieu d'enfermement, elle est redevenue l'hôpital général d'antan où l'on retrouve pêle-mêle tous les exclus de la société." 34  

Venons en à l'enseignement proprement dit. Tant que la prison ne se souciait que du châtiment des corps, tant qu'elle n'était essentiellement qu'un lieu de transit plus ou moins provisoire, on pouvait s'attendre qu'elle ne fasse pas grand cas de l'amendement des détenus, que ce soit même le cadet de ses soucis. Par contre quand "la prison se fonde aussi sur son rôle, supposé ou exigé, d'appareil à transformer les individus" 35 , il en va autrement. Ainsi, dès l'an X, un préfet de Seine Inférieure avance : "Les moyens les plus sûrs de rendre les individus meilleurs sont le travail et l'instruction [qui] consiste[nt] non seulement à apprendre à lire et à calculer, mais aussi à réconcilier les condamnés avec les idées d'ordre, de morale, de respect d'eux‑mêmes et des autres". 36 Il faudra néanmoins attendre 1815 pour que l'on trouve trace d'écoles élémentaires dans les prisons confiées non pas à des instituteurs mais à des personnalités bénévoles. 37

Quelques années plus tard, en 1838, Charles Lucas dans De la réforme des prisons ‑ il est déjà question de la réformer ! ‑ affirme : "L'éducation seule peut servir d'instrument pénitentiaire. La question de l'emprisonnement pénitentiaire est une question d'éducation". 38 A la même époque, Léon Faucher précise dans le règlement "pour la Maison des jeunes détenus à Paris [dans son article 22 consacré à l'école] : A onze heures moins vingt minutes au roulement de tambour, les rangs se forment, on rentre à l'école par divisions. La classe dure deux heures, employées alternativement à la lecture, à l'écriture, au dessin linéaire et au calcul." 39

En 1872, une commission d'enquête parlementaire dont le secrétaire est le vicomte d'Haussonville est constituée afin "de faire un rapport à l'assemblée sur l'état de ces établissements [pénitentiaires] et proposer les mesures propres à en améliorer le régime." 40 bien que, déjà, un "projet complet de réorganisation des prisons [ait été] présenté en 1843 à la Chambre des députés par une commission dont M. de Tocqueville était le rapporteur." 41

Selon le rapport d'Haussonville, "Dans les prisons départementales, l'enseignement est à peu près nul." 42 Robert Badinter ajoute : "Pour 402 prisons, on comptait 7 instituteurs en 1869. Et il n'y en avait aucun dans des prisons aussi importantes que celles de Marseille, Lyon, Bordeaux, Lille. La commission déclarait cette situation "inadmissible" et lui opposait l'exemple de la Belgique et de la Hollande où un instituteur était attaché à chaque prison, et où l'enseignement était obligatoire pour tout détenu âgé de moins de quarante ans et condamné à plus de trois mois d'emprisonnement." 43

Le même rapport constate que dans les colonies pénitentiaires recevant des mineurs, il y a un instituteur pour 400 enfants en moyenne et qu'en plus, pour ne pas gêner les travaux agricoles auxquels ces jeunes détenus sont astreints, la classe est faite à l'aube. "Les résultats étaient pitoyables : sur 412 libérés, 112 seulement savaient lire et écrire, et 92 avaient une instruction nulle." 44 A Mettray, une des plus célèbres de ces colonies, les "pensionnaires" ont droit à "une heure ou une heure et demie de classe par jour ; l'enseignement est donné par l'instituteur et par les sous‑chefs". 45

La commission d'Haussonville arrivera en 1875 à faire voter une loi qui malgré les très riches débats que sa préparation a suscités n'accouchera que d'une toute petite souris. Elle "supprime l'organisation de l'éducation au profit des détenus 46 ayant constaté que les enseignants "sont distraits de leur fonction d'enseignement et occupés au greffe ou aux écritures de la maison". 47 De façon plus générale : "L'idée d'amendement et de réadaptation est complètement délaissée en pratique. C'est ainsi que l'enseignement théoriquement prévu, et seulement pour la population illettrée, est, en fait, quasi inexistant. Dans les maisons centrales, l'instituteur ne remplit pas son rôle d'éducateur, mais joue celui de secrétaire administratif ..." 48

Bref, pour des raisons politiques, (majorités changeantes), mais aussi financières, les beaux discours sur la nécessité de permettre aux détenus de s'amender, notamment par l'intermédiaire de l'instruction, mais pas uniquement, ne trouvent pas d'application concrète dans les faits.

L'administration pénitentiaire et avec elle la réflexion sur le sens de l'emprisonnement sombrèrent alors dans une profonde léthargie. Néanmoins, en 1911, les prisons sont rattachées au ministère de la justice, elles dépendaient jusqu'alors du ministère de l'intérieur. En 1912, le 29 février, "Un arrêté [ ] supprima les emplois d'instituteurs externes dans les établissements de jeunes détenus." 49 Par ailleurs, au cours des années suivantes, différentes dispositions conduisirent à renforcer l'hermétisme de l'institution entraînant la disparition de "tout un faisceau de regards extérieurs". 50

Il fallut attendre 1945 pour que la prison revienne sur le devant de la scène, probablement parce que sous Vichy, nombre de "personnalités" qui n'auraient jamais connu ce milieu en temps ordinaire y séjournèrent et découvrirent ce qui se passait en ces lieux, "au nom du peuple français".

En 1945, une commission de réforme des institutions pénitentiaires françaises, dite commission Amor, du nom de son président, rédige les quatorze principes qui vont constituer l'horizon vers lequel doit se déployer l'action de l'administration pénitentiaire. C'est avec une malice certaine que Michel Foucault dans Surveiller et punir pointe les similitudes entre les principes de 1945 et ceux formulés une bonne centaine d'années plus tôt, au milieu du XIX siècle. Je m'en tiendrai pour ce qui concerne l'enseignement en prison aux deux rédactions suivantes.

Point III de la commission Amor : "Le traitement infligé au prisonnier, hors de toute promiscuité corruptrice, doit être humain, exempt de vexations et tendre principalement à son instruction générale et professionnelle et à son amélioration." 51 Charles Lucas, préconisait en 1838 : "L'éducation seule peut servir d'instrument pénitentiaire. La question de l'emprisonnement est une question d'éducation." 52 Que de chemin parcouru !

L'enseignement en tant que tel fait son entrée dans le code de procédure pénale ; en 1951 des instituteurs, certes bénévoles, entrent dans la maison centrale de Caen avant que d'autres ne leur emboîtent le pas l'année suivante dans quatre autres maisons centrales. 53 En 1959, le 15 septembre, "est créé l'emploi de conseiller pédagogique auprès de la direction de l'administration pénitentiaire. Chargé à l'origine de former et d'inspecter les éducateurs assurant l'enseignement dans les établissements pénitentiaires, le conseiller pédagogique assure parallèlement la liaison avec les services du ministère de l'éducation nationale." 54

En 1964, cinq ans après quand même, treize enseignants du premier degré seront mis à disposition de l'administration pénitentiaire. Ils seront un peu plus de 200 au milieu des années 80 et près de 350, y compris les quelques dizaines d'enseignants du second degré, au début des années 2000. A ces 350 permanents, il convient d'ajouter un nombre significatif d'heures supplémentaires effectives (H.S.E.) permettant à des enseignants titulaires d'un poste à l'extérieur de venir effectuer ces heures supplémentaires au sein des prisons, en gros, 4000 heures hebdomadaires 55 représentant à peu près l'équivalent de 200 emplois à temps complet.

Il est remarquable que cette organisation de l'enseignement en milieu carcéral ait dû attendre 1995, soit une bonne trentaine d'années, pour qu'un document contractuel soit signé entre les deux ministères. Ce fut la convention du 19 janvier 1995. Comme on avait attendu 30 ans pour en signer une, il fallait vite en mettre une seconde en chantier. Elle sera signée le 29 mars 2002 ainsi qu'une circulaire d'orientation sur l'enseignement en milieu pénitentiaire, et les changements de l'une à l'autre ne sont pas évidents.

Mais entre ces deux dates, le tout petit monde de l'enseignement en milieu carcéral avait été violemment secoué par une tempête provoquée par une autre circulaire, relative à l'organisation de l'enseignement en milieu pénitentiaire, toujours en vigueur. Pour être très cursif, elle prévoyait, en même temps qu'une égalisation des indemnités perçues par les enseignants en prison ‑ il n'y en a pas beaucoup mais leur régime indemnitaire était loin d'être homogène ‑ une ré-organisation du service de ces personnels et une modification non négligeable du mode de nomination et d'évaluation.

En substance, il leur était demandé de travailler au moins 42 semaines par an, le nombre annuel de semaines travaillées par un enseignant exerçant en milieu ordinaire étant de 36. Par ailleurs, le chef d'établissement, le directeur de la prison, devait être "attentif en ce domaine", à savoir celui de la "ponctualité et [de l'] assiduité de la part des enseignants". Enfin et peut-être surtout, une commission mixte éducation nationale / administration pénitentiaire devait donner un avis pour la nomination d'un enseignant sur ce genre de poste, puis un deuxième avis à l'issue de la première année de travail. Par la suite, "les instances académiques s'assurent régulièrement (tous les trois ans), auprès des membres de la commission, de l'opportunité éventuelle de proposer à l'enseignant un retour sur un lieu d'exercice hors du milieu pénitentiaire."

Jamais les téléphones, télécopies, courriers et autres pigeons voyageurs ne furent autant utilisés entre nous que durant les quelques semaines qui suivirent la "publication" de ce qui n'était encore qu'un projet de circulaire. Je rédigeai et diffusai pour ma part le texte suivant. 56

Notes
29.

M. Foucault, Surveiller et punir, p 234.

30.

J.-G. Petit, N. Castan, C. Faugeron, M. Pierre, A. Zysberg, Histoire des galères, bagnes et prisons, p 111.

31.

ibid p 73.

32.

ibid p 114.

33.

A.-M. Marchetti, Pauvreté en prison, p 156.

34.

Commission d’enquête parlementaire, La France face à ses prisons, tome I, p 59.

35.

M. Foucault, op. cit. p 235.

36.

ibid p 236.

37.

A. Loeb, Actes du colloque enseignement en prison, p 6.

38.

cité par M. Foucault, op. cit. p 275.

39.

ibid p 12.

40.

cité par R. Badinter, La prison républicaine, p 23.

41.

ibid p 19.

42.

ibid p 47.

43.

R. Badinter, op. cit. p 47.

44.

ibid p 56.

45.

M. Foucault, op. cit. p 301.

46.

J. C. Emaer, Assurer l’éducation morale et l’assistance scolaire, p 12.

47.

A. Loeb, op. cit. p 7.

48.

J. Pinatel, cité par J.C. Emaer, op. cit. p 12.

49.

J.G. Petit, N. Castan, C. Faugeron, M. Pierre, A. Zysberg, op. cit. p 287.

50.

C. Carlier, cité par J.G. Petit, N. Castan, C. Faugeron, M. Pierre, A. Zysberg, op. cit. p 287.

51.

J.G. Petit, N. Castan, C. Faugeron, M. Pierre, A. Zysberg, op. cit. p 291.

52.

M. Foucault, Surveiller et punir, p 275.

53.

J.C. Emaer, op. cit. p 13.

54.

ibid p 14.

55.

Les chiffres clés de l’administration pénitentiaire, mai 2001.

56.

Je livre tel que je l'écrivis à l'époque (typographie, orthographe et mise en page) le texte De la "pénitentiarisation" de l'enseignement en milieu carcéral. Les I.E.N. sont les inspecteurs de l'éducation nationale, les supérieurs hiérarchiques directs des instituteurs et professeurs des écoles. La citation d'Emmanuel Lévinas provient de Totalité et infini, p 102.