De la "pénitentiarisation" de l'enseignement en milieu carcéral

Au-delà du chiffon rouge des 42 semaines, au-delà du caractère pour le moins suspicieux du dernier paragraphe ‑ nous devons bien être les seuls enseignants dont l'heure d'arrivée et de départ sur leurs lieux de travail est consignée jour après jour ‑, au-delà de la mise en place d'une certaine forme de précarité ‑ réévaluation tous les trois ans ‑, au-delà d'une flexibilité imposée par ce qu'il faut bien appeler une forme non moins certaine d'annualisation, au-delà de "l'opportunité de proposer à l'enseignant un retour sur un lieu d'exercice hors du milieu pénitentiaire" (merci pour l' ailleurs en question), au-delà de tout ce qui précède ‑ je reviendrai sur ce dernier point ‑ ce qui me paraît en jeu dans le projet de circulaire est une forme rampante de "pénitentiarisation" de l'enseignement en prison et d'abord bien sûr du mode de contrôle des enseignants y travaillant, "pénitentiarisation" qui me semble contraire, radicalement opposée et incompatible avec ce que je considère comme l'essence de l'enseignant.

Car enfin, nous ne sommes pas où nous sommes pour prendre en compte, au premier chef, les contraintes inhérentes à la prison, la sécurité par exemple, ce qui ne nous empêche pas bien sûr d'en tenir compte.

Nous ne sommes pas où nous sommes pour nous conformer, le doigt sur la couture du pantalon, aux desiderata de la direction, des surveillants ... quand bien même il va de soi que nous ne pouvons pas ne pas en tenir compte, et qu'il serait pour le moins suicidaire de ne pas rechercher un modus vivendi avec les personnels avec qui nous devons vivre et travailler.

Mais la recherche de ce fonctionnement que j'hésiterai à appeler harmonieux ne peut se faire dans la soumission.

J'en reviens au point que j'ai laissé en plan un peu plus haut.

On est très bon (rarement), très mauvais (peu fréquemment) ou plus ou moins moyennement moyen (massivement) comme nos collègues travaillant "hors du milieu pénitentiaire".

Les I.E.N. dont nous relevons sont là pour dire dans quelle catégorie nous avons à être rangés, sans en l'occurrence prendre position sur ce type un peu suranné d'évaluation de notre travail.

Mais que je sache, l'instit moyennement mauvais d'une école moyenne ne se verra pas intimer l'ordre d'aller au bout de trois ans exercer ses talents ou faire valoir son absence de talents en un lieu d'exercice hors de son école moyenne.

Quant à l'instit franchement catastrophique, qu'il exerce en milieu carcéral ou ailleurs, existent très probablement des procédures permettant, en respectant certaines formes, c'est bien le moins, de lui administrer telle ou telle sanction adaptée à son cas.

Je crains que cette évaluation périodique se fasse autant sinon plus sur la nature des rapports au quotidien que l'instit entretiendra ou n'entretiendra pas avec telle ou telle partie de la prison, avec la direction, certains surveillants, certains gradés ... que sur "la base d'un rapport d'inspection".

Je crains tout autant sinon plus que la dite évaluation ne se fasse sans que cela ne soit jamais explicite évidemment, sur la souplesse d'échine de l'instit, souplesse qu'il faudra sérieusement et consciencieusement travailler et entretenir afin de pouvoir s'adapter rapidement et efficacement aux changements induits par, par exemple, l'arrivée d'un nouveau directeur qui pourrait ne pas avoir tout à fait la même conception de la souplesse que son prédécesseur.

J'imagine, en le craignant, tel ou tel instit se voyant menacé, à mots couverts, de ne pas voir son "mandat" renouvelé, non pas de cette façon bien sûr, mais il y a mille et une manières de faire savoir que pour l'équilibre interne de la prison, pour une meilleure insertion du service scolaire, pour une adéquation plus idoine avec tel ou tel service ... il serait plus efficient que M. X ou Mme Y., enseignant(e) de son état, soit invité(e) à aller voir ailleurs.

Mais j'ai peut-être mauvais esprit ...

Selon Emmanuel Lévinas, " le premier enseignement de l'enseignant, c'est sa présence même d'enseignant ... " et je me permets de rajouter que ce premier enseignement est tributaire de sa qualité d'enseignant, pleine et entière, totale, tant du point de vue pédagogique bien sûr que personnelle et avant tout institutionnelle, notamment en prison.

Or s'il est difficile de juger de la personne de l'enseignant, c'est même franchement délicat, comme de tout autre individu, s'il est malaisé de définir ce qu'est pédagogiquement parlant un "bon" enseignant, il est quand même plus aisé de lui assurer une solidité institutionnelle lui garantissant, dans le respect des lois, textes et règlements, y compris ceux de la prison, la liberté sans laquelle ce métier est impossible et / ou vain.

Pour terminer, et sans suspecter quiconque de machiavélisme, je redoute que suite à des négociations dont je ne sais pas aujourd’hui ni si elles auront lieu, ni dans l'affirmative avec qui et dans quel cadre, les parties les plus provocatrices de ce projet de texte soient revues dans un sens plus respectueux tant de notre personne que de notre métier mais que passe comme une lettre à la poste ce que j'ai essayé de décrire, à savoir cette "pénitentiarisation" de l'enseignement en milieu carcéral.

Si tel était le cas, nous pourrions alors penser avoir remporté une victoire, certes non négligeable, mais avoir aussi "remporté" la défaite majeure concernant les conditions d'ordre essentiel, fondamental, ‑ oserai-je éthique ? ‑ de notre profession, mieux de notre métier.

Fassent le ciel et d'autres ‑ syndicats, collègues, hiérarchie de l’éducation nationale, pourquoi pas, on peut rêver ‑ que je me trompe.

Cela étant, je ne suis pas un défenseur intransigeant du statu quo, mais c'est une autre histoire.

JM Blanc

Nîmes le 10 décembre 99

Lors du colloque de Suresnes, en décembre 2001 (voir le sous-chapitre 3.1. D’un colloque l’autre), il ne fut pas une fois question de cette circulaire dont la version définitive était parue un tout petit plus d’un an auparavant, en octobre 2000 exactement. En famille, on ne parle pas de ce qui fâche !

Pour en terminer avec cette circulaire, la version définitive ne faisait plus état que d’une "organisation du service [ ] partout ou cela est possible sur 40 semaines, dans le respect des obligations de service des enseignants, calculées sur 36 semaines, et avec l’accord formel des intéressés". Quant aux nominations, la commission mixte n’intervenait plus que lors de la première affectation, comme cela se pratique à propos de beaucoup de postes dits à profil. Par ailleurs, "A l’issue de cette première année, les personnels peuvent, s’ils le souhaitent, retrouver leur affectation sur ce poste." c’est à dire celui qu’ils occupaient précédemment et dont ils étaient restés titulaires. Enfin, entre autres perles, la circulaire prenait le soin de spécifier que "les enseignants peuvent de droit solliciter un entretien avec leur supérieur hiérarchique." On croît rêver ! Une analyse détaillée des textes relatifs à l'enseignement en milieu pénitentiaire est l'objet du cinquième chapitre intitulé Des textes réglementaires.