2.5. Le quartier des mineurs

Je ne suis pas persuadé que l'enseignement en prison soit fondamentalement différent d'un autre enseignement dispensé à un public à peu près identique, hors les murs. Il en va de même pour les mineurs, ce nom s'entendant presque exclusivement au masculin. Il y a très peu de femmes en prison (4 % de la population pénale totale), il y a très peu de mineures incarcérées.

Les mineurs incarcérés sont des jeunes gens, pour la plupart âgés de 16 à 18 ans, les mineurs de moins de 16 ans étant sinon rares du moins très peu nombreux. 77 Ces jeunes gens, eu égard à leur âge, ne sont plus soumis à l'obligation scolaire, même si la position officielle, qui me paraît juste, est de les inciter, par tous les moyens ou presque, à fréquenter les salles de classe.

Pour en terminer avec les analogies, il me semble qu'en ce qui concerne les élèves, il n'y a pas de différence essentielle entre le public d'un quartier des mineurs et le public que pourrait recevoir un institut de rééducation se consacrant aux adolescents les plus âgés ou pour prendre une référence plus récente celui qu'héberge un centre de placement immédiat (C.P.I.). 78

Mais si on peut convenir que, globalement, les publics de ces différentes structures sont ressemblants, il en va autrement des structures elles-mêmes. Une prison est une prison, un quartier des mineurs d'une prison se définit d'abord et avant tout par son caractère éminemment carcéral. On pourrait même avancer qu'un quartier des mineurs représente le paradigme, ou la caricature, de la prison : violence exacerbée entre mineurs et personnels, entre mineurs eux-mêmes, rackets, trafics en tous genres … Pour confirmer ces affirmations, je me contenterai d'énoncer qu'au sein du monde des surveillants de prison de la maison d'arrêt de Nîmes, jusqu'à une date récente au moins, l'affectation au quartier des mineurs n'était pas vraiment une promotion ni même un choix. Nombre de ces surveillants n'acceptaient d'y aller que parce que dans le même temps, ils intégraient un groupe dont les membres travaillaient alternativement dans le centre de semi-liberté, l'infirmerie et … le quartier des mineurs. Il n'en a pas toujours été ainsi.

Il a été dit, écrit à de multiples reprises que la prison était l'école du crime, ce qui n'est peut-être pas tout à fait juste mais qui n'est probablement pas faux. Pour illustrer cette thèse, je rendrai compte brièvement de l'histoire du jeune J. ayant séjourné quelques semaines au quartier des mineurs de la maison d'arrêt de Nîmes telle que la psychologue de la prison me l'a rapportée lors de nos usuelles discussions, en particulier à propos des mineurs.

J. est un jeune garçon qui après une enfance chaotique, une adolescence chahutée s'est mis à "délinquer" de façon plus ou moins régulière, suffisante en la circonstance pour être incarcéré pendant huit semaines pour des délits certes nombreux et répétés mais n'ayant par eux-mêmes aucun caractère de gravité. Ce jeune homme découvre alors la prison, le quartier des mineurs et son cortège de rites initiatiques, d'us et coutumes évidemment non dits mais d'autant plus prégnants, bref il est "bizuté" et ne s'en remettra pas. Après cet accueil, il refusera de participer à quelque activité que ce soit, restant dans sa cellule en tête à tête avec son compagnon d'infortune et le sacro-saint poste de télévision.

Il m'est souvent arrivé, inquiet de ne pas rencontrer tel ou tel mineur qui aurait dû participer à telle ou telle activité, d'aller le voir dans sa cellule, de le questionner, de lui parler, de lui proposer du travail de classe qu'en général il me rendait lors de la visite suivante. Et quand je l'invitais à reprendre le cours d'une "scolarité normale", il me faisait comprendre que, sauf à le recevoir seul ou avec un tel, il ne voulait plus sortir de sa cellule pour ne plus avoir à affronter, dans les couloirs, dans les escaliers, dans la cour de promenade tel ou tel mineur, caïd momentané nanti de sa "cour" et riche de ses têtes de turcs, boucs émissaires ou souffre-douleur.

Mais le cas de J. est plus dramatique encore. Il sortit au bout de quelques semaines, terrorisé par ses pairs, les garçons de son âge. Il était tellement hanté par la peur d'être à nouveau agressé qu'il refusa pendant de longs mois de se séparer d'un canif qu'il portait toujours sur lui, et qu'il considérait comme son ultime moyen de défense. Ce n'est qu'après un long et lourd travail de compréhension, de traitement par un autre soignant et un accompagnement et un soutien constants de sa mère que ce jeune garçon accepta de se défaire de cette arme. Habité par la peur terrorisante de l'autre qu'il avait découverte en prison, J., auteur de multiples délits certes, aurait pu, "grâce" à la prison se transformer en criminel, voire en meurtrier. Et dans ce cas d'espèce, il faut bien admettre que c'est le séjour en milieu carcéral qui aurait pu lui "permettre" d'accéder à cette "qualification".

Bref, la disparition de la prison pour les mineurs (à l'instar de ce qui a été décidé en Espagne) s'impose de toute évidence ou presque 79 . Et cette disparition, et elle seule, me paraît être l'unique argument recevable pour accepter la création des centres fermés, actuellement ultime étape avant l'incarcération. Quand la création de ces centres fermés a été décidée, la communication officielle a beaucoup insisté sur l'aspect éducatif de ces institutions en avançant qu'un tel centre recevant six à huit mineurs se verrait doter d'une bonne vingtaine d'adultes pour y travailler, éducateurs notamment. C'est un taux d'encadrement équivalent, peut-être légèrement inférieur qui prévaut dans les C.P.I. que j'ai déjà évoqués. En faisant preuve d'un très grand optimisme, le quartier des mineurs de la maison d'arrêt de Nîmes était quant à lui doté de six ou sept équivalents temps plein, la majorité de ces emplois étant ceux des surveillants.

Le bâtiment abritant le quartier des mineurs de la maison d'arrêt de Nîmes a été restructuré à la fin des années 90. Il est maintenant constitué, sur deux niveaux, d'un long couloir qui dessert au rez-de-chaussée deux salles d'activités, le bureau des surveillants ainsi qu'un autre bureau et au premier étage une dizaine de cellules. Un escalier permet d'aller de l'un à l'autre des niveaux, l'entrée dans le quartier se faisant par le premier étage. Ce quartier est rigoureusement isolé du reste de la prison, les mineurs disposant de leur propre cour de promenade. Mais ainsi structuré, ce quartier n'offre aucun lieu de "rencontre", de discussions, neutre, non marqué, où il serait possible de se contenter de rester, d'être dans un entre-deux à la fonction non préalablement fixée. Indépendamment de la distribution des locaux qui n'est pas très fonctionnelle – bureau des surveillants au rez-de-chaussée qui doivent monter au premier étage à l'arrivée de chaque intervenant ou plus souvent pour répondre à une sollicitation d'un mineur resté en cellule – l'architecture de ce quartier assigne un rôle, une fonction : salle de classe, d'activités, cellules, cour de promenade. Pas de place où pourrait s'effectuer, sans enjeu, sans contrainte, au "hasard" une rencontre.

Avant cette rénovation manquée, ce quartier n'occupait que le rez-de-chaussée d'un bâtiment dont le premier étage était habité par des détenus adultes dits classés au service général (voir le sous-chapitre 2.2. Du calendrier scolaire). Un escalier permettait de passer d'un niveau à l'autre. Le quartier des mineurs se distribuait autour d'un large couloir, les cellules d'un côté, les salles de classe, d'activités, le bureau des surveillants de l'autre donnant sur la cour. Le "centre" du quartier, au sens vivant du terme, était constitué par ce vaste couloir bien éclairé par la lumière du jour où il fallait passer pour aller où que ce soit, où le surveillant, en attente d'un mineur pour le conduire là ou ailleurs arpentait, où l'instituteur lui-même venait à la pause griller une cigarette, où s'échangeaient les deux banalités et les trois truismes permettant à une forme minimale de vie sociale de s'inventer. Ce couloir constituait une espèce de "rue" dans laquelle, sans que cela soit sa fonction officielle bien sûr, il était possible d'observer, de se tenir à l'écart sans pour autant rester enfermé dans la cellule, sous l'œil plus ou moins bienveillant du surveillant qui lui-même y passait une partie de son temps. Bref, cette "rue" rendait possible des rencontres non contraintes. Une discussion informelle pouvait s'engager entre un détenu et le surveillant, à laquelle pouvait s'agréger, au gré des humeurs, l'enseignant en récréation, ou en attente d'autres ouailles, à laquelle pouvait se joindre un travailleur social venu s'entretenir avec un des mineurs.

Et ainsi, hors de tout lieu assigné, hors des fonctions sociales de chacun, pouvaient se tisser des liens sans enjeu mais ô combien nécessaires. J'ai dû passer des dizaines d'heures dans ce couloir à discuter avec un mineur momentanément préoccupé par ses histoires personnelles, à essayer d'en convaincre un autre qu'il pouvait venir en classe, à demander des nouvelles à celui qui revenait de la douche et que je n'avais pas vu depuis quelques jours …

Par ailleurs, la table de tennis de table installée dans l'une des salles d'activités autorisait le surveillant à échanger quelques balles avec un mineur tout en gardant, par la porte ouverte, un œil sur le couloir, véritable carrefour du quartier. Ensuite, contrairement à la situation actuelle où, pour un surveillant, être affecté au quartier des mineurs équivaut à une punition, il y avait, au début des années 90, quand je suis arrivé à la maison d'arrêt de Nîmes, une équipe de quatre surveillants d'un certain âge 80 , qui faisaient "tourner" le quartier. Ils avaient délibérément choisi de travailler avec les mineurs, et trois sur quatre y finirent leur carrière.

Au risque d'enjoliver le "bon vieux temps", d'oublier les moments difficiles, il y en eut, il régnait dans ce quartier une forme de socialité dans laquelle des rapports humains non surdéterminés par la violence carcérale pouvaient exister. En dix ans, les mineurs, les adolescents ont changé, les détenus mineurs aussi, probablement. De même bien sûr que les adultes ! Néanmoins, je continue à penser que par delà les mathématiques, la grammaire, la peinture, les échecs … que nous pratiquions en classe, c'est la pacification des esprits et des cœurs permise par l'architecture, par cette "rue" et les possibilités qu'elle offrait, par l'informel travail d'une équipe d'adultes qui jamais ne s'énonça comme telle mais qui existait bel et bien, que quelques mineurs, peut-être, purent constater, comprendre qu'il était possible d'entretenir avec les autres, avec l'Autre des rapports "civilisés", fondés sur une sereine réciprocité. 81

Enfin, et bien que cela fut en contradiction flagrante avec le code de procédure pénale, je persiste aussi à estimer que la présence de détenus adultes au premier étage de ce bâtiment contribuait à calmer le jeu, à faire baisser la tension du quartier. Ces détenus "classés" au service général, d'un certain âge eux aussi, au statut envié au sein de la prison 82 , entendaient "faire leur temps" tranquillement, sans bruit ni fureur, de façon, entre autres, à conserver leur place et les avantages y afférents. J'ai écrit ci-dessus qu'un escalier reliait le rez-de-chaussée des mineurs et le premier étage des classés. S'il n'était pas fréquent qu'un mineur monte au premier étage, il n'était pas rare qu'un détenu adulte traverse la "rue", ne serait ce que pour rejoindre son poste de travail, ou pour discuter avant l'embauche de l'après-midi avec le surveillant ou l'enseignant pour éclaircir un point de conjugaison … et ce faisant échange trois mots avec un mineur momentanément présent dans la "rue" en attendant lui aussi d'être conduit là ou ailleurs. Il n'était pas rare non plus que les détenus adultes du premier étage réprimandent plus ou moins fermement tel ou tel mineur qui, la nuit précédente, avait fait trop de bruit ou avait laissé son téléviseur fonctionner trop fort et trop tard, ce qui avait contrarié le sommeil du détenu adulte qui, lui, travaillait et donc entendait faire savoir au mineur en question qu'il y a des choses qui ne se font pas. Et dans ce genre de circonstances, la parole, l'injonction d'un ou de plusieurs adultes détenus expliquant à un ou des mineurs qu'il est malvenu de se comporter comme des "enfants sauvages" ont infiniment plus de poids que celle du surveillant ou de l'enseignant qui n'a pas quant à lui, dormi à l'étage supérieur.

Je n'oserai dire que ce quartier des mineurs tel qu'il existait était idéal bien sûr mais j'ose affirmer que cette espèce de "lieu de vie", certes amputé de la moitié féminine de l'humanité, certes contraint par les dures lois de la vie carcérale, permettait cependant par sa "rue" et une forme de mixité sociale minimale qui s'y était instaurée, de convaincre en actes de jeunes écorchés vifs que le monde auquel ils n'appartenaient pas encore ne leur était pas systématiquement hostile.

Et j'en ai tiré ce que j'aime appeler une loi d'airain en matière d'éducation, et probablement au-delà : le ghetto est la pire des solutions, en tous temps et en tous lieux. Que ce ghetto puisse être celui des surdoués ou enfants précoces, des génies de la partie écossaise ou de la défense est indienne – on est là aux échecs, le jeu – ou des cabossés de la vie ne change rien à l'affaire. C'est dans la diversité et non dans l'uniformité qu'en l'homme, enfant, adolescent ou adulte, se construisent l'humanisation et l'humanité.

Il ne faudrait pas conclure des lignes qui précèdent que la conjonction exceptionnelle d'une architecture, d'une équipe "éducative" hasardeuse, de la présence d'adultes détenus "modérateurs" suffit à rendre la prison pour mineurs utile ni même justifiée. Ou dit autrement, à transformer une citrouille en carrosse. La prison n'est pas, ne peut être, sauf à la toute petite marge, un lieu éducatif. Thierry Baranger 83 déclare : "La prison doit vraiment rester une exception pour les mineurs. En tant que juges des enfants, notre mission est d'essayer de mener auprès d'eux un travail éducatif, et de donner un sens aux peines prononcées. La prison n'est donc pas ce qui est le plus adapté. La privation de liberté est une peine et n'a pas de valeur éducative. Néanmoins, elle est parfois nécessaire dans certaines situations, lorsqu'il y a besoin de poser une limite face à des passages à l'acte de plus en plus inquiétants pour la société, mais aussi pour le jeune. Cela ne peut cependant se concevoir sans un travail éducatif, ce que ne permet pas l'enfermement. Bien entendu, cela renvoie également aux conditions dans lesquelles ces enfants sont incarcérés, et à leur nécessaire amélioration." 84

Jean-Jacques Andrieu 85 quant à lui, énonce : "Aujourd'hui, sous la pression de l'opinion publique, les politiques veulent à tout prix créer des centres fermés. Pourtant, cela existe déjà : il s'agit des quartiers de mineurs des établissements pénitentiaires. Or nous savons parfaitement que la prison n'est pas adaptée à ce public, et même qu'elle comporte des risques pour lui. Ces quartiers ne parviennent pas, notamment, à remplir deux fonctions essentielles pour ces adultes en devenir : l'éducation et la préparation à la réinsertion. Nous disons donc aux politiques : "Vous voulez absolument créer des centres fermés ? Très bien. Mais alors, supprimons les quartiers de mineurs, et remplaçons-les par des centres fermés distincts des établissements pénitentiaires et véritablement éducatifs." Car si l'enfermement et l'éloignement ne sont pas inscrits dans un processus éducatif précis, ils n'apportent aucun bienfait et, au contraire, génèrent de la violence. Notre pays ne pourrait, de surcroît, que s'honorer en rejoignant le banc des nations, telles l'Espagne ou l'Italie, qui ont compris que la prison n'est pas une place pour les adolescents et que, puisque l'enfermement est parfois nécessaire, il faut prévoir des centres spécialisés adaptés." 86

Bref, pour conclure cette partie à propos de la prison pour les mineurs, j'avancerai, comme le font les deux personnes citées ci-dessus – parmi d'autres – que si la prison pour mineurs peut, à l'extrême rigueur se concevoir dans des conditions exceptionnelles, il en va de la validité du postulat de l'éducabilité de ces adolescents de ne pas renoncer à la voir disparaître. Notre société ne saurait méconnaître ce postulat sauf à se renier elle-même en renonçant à une part de son avenir.

Notes
77.

Un mineur peut, en France, être incarcéré à partir de 13 ans, pour l'instant.

78.

Ces centres créés à la fin des années 90 avaient, ont pour vocation de représenter une alternative à l'incarcération pour les mineurs récidivistes.

79.

" Une prison ne sera jamais une maison d’éducation." Cette affirmation n’est pas une découverte récente puisque cette phrase a été écrite dans une circulaire de 1832, par le comte d’Argout, alors ministre en charge des prisons. G. Lacotte, La colonie pénitentiaire et agricole du Luc, p 24. Cet auteur écrit plus loin : "C’est ainsi que disparaissent dans le discrédit le plus total ces établissements [les colonies pénitentiaires] nés dans l’approbation générale…" ibid, p 96.

80.

Par ailleurs, parmi ces quatre surveillants, deux étaient d'anciens mineurs cévenols reconvertis dans l'administration pénitentiaire après la fermeture des puits de mine du bassin alésien.

81.

Sans trop prêter de vertus ou de défauts à l'architecture, qu'on ne peut rendre responsable de tout et de son contraire, je me permets de citer P.-M. Chaze : "Je crois que le risque d'explosion n'est pas inéluctablement lié à la taille de la marmite, mais plutôt aux capacités d'expansion et au bon fonctionnement des soupapes. De ce point de vue, l'architecture de l'établissement, sa dispersion dans un espace qui peut protéger sans étouffer, constituent peut-être un avantage." in La ferme de Champagne, Une histoire au pluriel, ouvrage collectif sous la direction de Christian Sanchez et Dominique Turbelin, édité par le Centre National de Formation et d'Etude et la Protection Judiciaire de la Jeunesse, p 167.

82.

voir la partie 2.2. Du calendrier scolaire.

83.

Président de l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille (AFMJF) et premier juge des enfants à Bobigny (Seine-Saint-Denis).

84.

Dedans Dehors, revue de l'Observatoire International des Prisons, n° 32, juillet 2002, p 20.

85.

Directeur général de l'Union nationale des associations de sauvegarde de l'enfance et de l"adolescence (UNASEA)

86.

Dedans Dehors, op. cit. p 21.