2.6.1. Les rendez-vous manqués

Dans son admirable livre Les naufragés, Patrick Declerck présente de façon limpide comment les relations soignant/soigné vont évoluer, se nouer, tenter de s'installer puis disparaître dans le cadre de l'aide thérapeutique aux victimes de ce qu'il nomme la grande désocialisation, les clochards, en l'occurrence ceux de Paris et de sa région : "La relation thérapeutique a tendance, suivant un scénario classique, à évoluer en trois temps : celui de l'élaboration du projet thérapeutique, celui de sa mise en œuvre et celui de son abandon 89 ."

La première phase, celle de l'élaboration du projet, qu'il appelle "lune de miel" correspond à ce moment où, au début de la relation va se construire un accord (apparent) entre le soignant et le soigné, un projet fondé sur une communauté de vues tant du point de vue instrumental, téléologique qu'axiologique. Dit autrement : comment fait-on pour atteindre tel but, étant entendu que nous sommes d'accord pour que vous, le soigné, sortiez de l'état dans lequel vous vous trouvez ici et maintenant ? Les deux parties prenantes trouvent alors, une fois le "contrat" conclu, une forme de gratification narcissique, le soignant ayant été un bon soignant, l'autre un bon soigné ayant positivement manifesté son souhait de se soigner pour s'en sortir.

Puis, dans une deuxième phase, "les choses se gâtent". Le projet élaboré dans un premier temps doit, devrait se mettre en place, et son déroulement être rythmé, scandé par les opérations ancrées dans le faire, dans la satisfaction de la part du soignant d'une demande normalisante du soigné, d'autant plus normal qu'il demande à l'être : "pouvoir travailler, être en bonne santé, être libre de toute addiction autodestructrice, etc." 90 "Puisque le soigné demande des papiers, une cure de sevrage, un hébergement, un stage de formation, le soignant va mobiliser les ressources de la réalité pour lui fournir ces papiers, cette cure, cet hébergement, ce stage …" 91 Mais ces demandes de la part du soigné émanaient d'un "faux self" 92 , n'étaient là que pour faire écran, pour complaire au soignant, masquant encore et toujours son incapacité à prendre à son compte des projections dans le futur que le soignant, dans son souci de normalisation lui a "fourguées en catimini" et que dans un premier temps il a faussement acceptées. Le malentendu qui s'installe au fil de cette deuxième phase de mise en œuvre du projet va aller croissant, le soigné essayant de retarder les échéances, se mettant à dysfonctionner puis le contrat thérapeutique va être abandonné, le lien entre le soignant et le soigné rompu. Le soignant s'estime alors "souvent trahi par le soigné qui s'est révélé être autre que ce qu'il disait être" 93 , le soigné se voyant lui renvoyé une fois encore, une fois de plus "à sa folie, à sa différence transgressive, à son inquiétante inintelligibilité." 94

Les deux ont voulu ignorer "la distinction fondamentale entre demande manifeste et demande latente" 95 . Une dernière précision, d'importance, pour un futur retour sur l'enseignement en prison : pour que la rupture du lien ne soit pas le moment d'une pénible confrontation, le soigné se débrouille pour l'éviter "en dysfonctionnant à un point tel que, par exemple, son exclusion est décidée par les autorités administratives qui gèrent le lieu de soins." 96

Je ne suis pas thérapeute, "mes" élèves n'étaient pas des patients - ni bien sûr des clochards - mais "toutes les informations, tous les savoir-faire, tous les savoirs purs qu'un enseignement permet d'acquérir sont autant d'occasions d'apprendre à être" 97 .

J'ai écrit dans une partie précédente qu'une classe en maison d'arrêt était un groupe à entrées et sorties permanentes et comme telle difficile à guider, sauf, selon moi, à réussir à constituer un noyau d'élèves d'une certaine stabilité auquel viendraient avec plus ou moins de réussite se greffer les nouveaux arrivants. 98 Mais le groupe n'étant pas extensible à l'infini, si de nouveaux venus pouvaient espérer s'y adjoindre, c'est parce que d'autres le quittaient. Et pas toujours pour des raisons indiscutables comme un transfert vers un autre établissement pénitentiaire ou une libération. Il y en avait avec qui "ça ne marchait pas" mais leur départ, leur abandon qui auraient pu être porteurs d'interrogations quant à ma pratique étaient masqués par l'arrivée des nouveaux qui eux-mêmes, allaient rester ou repartir, et ainsi de suite. 99 C'est là, que l'analyse proposée par Patrick Declerck à propos de la construction, de la mise en place puis de la rupture du lien thérapeutique me semble éclairante.

Avec chacun des groupes existants au quartier des hommes comme avec celui du quartier des femmes, je pratiquais de manière identique. Nous entrions en classe, échangions les saluts habituels 100 , je rendais le cas échéant le travail effectué la semaine précédente aux "anciens", leur en donnais la suite tout en ayant demandé "5 minutes" aux nouveaux, afin d'avoir le temps de "mettre en route" ceux qui pouvaient l'être. Ensuite, les anciens au travail, je prenais le temps d'aller m'entretenir rapidement, trop rapidement avec le ou les nouveau(x). Une courte présentation, ou un bref rappel, de l'objectif du groupe – classe, deux ou trois questions de ma part sur leur passé scolaire pour pouvoir me faire une idée de leur "niveau", de ce qu'ils avaient gardé de leur passage dans l'institution scolaire, puis arrivait l'inévitable choix : mathématique ou français ? J'avais constitué, au fil du temps, quelques fiches "basiques" me permettant, de façon un peu plus fine d'évaluer, modestement, la "position" de ces nouveaux élèves. et c'était parti pour une séance de travail autour des mathématiques ou de la lecture/écriture.

Revenant alors vers les "anciens" qui me sollicitaient au sujet de telle ou telle correction sur le devoir que je leur avais rendu ou sur telle ou telle difficulté du travail que je venais de leur proposer, je gardais un œil sur les nouveaux. J'essayais de ne pas les abandonner trop longtemps à leur sort sans m'enquérir des difficultés qu'ils éprouvaient éventuellement pour mener à bien leur tâche ou au contraire leur suggérer un travail d'un niveau plus adapté si celui que je leur avais dans un premier temps remis s'avérait trop facile, les confinant dans l'exécution de routines qu'ils maîtrisaient très bien. Dans ce dernier cas, il n'était pas rare qu"ils refusent de changer d'exercice, ce que j'analysai alors comme une forme de première réassurance personnelle qu'ils estimaient nécessaire avant d'accepter de se lancer plus avant, de cheminer hors de leurs propres sentiers battus. Je n'y arrivais pas toujours, loin s'en faut, certains d'entre eux, d'entre elles se contentant de faire bien ce qu'ils savaient déjà bien faire sans vouloir accepter le risque de se trouver en difficulté face à une tâche plus complexe ou nécessitant par exemple une phase de recherche pour laquelle ils n'avaient pas tout de suite la possibilité de se réfugier dans le doux cocon du faire voire de l'activisme. A d'autres que je voyais plus ou moins en perdition quand nos regards se croisaient, j'allais demander où se trouvait la difficulté qui les bloquait, quelle était la question qu'ils n'arrivaient pas à résoudre …

Mais très vite, je devinais que ce n'était pas une difficulté éventuelle du travail en lui-même qui les ennuyait, mais la nature même de ce type d'exercice. Il arrivait qu'ils me demandent un autre devoir, une autre fiche, en mathématique si je leur avais proposé du français ou vice - versa. Et bien sûr, cela n'allait pas mieux avec le second qu'avec le premier. Puis, vers la fin de la séance, ils me disaient qu'en fait "ils n'avaient pas la tête à ça", ou qu'ils étaient "préoccupés par l'imminence de leur procès. Vous comprenez ?" Bien sûr que je comprenais. J'essayais néanmoins d'argumenter, de les convaincre d'essayer encore, de revenir lors de la séance suivante. Généralement en vain : "Pour commencer, il faut commencer, et on n'apprend pas à commencer. Pour commencer, il faut simplement du courage." 101

Pour reprendre le schéma de Patrick Declerck, ils étaient venus en classe pour je ne sais quelle raison, dans je ne sais quel but. Nous avions alors noué un "lien pédagogique" méconnaissant la demande latente, prenant eux et moi – et cela nous arrangeait bien – cette fausse monnaie de la demande manifeste signifiée par leur présence en classe pour de l'authentique, nous lançant dans un faire relevant de l'artefact qui allait très vite révéler ses propres limites avant de se déliter dans la rupture, le plus souvent très urbaine, de ce "contrat pédagogique" 102 émanant d'un "faux self" auquel j'avais eu la naïveté de prêter quelque consistance.

Je garde le souvenir d'un jeune homme d'une vingtaine d'années qui, quand nous nous rencontrâmes, était déjà inscrit à un examen par unités capitalisables, un BEP en l'occurrence. Je pouvais légitimement imaginer que j'avais affaire à un "client en or" dont la motivation évidente devait être capable de renverser les montagnes carcérales qui n'allaient pas manquer de se présenter. Lors de notre première entrevue, il me tint le discours que j'attendais et je lui proposai en conséquence de venir participer à la séance que je consacrais en particulier aux élèves "avancés" avec lesquels nous travaillions essentiellement mais non exclusivement les mathématiques, matière qu'il avait encore à passer pour obtenir son diplôme. Je ne le revis plus, ou alors fortuitement, dans les couloirs au gré de nos pérégrinations respectives. A chaque fois je l'interpellais, prenais de ses nouvelles, lui rappelais l'imminence de l'examen qui se rapprochait inéluctablement … et à chaque fois ou presque, il me promettait qu'il allait venir, qu'il allait faire un effort et que d'ailleurs, si j'avais là, sur moi, dans l'instant, du travail à lui donner, il ne manquerait pas de s'y atteler séance tenante ou quasi. Je lui rétorquais que je ne pouvais lui laisser "comme ça" du travail qui nécessitait des explications, une aide que je pouvais lui fournir pendant la séance à laquelle je lui rappelais qu'il serait judicieux et utile qu'il participât. Il n'en fut rien.

Se profila alors le jour de l'examen organisé par le centre de validation du Gard auprès duquel le service scolaire de la maison d'arrêt de Nîmes avait réussi à transférer son dossier, le jeune homme en question venant d'un autre département que le Gard. Quelques jours avant les épreuves, je lui confirmai par un courrier intérieur que je l'attendrais avec les sujets d'examen aux dates et heures convenues. Il se présenta, composa a minima et à la fin de l'une des épreuves me confia qu'en prison "ce n'était vraiment pas possible de faire des études", que "ça lui prenait la tête" et que "ce n'était pas possible de travailler en cellule" toutes choses dont je ne pouvais malheureusement que convenir mais dont je ne pouvais que lui faire remarquer qu'elles étaient contraires aux "engagements réciproques" que nous avions pris, lui et moi. S'était-il senti pris au piège par le "contrat pédagogique" que je lui avais proposé et qu'il n'avait pas osé refuser, s'estimant probablement valorisé par l'intérêt que je lui portais ? Mais n'avais-je pas plaqué sur ce garçon mes propres envies, mon propre désir quant à un cheminement étudiant doté d'un terme prévisible, ce qui n'est pas si fréquent que cela en maison d'arrêt ? Toujours est-il qu'à peine l'accord conclu, il s'était empressé de le rompre, gentiment, avant même que commence sa mise en œuvre.

Tenant enfin un "bon client", je m'en étais tenu à sa demande manifeste, analogue à celle que je formais pour moi-même, que j'avais probablement contribué à faire émerger, méconnaissant voire refusant sa demande latente qui était certainement d'une toute autre nature. Je lui avais proposé un projet "clés en mains" dont il avait bien voulu faire semblant de l'accepter (la lune de miel) en prenant la sage précaution de m'en laisser à la fois les clés et la serrure. C'était de ma part la manifestation d'un désir à la fois instrumentalisé et instrumentalisant, et donc probablement un désir faux, contraint. Je pensais, depuis longtemps, que la méthode de passation des examens par unités capitalisables, leur fréquence, plusieurs fois dans l'année, était adéquate au public carcéral. En conséquence, j'avais multiplié les démarches administratives pour que "mes" élèves puissent être justiciables d'une telle mesure, d'une telle organisation. Mais le service scolaire de la maison d'arrêt de Nîmes n'étant pas centre de formation agréé, il ne pouvait être l'initiateur de l'inscription d'un ou d'une candidat(e) à ce type d'examens. Par contre, si le/la détenu(e) était déjà inscrit(e) par l'intermédiaire d'un organisme de formation avant d'être incarcéré, son inscription continuait à valoir et il/elle pouvait donc prétendre à bénéficier de ces modalités. Pour une fois que j'en tenais un !

Notes
89.

P. Declerck, Les naufragés, p 350.

90.

ibid p 352.

91.

ibid p 352.

92.

ibid p 352.

93.

ibid p 353.

94.

ibid p 353.

95.

ibid p 353.

96.

ibid p 354.

97.

O. Reboul, Qu'est ce qu'apprendre ?, p 197.

98.

Je reviendrai sur cette question à la fin de cette partie, les choses n'étant probablement pas aussi simples ni aussi univoques.

99.

Cette espèce d'aveuglement me fait me souvenir de cette citation dont j'ai oublié le nom de l'auteur : "A force de sacrifier l'essentiel pour l'urgent, on en vient à oublier l'urgence de l'essentiel." Edgar Morin, peut-être !

100.

J'analyse ce court moment comme l'équivalent des rituels que l'on rencontre fréquemment dans les classes "ordinaires", comme un moment de décompression, de sas, entre deux mondes, celui de la détention et celui de la classe, d'essence assez radicalement différente.

101.

V. Jankélévitch, cité par P. Meirieu, Le choix d'éduquer éthique et pédagogie, p 192.

102.

terme un rien usurpé, la notion de contrat impliquant l'égalité des contractants.