2.6.3. A propos des "noyaux durs".

J'ai précédemment écrit, qu'avec des classes à entrées et sorties permanentes, une façon permettant d'insuffler une dynamique, de donner du souffle, était d'arriver à constituer un "noyau" d'élèves permanents que l'on allait retrouver de semaines en semaines, pendant quelques semaines ou quelques mois. Ce n'était pas toujours facile ni gagné d'avance. Il pouvait arriver qu'un de ces noyaux se désagrège à cause du départ plus ou moins inopiné de l'un de ses membres. Mais pour ne pas avoir trop le sentiment d'effectuer une rentrée scolaire chaque semaine, la constitution de ces "âmes" des groupes continue à me paraître indispensable. Il est beaucoup plus motivant pour un enseignant d'entreprendre une action dans la durée, de capitaliser d'une séance à l'autre, de progresser, même si celle-ci est forcément limitée dans le temps par la nature même du public auquel il s'adresse. Et puis, cette dynamique enclenchée avec ce noyau dur pouvait rejaillir sur les nouveaux arrivants qui peut-être s'y adjoindraient.

Tout est dans le "peut-être". Une fois ce groupe constitué d'élèves participant très régulièrement, se créait forcément une forme de connivence, de sympathie marquées par le plaisir de se retrouver d'une séance à l'autre. Et il n'est pas impossible que par-delà le manque de "désir communiqué" lors de mes premières rencontres avec les nouveaux, il se soit ajouté une forme de peur face à une entité déjà existante au sein de laquelle ces nouveaux imaginaient mal pouvoir s'y insérer. Ou, à défaut de peur, une sorte d'incompréhension des codes de ce monde, de ce groupe humain plus ou moins jaloux de sa tranquillité, de sa routine sécurisante que des "étrangers" venaient perturber.

Même en étant conscient de tels phénomènes et en ayant la volonté de les combattre ou au moins de les circonscrire, il n'était pas facile de les contrecarrer. Je ne pouvais, en m'occupant exclusivement par exemple des nouveaux "laisser tomber" les anciens sans risquer de les voir déserter la classe et perdre ainsi le bénéfice de ce fameux groupe constitué et de sa dynamique. Je ne pouvais pas par ailleurs me contenter de la présence du groupe en question, certes gratifiante, enthousiasmante par le chemin que nous pouvions ensemble parcourir, sans prendre le risque de le voir disparaître au fil des transferts ou libérations, ou de façon plus pernicieuse le voir se reproduire, plus ou moins à l'identique, les anciens cooptant en quelque sorte les nouveaux qu'ils avaient repérés comme étant de possibles comparses d'études ou à tout le moins de séjours en classe.

Il y en eut même un, étudiant intéressé et intéressant, plutôt bien installé dans la prison, faisant partie du "gratin carcéral" qui me dit un jour, à propos d'un cours qu'il suivait avec un autre enseignant qu'il se "débrouillait" pour rester entre soi, pour qu'il y ait le moins possible de nouveaux dont il se faisait fort, le cas échéant, de les convaincre de ne pas revenir. Il captait à son profit quasi exclusif, ou au moins à celui du petit groupe dont il faisait partie, l'attention, le travail de l'enseignant en question qui se félicitait par ailleurs à juste titre des progrès de ce garçon.

Ensuite, ces noyaux durs n'étaient pas nécessairement constitués par ceux des prisonniers réputés avoir le plus besoin, entre autres, du service scolaire. Ceux qui étaient notre public naturel, auprès desquels il nous était demandé de faire porter nos efforts, les plus démunis, les illettrés pour faire court, échappaient largement à nos filets, certes par la priorité accordée au travail pénitentiaire et qu'ils lui accordaient eux-mêmes pour des raisons pécuniaires évidentes, mais probablement aussi à cause de cet effet pervers de l'existence des noyaux durs que j'ai tenté d'expliquer.

Je terminerai ce chapitre en sollicitant à nouveau Patrick Declerck : "Dans le champ de la réponse sociale à la grande désocialisation, le paradoxe général de l'aide prend la forme suivante : l'aide doit servir en premier à ceux qui en ont le plus besoin, c'est à dire les plus malades physiquement, socialement et psychiquement. Mais les personnes à la rue sont les plus difficiles à approcher et à aider. Il circule à cet égard tout un vocabulaire : "dialoguer, convaincre, accrocher, apprivoiser [sic]". Patrick Declerck poursuit : "Bref, l'aide la plus urgente et la plus nécessaire ne se dispense que dans une tension ambivalente entre soignants et soignés. Ces derniers étant supposés refuser d'emblée l'aide, pour l'accepter ensuite. Cela conduit au cœur même du paradoxe : il faut, en priorité, apporter des soins à des sujets qui ont tendance à les refuser. A l'inverse, s'ils acceptent les soins trop facilement, ou s'ils les demandent, les réclament ou les exigent, c'est, à la limite, qu'ils n'ont plus à émarger au dispositif d'aide." 121

Toutes choses égales par ailleurs, le paradoxe décrit lumineusement par Patrick Declerck n'est pas si éloigné de celui que j'espère avoir débusqué à propos des noyaux durs.

Notes
121.

Les naufragés, p 344, 345.