2.7. Faut-il enseigner en prison ?

La réponse est : oui, sans ambiguïté ni retenue. Et pas uniquement parce qu'y ayant travaillé plus de douze ans, il serait malvenu, incongru voire schizophrène de prétendre le contraire. J'ai aimé enseigner en ce lieu, j'ai la folle prétention de penser que je n'y ai pas été totalement inefficace et qu'au-delà des résultats "chiffrés", j'ai aidé certains, nombre de "mes" élèves, par le biais des apprentissages partagés, à reconquérir une part de leur estime de soi, une fraction de leur personne, une frange de leur identité. Mais avant de terminer ce chapitre traitant de l'enseignement en prison, en généralisant autant que faire se peut, je veux encore laisser la "parole" aux détenus, connus ou inconnus, à d'autres spécialistes de la prison, qui se sont exprimés sur la nécessité, l'importance de l'enseignement en prison, et, au-delà, sur l'ardente obligation de la présence, de la venue d'intervenants extérieurs.

A tout seigneur, tout honneur. Vidocq, fin connaisseur des deux côtés de la grille, écrivait en 1836 :

‘"L'éducation des prisonniers ne devrait pas être négligée. On a établi des écoles régimentaires dans lesquelles les savants sont chargés d'instruire les ignorants ; rien n'empêche que de semblables écoles soient établies dans les prisons. Je crois qu'il résulterait de leur établissement un bien incalculable. Le prisonnier dont tous les instants seraient occupés n'aurait pas le temps de penser au mal, il prendrait insensiblement goût à ce qu'on lui enseignerait, et ne tarderait pas à devenir meilleur. J'ai souvent trouvé l'occasion de remarquer que ceux des détenus qui ne savaient pas lire vendaient une partie de leur ration de pain pour louer des livres, et en écouter la lecture, il y a dans le coeur de l'homme un sentiment qui le porte à chercher l'instruction, surtout lorsqu'il vit en société." 122 ’ ‘"La scolarisation, pour sommaire qu'elle soit, est sans doute la moins inutile de toutes..." [des activités socio-éducatives]. 123 ’ ‘"Les études sont incontestablement l'un des meilleurs moyens de remplir le vide existentiel dans la mesure où elles assument divers rôles ; elles comblent le temps perdu, elles contribuent à maintenir un certain équilibre mental et restructurent l'individu en substituant la réflexion à la soumission, enfin elles transcendent la sanction en préparant le prisonnier en vue de son insertion sociale. [ ] Etudier dissipe donc l'ennui journalier et permet d'éviter que l'homme, désœuvré, ne sombre dans l'apathie, voire la folie. En dehors de toute tutelle administrative, le prisonnier peut décider de son temps, se fixer ses propres astreintes et déterminer ses heures de cours. Au lieu de laisser ses gardiens gouverner son temps, il gère une partie de celui-ci et sauvegarde un minimum d'autonomie. [ ] Or, ces "grâces" servaient parfois de motivation pour commencer un cycle d'études. Ceux qui étudiaient "pour les grâces" continuaient de le faire par goût." 124 ’ ‘"En cellule, je marche, de la fenêtre à la grille. Puis je m'assieds et je lis. Je marche encore, puis travaille sur divers textes, philo, psycho, socio, autant d'outils à maçonner l'Idée. J'ai une telle fringale d'apprendre ! Non pas pour ma réinsertion, tout à fait problématique, mais pour savoir." 125

C'est Patrick Henry qui découvre "le bonheur tout neuf" que lui apportent les mathématiques, avant d'écrire : "La culture sauve, l'ignorance rend instable, inexistant, fragile. Je suis d'ailleurs convaincu que mon affaire n'aurait jamais eu lieu si j'avais bénéficié d'une culture." 126

‘"Aussi les cours de comptabilité représentaient-ils, pour nous, comme une grande bouffée d'air frais. Dans notre vie, c'était un îlot bénéfique. Nous en avions toutes conscience, je crois, plus ou moins obscurément, et nous nous groupions autour de Mademoiselle G. pour le préserver." 127 ’ ‘"Les vacances, pour moi, c'est la grande catastrophe, et à l'inverse des élèves qui appréhendent de les voir prendre fin, j'ai pour septembre une tendresse particulière." 128 ’ ‘"II [un surveillant] reconnaît que la présence de ce personnel [du personnel médical], étranger au monde pénitentiaire et à ses obscures pratiques, avait des effets extrêmement bénéfiques." 129 ’ ‘"Quand un intervenant extérieur entre en prison, c'est un peu du monde qui entre avec lui." 130 ’ ‘"Un gradé "ancien" de cet établissement dira d'ailleurs, au cours d'un entretien, que le climat social général de la détention et les relations aux détenus ont été fortement influencés par l'arrivée en prison des intervenants extérieurs. Leur présence a contribué surtout à y réduire la violence." 131 ’ ‘"Il ne faudrait pourtant pas sous-estimer leur rôle [celui des tiers, autre nom des intervenants extérieurs] sur la vie en détention. Les personnels, qui travaillent chaque jour en prison et qui participent aux jeux de l'institution, tendent en général à accroître les marges de manœuvre des détenues. Ils leur donnent l'occasion de s'exprimer, ils leur offrent un autre statut, plus valorisant." 132 ’ ‘"Une activité n'est éducative qu'à partir du moment où elle est mise en place par les travailleurs sociaux et animée par un intervenant extérieur qui, par sa seule présence, "régule les rapports entre les détenus", comme l'explique une sous-directrice." 133 ’ ‘"Le travail, les formations, les activités socio-éducatives et les intervenants extérieurs (concessionnaires, enseignants, comédiens ... ) transforment un détenu en un citoyen et une "bande de criminels" en un "groupe de personnes". 134 ’ ‘"De l'école, il [un ex-détenu] dit le lieu de parole, la sensation de la liberté où la prison est, un instant, mise entre parenthèses et qui "limite les dégâts" en réduisant les tensions de la vie carcérale." 135

Tout au long de ce travail, au travers de mes aventures (mésaventures !), de mes lectures et réflexions, j'ai essayé de montrer qu'enseigner en prison ne se peut sans une composante éthique majeure, composante embrassant bien évidemment l'activité enseignante au sens étroit du terme mais aussi, et peut-être surtout ce qui en est à la périphérie.

J'affirme comme postulat d'ordre éthique que l'enseignement, l'apprentissage, mieux le fait d'apprendre ‑ apprentissage référant trop à un métier ‑ offrent à un individu, une personne, la possibilité de se reconstruire une identité, de ne pas être, rester enfermé dans un moment de son passé. Enseigner, c'est probablement avant tout créer et offrir un lieu, la classe où peut commencer de s'échafauder cette reconstruction. Dit autrement, venir apprendre en un lieu où l'on enseigne, c'est offrir à ces "élèves" la possibilité d'ôter leur peau de bagnard, de s'en décoller. La métaphore de la chrysalide vient à l'esprit et il ne me déplaît pas de m'y référer.

Sur un registre plus social, voire sociétal, je postule aussi, au risque de n'être qu'une caution, fût-elle éthique, voire un alibi, que l'enjeu de l'enseignement en prison recouvre l'enjeu d'une prison qui ne se résigne pas à n'être qu'un lieu punitif, ou encore qu'au travers de l'enseignement, ce qui est en jeu, c'est l'existence de la prison à hauteur d'homme. La présence d'enseignants travaillant en prison pourrait ainsi être considérée comme une preuve de civilisation, au sens où la société n'aurait pas renoncé, fût-ce avec les pires de ses enfants, à leur offrir la possibilité d’évoluer, de leur permettre ou à tout le moins de les aider à devenir autres qu’ils n’ont été et qu’ils ne sont. 136

En ce qui concerne la périphérie, je pense qu'enseigner en prison ne peut pas se concevoir sans en amont, un agir éthique que j'essaie d'analyser au travers de comportements banalement quotidiens et du refus de savoir, dont je postule qu'il est non pas manque de connaissances sur lesquelles fonder une action, par exemple pédagogique, mais au contraire libérateur par l'inconnaissance voire le mépris dans lequel je tiens à maintenir l' "avant" de "mes" élèves pour ne me préoccuper que de l'ici et du maintenant, de l'ailleurs et du plus tard. 137 Je veux signifier que nos conditions de travail, nos conditions d'existence en tant qu'enseignants, sont largement tributaires de cette périphérie et qu'il ne saurait être question d'effectuer honnêtement ce métier sans la prendre en compte certes, mais aussi sans tenter de la transformer.

Je ne trouve pas de meilleure conclusion à ce chapitre consacré à l'enseignement que ce qu'écrivait "mon" étudiant en droit de l'année scolaire 1999-2000 à l'issue d'une semaine entière d'examens : "Et encore merci de m'avoir permis d'exister toute une semaine durant." 138 L'enseignement comme permis d'exister, d'existence : il y a là un symbole et une ouverture sous lesquels j'ai l'immodestie de situer ce travail.

Notes
122.

E.-F. Vidocq, Considérations sommaires sur les prisons, les bagnes et la peine de mort, p 31 et 32.

123.

C. Lucas, Suerte, p 455.

124.

P. Maurice, De la haine à la vie, p 251 – 253. Jusqu’en 1986, les détenus pouvaient bénéficier de trois mois de réduction de peine pour les réussites aux examens.

125.

C. Bauer, Fractures d’une vie, p 175.

126.

P. Henry, Avez-vous à le regretter ?, p 178.

127.

N. Gérard, Sept ans de pénitence, p 376.

128.

ibid p 405.

129.

C. Carlier, Les surveillants au parloir, p 27.

130.

J. Expert, E. Laurentin, La longue peine, p 108.

131.

A. Chauvenet, F. Orlic, G. Benguigui, Le monde des surveillants de prison, p 120.

132.

C. Rostaing, La relation carcérale, p 308.

133.

L. Le Caisne, Prison une ethnologue en centrale, p 220.

134.

ibid, p 219.

135.

J.L. Mendez, Comment peut-on concevoir l’école en prison ?, p 83.

136.

Dit autrement, d’échapper à leur identité réduite à la mêmeté (identité idem) pour cultiver leur ipséité (identité ipse).

137.

Je développe ce thème dans le sous-chapitre 4.1. C'est la moindre des choses.

138.

La narration de cet épisode est en annexe.