3.2. Un journal en prison

3.2.1. L’Ombre du zèbre

Dans une vie antérieure, j’ai dû être libraire, bibliothécaire, imprimeur, journaliste, rotativiste, typographe … Depuis longtemps, depuis toujours, la chose imprimée, sous quelque facette que ce soit m’intéresse au plus haut point. Depuis que je suis instituteur, au risque d’être présomptueux et de faire preuve de graves méconnaissances didactiques, j’estime qu’enseigner et faire apprendre l’histoire, la grammaire, les mathématiques, … est à la portée du premier enseignant venu.

Mais l’écrit … Là est le mystère, là sont les difficultés que je ne suis pas loin de penser insurmontables. Et depuis que je travaille en prison, la question de l’écrit me taraude, certes comme avant, mais un peu plus encore, s’il est possible. Car "En prison toute demande d’accès à quoi que ce soit passe par l’écrit ; l’écriture et les connotations dont elle est porteuse par le biais de l’orthographe, du vocabulaire, de la présentation jouent un rôle considérable." 153

Et écrire ne peut être vain. On ne peut écrire "dans le vide", pour rien, plus encore quand il s’agit d’encourager à produire des textes, d’apprendre à les rédiger. Comme le dit François Dosse à propos de Paul Ricœur : "le quadrilatère du discours [c’est] la parole, le locuteur, le référent, le destinataire" 154 ou comme l’écrit Paul Ricœur lui-même : un discours, c’est "quelqu’un [qui] dit quelque chose à quelqu’un selon des règles (phonétiques, lexicales, stylistiques)." 155 Je serais pour ma part tenté de rajouter à cette listes d’adjectifs : sociales. Il y a donc des locuteurs potentiels, porteurs d’une possible parole à aider à advenir et à formaliser. Restaient les destinataires.

Je voulais proposer à mes élèves un support, réceptacle de leurs travaux d’écriture, visible de l’intérieur et de l’extérieur de la prison (écrire pour de vrai, pour de vrais lecteurs) informant un peu l’extérieur de la vie dans les murs et ayant l’ambition de créer un lien – social ? – entre le dedans et le dehors. Dit autrement, il ne pouvait être question de m’en tenir à un journal scolaire de prison comme il y en a tant, traitant de tout ou presque sauf … de la prison. Il ne pouvait être question non plus, de m’en tenir à un journal interne à la maison d’arrêt de Nîmes, traitant éventuellement de questions relatives à la prison, mais sans existence sociale avérée et reconnue, sans lecteurs extérieurs, sans présentation au monde.

Et c’est ainsi qu’après une tentative avortée en 1992 – essentiellement tentée avec les détenus du quartier des mineurs – un groupe classe réalisait en février 1997 le premier numéro de L’Ombre du zèbre. 156

Il me faut convenir que rien n’était prémédité. A la rentrée 1996 – 97, je m’étais lancé dans l’animation d’un atelier d’écriture destiné en particulier aux écrivants en délicatesse avec le texte, l’écrit, espérant leur faciliter par des exercices contraignants le passage à la "rédaction", leur permettre de surmonter les difficultés qu’ils rencontraient vis à vis de cet exercice particulier qu’est l’écriture.

De façon très synthétique, il s'agissait à partir d'un matériau très précis de rédiger quelques lignes pouvant accéder au statut de texte : une histoire, une progression, un début, un milieu et une fin. L'exemple canonique peut être celui dit du "tavernier". Dans un premier temps, nous nous amusions à fabriquer autant de mots que possible grâce aux lettres du mot "tavernier", sans en utiliser d'autres. Du stock ainsi constitué, nous en choisissions une dizaine par un vote à main levée. Tous ces mots devaient être impérativement utilisés dans un texte de quelques lignes. Le but de l'exercice n'était pas d'intégrer ces mots dans une histoire qui leur aurait préexisté, mais au contraire, grâce à ceux-ci, d'en créer une de toutes pièces dont ils étaient, en quelque sorte, à la fois le contenu et le contenant.

Puis, le temps passant, d’autres élèves arrivèrent, certains moins démunis que ceux du groupe original. L’un d’eux lança un jour : "Et si on faisait un journal ?" Il se trouva que ce jour-la, les participants à cette séance acquiescèrent, surenchérirent et vu que je ne m’y opposai pas, au contraire, "c’était parti". Je pris la précaution de m’assurer que le groupe était capable de porter un tel projet dans la durée et en conséquence décidai que les premiers numéros seraient à diffusion strictement interne.

En novembre 1997, après quatre numéros "essais", L’Ombre du zèbre sortit de la maison d’arrêt de Nîmes. C’est ainsi, avec des hauts et des bas, que douze numéros furent fabriqués, le dernier ayant été adressé à ses cent cinquante abonnés extérieurs et à l’ensemble des détenus de la maison d'arrêt de Nîmes en juillet 1999.

Avant de narrer les aléas qui ont conduit à la disparition de ce journal, je vais essayer, a posteriori, de mettre en perspective cette expérience qui en deux ans et demi a produit douze numéros représentant quelques 200 pages, de m’interroger tant sur la réalité de l’objet que sur sa signification.

Bref, en usant d’un autre vocabulaire, d’autres concepts dont "j’ignore prudemment le sens, ça laisse de l’espoir" (Emile Ajar alias Romain Gary), de m’aventurer à la fois sur le terrain de la phénoménologie qui "met le sens à distance du "vécu" auquel nous adhérons purement et simplement" 157 , voire de l’herméneutique qui "commence elle aussi lorsque, non contents d’appartenir au monde historique sur le mode de la tradition transmise, nous interrompons la relation d’appartenance pour la signifier." 158

Sans forcément chercher à innover ni à élaborer une nouvelle théorie "textuelle", l'écriture remplit plusieurs fonctions : celle de se faire entendre, pour se sauver, y compris et peut-être surtout dans les moments difficiles (le premier temps) ; de s'exprimer de façon plus explicite voire revendicative (le deuxième temps) ; de se présenter au monde sans qu'y soit nécessairement adjoint une des deux premières (le troisième temps) et, en ce qui me concerne sur un plan plus professionnel, plus prosaïque celle de contribuer à porter et faire vivre un groupe – classe à la composition voire à l'existence aléatoires (le quatrième temps).

  • Premier temps : autour de l’écriture "salvatrice".

Si c'est un lieu commun de considérer la lecture comme un merveilleux moyen d'évasion, et pas uniquement quand on est incarcéré, on peut considérer de façon tout aussi commune qu'écrire en prison, à défaut de s'évader, permet de se sauver, momentanément au moins.

‘- "Moi j’ai trouvé un moyen de tenir ma douleur à distance, de m’en détacher un peu : je l’écris. [ ] Prisonnier d’une situation, je deviens geôlier de son expression. J’en apprivoise le sens avec des mots à moi." 159 ;’ ‘- … "l’écriture est le moyen, pour un prisonnier au long cours d’éviter de sombrer dans l’univers carcéral. Ecrire, c’est résister et refuser qu’on vous nie [ ] écrire sans souci des conséquences est encore la meilleure façon de nier la prison qui vous nie – juste retour des choses. Ecrire ou le combat contre l’absurde, donc, ici comme ailleurs, mais plus vital ici qu’ailleurs." 160 ;’ ‘- "L’écriture me soulage et la rencontre des autres aussi, mais je ne suis toujours pas libre." 161

Ces deux citations de détenus – écrivains au long cours plus celle de l’un de "mes" élèves pour signifier quoi ? Ceci : à défaut d'être une panacée, mais nécessité fait loi, j'avais postulé que raconter "son" histoire, la faire exister par l'intermédiaire d'un écrit, authentique puisque publié et public, pouvait, par une alchimie dont j'éprouve moi-même les bénéfiques effets, en quelque sorte libérer de l'immédiate gangue dont il faut bien s'extraire pour, qui sait, advenir.

‘- "Sans quitter l’expérience quotidienne, ne sommes-nous pas inclinés à voir dans un tel enchaînement d’épisodes de notre vie des histoires "non (encore) racontées," des histoires qui demandent à être racontées, des histoires qui offrent des points d’ancrage au récit ? Je n’ignore pas combien est incongrue l’expression "histoire non (encore) racontée." Les histoires ne sont-elles pas racontées par définition ? Cela n’est pas discutable si nous parlons d’histoires effectives. Mais la notion d’histoire potentielle est-elle inacceptable ?" 162 ;’ ‘- "Nous racontons des histoires parce que finalement les vies humaines ont besoin et méritent d’être racontées. Cette remarque prend toute sa force quand nous évoquons la nécessité de sauver l’histoire des vaincus et des perdants. Toute l’histoire de la souffrance crie vengeance et appelle récit." 163 ; ’ ‘- "que le temps devient humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif et que le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l’existence temporelle." 164 ;’ ‘- … "ce qui n’avait jamais vraiment existé avant d’être écrit." 165
  • Deuxième temps : autour de l’expression, y compris revendicative.

Sans être obligatoirement à ranger dans la catégorie des archéo-révolutionnaires, je pense que l'écrit est l'un des moyens de porter à la connaissance des autres, du monde, sous une forme déterminée, codifiée, ce dont un individu, une communauté s'estiment en droit de souhaiter, de réclamer :

‘- "La prison, c’est être privé de liberté, c’est pas être privé de s’exprimer." 166 ;’ ‘- "Mais payer ne signifie pas, ne doit pas signifier se taire ni se dispenser de penser. Aussi scandaleux que cela puisse paraître aux braves gens, la justice et la prison peuvent légitimement être critiquées par ceux-la même à qui elles s’appliquent, spécialement si leur critique, dépassant leur cas particulier, porte sur le fond du problème. La culpabilité, après tout, n’entraîne pas la déchéance de ses facultés de jugement. Il y a sur la justice et sur la prison, l’une n’étant pas nécessairement juste ni l’autre nécessairement adéquate, un "point de vue du condamné" qui vaut au moins autant que celui d’un observateur impartial, car c’est sur le condamné et lui seul que les effets de l’injustice de l’une et de l’inadéquation de l’autre se font sentir." 167

Avec une prudence infinie, en sachant que je marchais sur des œufs, il ne me parut pas illégitime d’affecter à L’Ombre du zèbre une dimension "sociale", les sentiments, les souhaits, les revendications – modestes, très modestes – qui s’y énonçaient gagnant, de mon point de vue, à être clairement formulées plutôt que tus. Car je suis persuadé qu’une institution totale comme une prison est certes un lieu où se trouvent des gens qui y sont en général contre leur gré – les détenus -, d’autres qui y travaillent, les surveillants notamment – pas toujours suite à une irrépressible vocation – mais qui forment néanmoins une communauté ou une collectivité humaine, et qui en tant que tels sont "condamnés" à vivre ensemble.

Je fais le pari que cette communauté humaine contingente, structurée du côté des surveillants selon les lois sociales en vigueur en France – à quelque chose près – gagnerait à organiser l’expression collective de l’autre partie de ses membres. C’est pour l’instant impossible, le code de procédure pénale s’opposant à quelque forme d’ organisation collective des prisonniers, à quelque forme de "manifestation" que ce soit. Et pourtant, sans aller jusque sur Mars, cela existe, au Canada par exemple.

Au titre de la fonction médiatrice de L’Ombre du zèbre entre les détenus et le personnel de la maison d’arrêt, il me semble que l’échange ayant eu lieu entre un détenu – anonyme – et le service comptabilité peut en être un bon exemple. Ce détenu demandait : "Pourquoi les bons de livraison de la cantine "exceptionnelle" et ceux de la cantine "illustrés" ne sont pas remis lors de la livraison comme cela se fait pour les autres cantines ?" 168 Dans le numéro suivant, le service concerné expliquait que "ces bons sont traités différemment des cantines" mais que "le montant peut et doit vous être communiqué lors de la livraison ; sinon vous êtes en droit de le demander." 169 Cela étant, bien que totalement naïf voire innocent, je ne me leurre pas sur la fonction de médiation de ce journal ci-dessus rapidement évoquée.

L’ancien directeur de la maison d’arrêt de Nîmes, qui ne s’était pas opposé à la sortie du journal, l’autorisation formelle relevant de la direction régionale de l’administration pénitentiaire, qui avait même accepté d’en être le directeur de la publication et qu’en tant que tel je ne pouvais suspecter de préventions à son endroit, mais qui exerçait néanmoins son droit et son devoir de censure, m’avait dit un jour : "Le problème c’est pas ce qui est dit dans le journal, le problème c’est qu’il existe."

  • Troisième temps : l’expression d’un « monde ».

Au risque de commettre un faux sens voire un contre-sens à propos du terme "monde", et en étant bien conscient que les textes publiés par L’Ombre du zèbre ne sont pas des œuvres, je fais mienne cette réflexion : "Ce qui est à comprendre dans un récit, ce n’est pas d'abord celui qui parle derrière le texte, mais ce dont il est parlé, la chose du texte, à savoir la sorte de monde que l’œuvre déploie en quelque sorte en avant du texte." 170

Il me semble, là encore de façon très modeste, que des textes comme La souillure, Ceux du dehors voire Carnet de voyage (à lire ci-après) témoignent à leur manière de cette ambition. Il en va de même d’un extrait d’une lettre publiée dans un numéro de Dedans Dehors, la revue de l’Observatoire International des Prisons. 171

J’en terminerai avec cette expression d’un "monde" en citant un extrait d’un courrier adressé au journal : "Nous, les "extérieurs" y découvrons cet univers par définition clos, de la maison d’arrêt et ses pensionnaires à travers leurs coups de gueule, leurs poèmes, leurs nouvelles et toutes les autres formes d’expression qui balaient, d’un revers de plume, bon nombre d’idées reçues." 172

‘«  La souillure »
C’est à dire. Le corps souillé, c’est à dire.
Cette barbarie de la salissure, c’est à dire.
Cette eau sur le corps qui a manqué, c’est à dire.
Cette soif d’eau sur la peau, éternelle.
C’est à dire ce frottement que l’on inflige, à ce corps, en sortant.
Comme si. Si c’était sa faute à ce corps, cette crasse.
Peau épluchée que l’on voudrait arracher pour lui faire perdre la mémoire.
La mémoire de la salissure noire.
C’est à dire aussi cette vision qui a baissé de deux dixièmes, les yeux embués,
poussière de taule qui les recouvre.
C’est à dire ce corps que l’on ne peut plus toucher.
Cette souillure que l’on ne veut pas essaimer, dans lequel j’habite.
Sexe sale et contagieux qui est le mien, dans lequel j'habite.
C’est à dire ce non désir, ou l’on ne se refuse même rien, puisque ce corps, ce sexe,
on ne peut plus le donner, on vous l’a pris là-bas, et il est resté comme un vieille
mue à pourrir derrière les murs, lové au creux de ma paillasse, dans l’étroite suée de
la désespérance, cellule quatre, rez-de-chaussée, à gauche en rentrant.
Peau abandonnée, fossilisée, captive de la cage.
C’est à dire, sexe secret que l’on a dénudé, froidement, au long des fouilles
quotidiennes.
C’est à dire, ces minutes lourdes où il faut se défaire, où la culotte doit descendre.
C’est à dire ces regards qui fouillent le pubis, qui ordonnent l’écartement des
cuisses.
C’est à dire cette honte, pleurs et rages retenus.
Cette salive que l’on avale vite pour ne pas la cracher.
C’est à dire ce sexe que l’on a ouvert avec quelques fois tant de joie, offrande sacrée,
que l’on vous prend là-bas.
Sauvage sacrilège, tristesse infinie de la souillure.
C’est à dire la crevure muette dans la couche gluante.
C’était à dire et je n’ai pas su.
Le 9 septembre 1997
Isabelle Laporte’ ‘ Ceux du dehors
Il est seul. Posé sur un muret de béton, qui délimite l’espace, déjà. Les jambes écartées, les avant-bras calés sur les genoux. Le regard droit devant qui ne voit rien.
Comme emmuré, il est. Et puis il baisse la tête, on perd son regard, il n’y a plus que ses cheveux gris qui pendent . On dirait un vieux bouddha, usé, compact.
Les autres s’interpellent et rient un peu plus loin, occupés seulement d’approcher leurs boules le plus près du cochonnet et de se pousser du coude grassement dès qu’une jupe passe ou se soulève.
Le mois dernier encore il était comme eux. Rieur et inventif, il chantait même quelquefois dans sa voiture, pour rien. Rien d’exceptionnel : les rares nuages qui courent loin, une odeur de chèvrefeuille à un croisement, la partie de pêche le dernier dimanche sur la jetée, un ciel de cobalt les jours de mistral. Quand il était à l’abri dans l’ombre de sa petite vie. Elle s’assied maintenant à côté de lui, murmure et puis se tait. On dirait deux petits vieux tout râpés et pourtant ils ont à peine dépassé la cinquantaine. Sans âge en fait, nus, absurdes.
Elle est là à se retenir, tentée comme lui de se voûter, à laisser aller ce dos, mais se redresse chaque fois, figée pour garder la pose, dénier le chaos.
D’autres sont posés là aussi. Ce sont des femmes, par grappes, des enfants. Ceux qui marchent s’observent un temps, les autres dorment ou tètent quelques tissus dans leurs poussettes. Les grands finissent par se chamailler ou par rire aux éclats en jouant.
Le couple se soude en les regardant sans les voir, parti très loin dans l’enfance du leur. De leur petit, celui qui est grand maintenant, et loin aussi, parti là où l’on ne joue plus aux billes.
Leurs yeux sont pleins de ces images là : la première dent, une nuit d’otite quand les enfants sont rouge sang, à le veiller dans sa souffrance. Le jour où l’on a enlevé les petites roues du vélo, puis très vite ses colères d’adolescent, le bruit de la porte quand elle claque pour la première fois. Un sourire passe : il était revenu bien vite, un peu gauche dans sa peau de dur qui lui allait déjà si mal. Mais de là où il est, qui sera-t-il après ce temps informe ?
Un homme passe et les joueurs de boules ricanent. C’est un homme-sandwich, chaussé de sandales. Sur le panonceau il y a :
«  C’est pour vous que le Christ est mort »
Ca leur fait seulement arrondir la bouche. Les questions passent mais filent vite, le temps d’un regard. Puis l’homme disparaît au coin du jeu de boules, il remonte à contresens la voie rapide, sans essayer d’éviter les voitures. Apparition saisissante et brève. Comme un rêve, un personnage de contes, évanescent.
Les klaxons résonnent derrière le mur, puis se taisent …
Il sera monté sur le trottoir.
Toutes les femmes ont un point en commun, peut-être un seul : un sac en plastique auquel elles s’accrochent sauvagement. Tout est dans ce sac, leur attachement se résume à ça : du linge frais soigneusement repassé, parfumé, qui dans quelques minutes va être souillé, retourné, où leurs soins vont être transformés en chiffons informes. Peu importe, un instant peut-être, un instant seulement, sentira-t-il par l’odeur du propre, que quelqu’un existe … Un ange passera. Ce sera au matin en s’éveillant trop vite ou dans une nuit de pleurs au fond de la couche gluante.
La grande porte grise est toujours muette, lisse comme une paroi dense, posée là, comme le temps qui stagne.
Ils se regardent et se tiennent la main à présent, tout mous et prêts à tanguer au moindre cliquetis. La petite porte s’ouvre et les surprend dans leur tenace résignation. Leur double sort, hagard, puis des femmes criardes aux tenues suggestives et faciles à défaire, les enfants suivent surexcités par tant d’attente et de portes têtues.
D’un coup ils sont debout, et mal assurés sur leurs jambes.
Le dernier sortant barre le passage ténu, il crie, c’est normal, c’est lui qui garde. Il crie « Cartes », à des nouveaux qui arrivent et se précipitent avec leurs cartes d’identité à la main, comme un drapeau. Il regarde les photos et les noms et rit, commente. Il a le jeu de mots facile. C’est peut-être tout ce qu’il a, à part son doigt qu’il manie avec dextérité pour se curer le nez ouvertement.
Puis il appelle ceux qui attendent depuis une heure ou deux, par tous les temps, bien contents qu’ils sont de passer la porte pour aller attendre encore dans une pièce close. Il crie pour les faire avancer plus vite, tout ankylosés qu’ils sont : « Oh ! Ca vient ou vous restez là, con. »
Elle n’a plus besoin de contenir son mari, qui pour bien moins que ça, avant … Ca fait trois fois qu’ils viennent aujourd’hui. Maintenant il sait. Mais il ne dira rien, jamais.
Même pas aux autres, dehors.
Parler, ce serait reconnaître, accepter, qu’il soit derrière la porte. Au-delà de ces lettres gravées dans la pierre, à moitié effacées par l’usure. Ces quelques lettres qui remettent les choses à leur place : Maison d’Arrêt Départementale.
Ysa Dedeau ’ ‘ Carnet de voyage
Mes chances de regagner le centre ville se sont envolées comme les flocons de neige qui tourbillonnent au passage des voitures, ne laissant derrière elles qu’un tapis blanc, boueux, glacé. Lorsque les phares éclairent la nuit, je peux les voir tomber, se coller sur mon visage et les sentir se transformer en eau froide et pénétrante. Je marche. Je me surprends à rire toute gorge déployée et je peux voir mon souffle sortir de celle-ci.
« Bon sang ! Quel froid de canard ! » me dis-je. Il faut que je trouve un abri si je ne veux pas mourir de froid.
J’ai bien essayé de faire de l’auto-stop mais en vain. Qui prendrait un bonhomme comme moi, d’une stature d’à peu près deux mètres ? Mes grosses paluches, comme ils disent tous ! Cette cicatrice longue et épaisse qu’un sinistre individu irresponsable et saoul a gravée sur mon visage et dans mon cœur à tout jamais.
Qui ferait monter dans son véhicule un vagabond solitaire tel que moi ?
Franchement, depuis toutes ces années que je passe à marcher de ville en ville, de campagne en campagne, de route en route, je n’ai dû en tout et pour tout être pris en auto-stop qu’une dizaine de fois, tout au plus quinze. Oui, ça doit être ça.
Remarquez, ce n’est pas le moyen de déplacement que je préfère. Bien au contraire. Et puis je mets toujours un point d’honneur à ne compter que sur moi-même, entre autres mes jambes, qui, après ces années de marche sont devenues mon unique moyen de locomotion. Ah ! que de kilomètres, de milliers de kilomètres ont-elles cadencés ! Je fais très attention à ne jamais oublier de masser mes pieds, mes muscles et articulations. Cela fait vingt deux ans maintenant que j’ai décidé de parcourir le vaste monde, à pied, en solitaire.
Je ne regrette nullement d’être ainsi seul et n’ai aucune nostalgie de mon passé, fiévreux et ennuyeux. J’ai vendu tout ce que je possédais : maisons, meubles, voitures, tous ces biens de consommation qui vous transmettent le virus du « je possède donc je suis ». J’ai bouclé comptes bancaires et sac à dos, acheté des chaussures de marche confortables, une tente pour deux personnes (on ne sait jamais, peut-être rencontrerai-je un ou une ami(e) en chemin), un duvet d’oie cher et confortable, un nécessaire de cuisine de camping et une grande carte planétaire.
Je suis parti un soir de Noël, sans état d’âme, sans peur ni amertume. Avec juste ce qu’il faut de courage pour ne pas se retourner derrière soi et réfléchir sempiternellement à ce projet, qui d’après mes amis était fou et dénué de toute lucidité, mais j’aime les défis. Je les apprivoise toujours, comme les gens que je rencontre au cours de mes périples. Elles sont un peu comme moi, à la recherche peut-être d’une stabilité affective, ou professionnelle, que sais-je ? Il est toujours délicat pour ces personnes de rencontre comme pour moi-même, de s’aimer subitement, de faire un portrait précis et détaillé de ses quêtes, de ses convictions, tout ça est si changeant au fil des jours, n’est-ce pas ?
Mes jours et mes nuits ne sont pas compliqués . Je marche. J’observe tout ce qui m’entoure. Je mange lorsque la nature me le permet, des fruits, des baies et du gibier. Quand je veux et où je peux ! Mais rassurons-nous, il y a toujours une épicerie ou une boulangerie pour me faire saliver de temps en temps par des pâtisseries au chocolat ou des magrets de canard.
Je fais ma toilette dans de splendides rivières, lacs ou torrents. Je dors souvent à la belle étoile, vraiment très belles les étoiles, malgré ma tente. Allongé sur le dos, face au ciel, les lueurs du feu de camp éclairant la nuit, le bruit des feuilles caressées par le souffle du vent, le cri de la chouette et la lueur phosphorescente du ver luisant. Autant de choses autour de moi et à côté de moi, impalpables. Sans aucun doute, je possède bien plus que tout ce matériel moderne, fruit de la consommation aveugle. Oui, je possède bien plus que tous ces détenteurs de rêve et de voyages truqués par tant de pages aux tarifs évasifs, où la liberté n’est qu’une option et de toute façon épuisée. Oui mon frère, les gens sont ainsi dispersés !
Que c’est bon d’avoir un ami. Parler avec lui de liberté, la vraie, celle qui fait tourner la tête, celle qui amplifie nos convictions à tel point d’en être fier ! Planté au milieu du chemin de terre, entouré de fougères, avec mon long manteau de laine, mon chapeau de feutre large et doux, mes grosses chaussures. Avec mon long bâton que j’ai moi même façonné dans un buis des plus beaux, des plus lisses, et qui m’a déjà sauvé de bien des situations périlleuses. Avec mon sac à dos ne renfermant que deux pantalons de toile, mes sous-vêtements, mes deux pull-over et mes affaires de toilette.
Et puis il y a mon cahier, mon beau cahier, mon ami, mon frère. Sans lui, je n’aurais sans doute pas quitté le monde absurde dans lequel je me débattais.
Oui, mon cahier de voyage dans lequel je note mon parcours, tous mes périples, tous les lieux que je visite, les montagnes que j’escalade, les lacs que je traverse, les villes, les campagnes. Il est mon ami, il me connaît mieux que personne. Il ne me quitte jamais. Il ne triche pas avec moi. Il a trouvé en moi un ami fidèle et je le lui rends bien. Je le traite avec tous les égards dus à son rang. Il est riche de liberté. Il apprend tous les jours et j’apprends avec lui, en même temps que lui. Nous nous complétons. Je suis le jour et lui la nuit. Il est le cahier et moi la plume. Indissociables. Nous ne pouvons exister l’un sans l’autre. Depuis que je l’ai rencontré , je ne l’ai plus quitté. Notre amour l’un pour l’autre était « sine qua non ». Le temps d’une vie, le temps d’une lecture, il fut mon ami de par mon écriture. Le temps passé est une armoire. Nous y plaçons nos souvenirs.
Alain Roussel’ ‘ « Imaginez …
… une pièce de 4 m sur 4 … un carré presque parfait de 16 mètres carrés … Imaginez, dans cette pièce, six lits … des lits à une place superposés deux à deux, tout de même ! Imaginez, toujours dans la même pièce, six armoires, neuves, propres … L’espace vital diminue. Imaginez trois tables : une grande de 1 mètre carré et deux petites. Imaginez un coin aménagé avec une cuvette WC et un lavabo … le tout protégé, chance inestimable, par un rideau. Le tout dans la même pièce. J’oubliais 4 chaises et un tabouret. Vous y ajoutez six hommes de 28 à 53 ans qui vivent là 24 heures sur 24, ensemble. Voici mon univers … Il s’ouvre sur l’extérieur par deux fenêtres dont seulement une partie de 25 cm de large pivote pour laisser passer l’air. Le paysage se limite à une grande cour bitumée encadrée de hauts murs de béton surmontés de rouleaux de fil de fer barbelé. Je ne manque de rien … ma nourriture est simple, mais équilibrée et livrée « à domicile », à 7h30 pour le petit déjeuner, 11h pour le déjeuner, 17h pour le dîner. Sur une armoire, trône un téléviseur que nous louons 180 F par mois. Dans un coin, trois petits réfrigérateurs sont empilés. Nous les louons chacun 48 F par mois ; Et puis nous savons nous organiser ! Lorsque s’ouvre la porte pour le repas, chacun assure un rôle bien précis … Un prend la salade, l’autre le dessert, un autre le pain, deux autres le plat principal. Quant au dernier, il prend dans le couloir un seau d’eau chaude pour la vaisselle. A tour de rôle, nous assurons vaisselle et ménage tous les jours. Nous achetons tous les produits. Le temps est là, il s’écoule au rythme de nos pensées, de nos soucis. Un silence s’instaure qui peut durer des heures. La télé est là pour faire vibrer l’air lourd qui pèse sur chacun. J’attends … quoi, je l’ignore. Nous sommes six à nous côtoyer, mais nous ne communiquons pas. Je vis une solitude à six. Je me suis fait mon petit coin. Un emballage vide de « Vache qui rit » me sert de boîte à crayons. Un carton plat me sert de tiroir. J’y conserve mes biens les plus précieux … les lettres de mes proches, les dessins des enfants. Je passe la journée assis sur mon lit (j’ai la chance d’être au « rez-de-chaussée) à écrire, dessiner, faire des mots croisés ; Le soir, une serviette de bain, astucieusement accrochée au lit du haut, me permet de m ‘isoler un peu, histoire de mener mon propre rythme de vie et surtout de sommeil, sans gêner les autres … A côté de mon lit, sur le bord de l’armoire, rien que pour moi, mes photos de mes êtres chers veillent sur mon sommeil … »
P.F., maison d’arrêt de Nîmes, extraits d’une lettre de novembre 98’
  • Quatrième temps : où il va être question de pédagogie

Parlant de mon travail, il m’arrivait souvent de dire qu’une des difficultés de ma situation professionnelle, et de celle de mes collègues travaillant en maisons d’arrêt - le travail en établissement pour peine est d’un autre ordre – tenait à la recomposition perpétuelle des groupes avec lesquels j’avais à travailler, groupes à entrées et sorties permanentes.

Il y a quelque temps déjà, je m’étais proposé d’analyser la présence du journal de la prison de la façon suivante : si au début de son histoire, je l’avais porté, aidé du groupe d’élèves original, j’avais formulé l’hypothèse qu’au bout de quelques numéros, s’étant mis à exister, à durer, c’est lui, ce journal qui pourrait nous porter, "mes" élèves impliqués dans sa réalisation et moi. De projet que nous portions, il s’était transformé en projet qui nous portait, donnant ainsi une cohérence, un sens à l’activité d’un groupe par delà les fluctuations d’effectifs inhérentes à un tel lieu d’exercice.

Il se pourrait qu’une des clés - pédagogiques ? – de mon travail soit là : contraint de renoncer, pour un grand nombre de "mes" élèves à quelque forme de programmation, d’objectifs à atteindre… eu égard à l’inconnaissance de la durée de leur séjour en classe, ne serait-il pas pertinent de mettre en place et développer un, plusieurs objet(s) culturel(s), à la fois supports d’enseignement, incitation à s’y impliquer par une "production" plus ou moins impérative ayant sa "vie" propre, fixant sinon un but par trop lointain du moins une butée temporelle assortie de l’exigence d’une réalisation si possible de qualité ? Mais L’Ombre du zèbre est mort, après son douzième numéro, et l'agonie dura longtemps …

Ce douzième numéro paraît donc en juillet 1999, dûment censuré, comme il se doit, ce qui signifie qu’il a reçu l’accord de la direction de la maison d’arrêt de Nîmes, qui comme tout ce qui concerne les écrits de détenus à destination de l’extérieur a un droit et un devoir de censure, que j’ai toujours scrupuleusement respecté. Il part à la rencontre de ses lecteurs et moi en vacances.

J’avais pris l’habitude, en tant qu’animateur de ce journal, rédacteur en chef d’un organe de presse dûment estampillé de son numéro ISSN mais auquel la commission paritaire avait refusé son agrément, de rédiger un éditorial en plus d’un article par ci par là. Je livre tel quel celui que j’avais préparé pour le numéro 13, qui n’est jamais paru.

Notes
153.

A.-M. Marchetti, Pauvretés en prison p 57.

154.

F. Dosse, Paul Ricoeur les sens d’une vie p 414.

155.

P. Ricoeur, Réflexion faite p 39.

156.

Pour expliquer l'origine de ce nom, j'avais écrit dans le numéro 1 le texte ci-après. "Le nom du journal aura peut-être surpris quelques uns d'entre vous. Pour le zèbre, l'image est évidente : le pelage de ce mammifère ongulé renvoie au costume, à l'uniforme rayés dont l'imaginaire collectif affuble les prisonniers. Parmi les clichés de notre société, tout comme un patron ne saurait se concevoir sans cigare, un Anglais sans parapluie, un Français sans baguette de pain, un ouvrier sans salopette … un prisonnier ne peut s'imaginer sans habits rayés.

Mais l'ombre, l'ombre du zèbre ?

Un jour, dans un article de journal, j'ai lu un proverbe africain. Le voici: "L'ombre du zèbre n'a pas de rayures." Je dois avouer qu'il m'a laissé interloqué, froid et perpendiculaire au sol comme je disais quand j'étais plus jeune. Je n'ai pas compris ce qu'il pouvait bien vouloir dire.

Quelques jours plus tard, alors que nous cherchions un titre au journal que vous avez entre les mains, l'un des participants a lancé : zèbre. Trois jours plus tard, les idées cheminant lentement, j'ai compris ce que pouvait signifier le proverbe africain, ou du moins m'en suis-je construit une signification. Tout un chacun comprend aisément qu'une ombre ne porte pas de traces des couleurs, ni des rayures, taches, dégradés, contrastes … Et une ombre se projette, ou plutôt le soleil généralement ou n'importe quelle source de lumière projette sur un plan l'ombre de ce qui est ainsi éclairé. Mais projeter peut avoir un autre sens : celui de former des projets, de s'imaginer dans un avenir plus ou moins lointain;

Et c'est là que L'Ombre du zèbre rejoint, recouvre l'un de mes projets : si dans le cadre de mon travail, ici à la maison d'arrêt de Nîmes, je peux, modestement, aider quelques uns d'entre vous à former des projets, à se projeter dans l'avenir et donc à mettre en œuvre ici et maintenant ce qui peut favoriser ces projets et cette projection, et cela sans que soient trop prégnants les stigmates de l'incarcération (les rayures du zèbre), alors je n'aurai pas perdu mon temps, j'aurai accompli mon travail en agissant de façon que l'ombre du zèbre n'ait pas (trop) de rayures."

157.

P. Ricœur, op. cit. p 58.

158.

ibid p 58.

159.

L. Perego, Le coup de grâce, p 9.

160.

C. Lucas, Suerte p 418.

161.

A. Ennoury, dans L’Ombre du zèbre n° 5.

162.

P. Ricoeur, Temps et récit tome 1 p 141/142.

163.

ibid p 143.

164.

ibid p 105.

165.

C. Ambroise, préfacier et traducteur de Histoire de Tönle de M. Rigoni Stern, p 11.

166.

Une détenue citée par C. Rostaing, La relation carcérale p 149.

167.

C. Lucas, op cit p 442.

168.

L’Ombre du zèbre n° 10. En jargon carcéral, "cantiner " c’est acheter des produits à l’extérieur par l’intermédiaire d’un service particulier de la prison. Il y a des "cantines" tabac, alimentaires, exceptionnelle …

169.

L’Ombre du zèbre n°11.

170.

P. Ricœur, Du texte à l'action, p 187.

171.

Les textes présentés dans les six pages suivantes sont reproduits tels qu'ils ont été publiés.

172.

L’Ombre du zèbre n°10.