3.3. Et les portes du colloque se refermèrent sur le zèbre 

Je vois un lien profond entre l’affaire des portes fermées, l’histoire du colloque suspendu et la disparition du journal L’Ombre du zèbre.

Treize des quatorze intervenants extérieurs de la maison d’arrêt de Nîmes signent une lettre collective dénonçant la fermeture des portes. Au préalable, il avait été demandé à deux reprises que cette question soit abordée et la seule réponse obtenue était, si j’ose dire : "Le directeur ne changera pas d’avis". Mais nous décidâmes qu’il n’était pas possible de laisser les choses en l’état. On sait ce qu’il advint (voir le sous-chapitre 1.3. L’affaire des portes fermées). Nous venions de glisser un grain de sable dans une machine fonctionnant de toute éternité ou presque, de façon close, quasi autiste, sans que rien ni personne ne puisse contrecarrer son inexorable "avancée", et comme il se doit, le grain de sable fut broyé.

Le colloque suspendu ressortit à une logique légèrement différente mais fondamentalement identique. Comme je l’ai raconté, cette idée de colloque germa dans mon esprit après avoir fait le constat que les instituteurs en prison étaient sinon inexistants, du moins largement invisibles. J’interprète le changement d’attitude de l’administration pénitentiaire et / ou de la partie de l’éducation nationale qui lui est rattachée - les liens sont solides - de la façon suivante : tant que ce colloque pouvait passer pour une gentille et anodine réunion départementale ou régionale, circonscrite au monde de l’enseignement en prison, tout allait bien. Mais quand il s’est avéré que cela prenait une toute autre dimension, que des prises de position libres, éventuellement critiques, pouvaient être affirmées, bref que tout ne serait pas joué selon une partition soigneusement calibrée au préalable, il fallut en toute hâte – le report du "colloque officiel" des 17 et 18 octobre aux 3 et 4 décembre 2001 en témoigne à l’évidence – en installer un autre, de préférence avant les dates retenues pour celui de Nîmes. D’où la précipitation qui à elle-même se fit un croc en jambes puisqu’il tomba finalement un bon mois et demi après les dates initialement avancées. Là, ce n’était pas un grain de sable qui s’était glissé dans un mécanisme, mais un mécanisme créé de toutes pièces, sur mon temps libre exclusivement, qui risquait de s’affranchir du lieu, la prison, qui l’avait vu naître. Et une organisation fondée sur le régime de la tutelle ne saurait voir sans angoisse, sans peur, sans crainte une part de son propre être s’émanciper de cette domination. Un monde fermé, clos sur lui-même, est persuadé qu’il a tout à craindre des courants d’air, frais ou pas.

La disparition du journal L’Ombre du zèbre, pour être moins cathartique – l’agonie dura longtemps – plus étalée, plus insidieuse relève aussi de la même logique, du même refus de dire, de voir dire, de la même incapacité à reconnaître dans l’autre un être, une personne dont les valeurs peuvent aussi valoir, et d’autant plus inquiétant qu’il prend au pied de la lettre ce qu’il a eu la mauvaise idée d’entendre, de lire, de croire. Je ne parle ici que des recommandations, injonctions, conseils, orientations, indications … officiels et publics.

Je m’attarderai un peu encore sur la chute de L’Ombre du zèbre (et vais renoncer à traiter de l’administration pénitentiaire de façon globale, forcément trop globale). Nonobstant, les histoires de journaux en prison se terminent généralement mal.

Je savais l’entreprise risquée. Les huit premiers numéros parurent "normalement", ce qui veut dire après des discussions avec la direction de l’époque, des échanges argumentés à l’issue desquels, en vertu du droit, ne paraissait que ce qui avait passé le cap de la censure. C’est ainsi qu’il n’y eut probablement pas un seul de ces numéros qui parut tel que je le soumettais lors de la première présentation. Un paragraphe était enlevé ici, un autre retouché dans telle ou telle direction, un article était supprimé là, remplacé par un autre etc. Il y eut même un numéro qui sortit en comportant trois pages blanches, globalement censurées. La direction assumait son rôle, je m’efforçais de remplir le mien, en contante tension entre le souhaitable et le possible.

Quatre numéros parurent ultérieurement, un treizième soumis à plusieurs reprises, plusieurs fois fut refusé, puis j’abandonnai. J’ai raconté l’erreur que je fis en publiant dans le numéro 12 un article qui me fut reproché. Mais cet article, comme le reste du journal, avait été soumis à la censure directoriale et accepté. Pour être précis, un autre article, proposé pour cet opus 12 avait été jugé non publiable, il ne le fut pas. La décision de la direction de suspendre le journal pendant six mois s’appliquait donc à un objet qu’elle avait elle-même autorisé. Mais conscient de la possible dégradation de la qualité des relations professionnelles que j’entretenais avec les surveillants, et qu’il me fallait préserver, je fis le choix d’aller les rencontrer sans me prévaloir de cette autorisation directoriale, derrière laquelle j’aurais pu m’abriter, me réfugier. J’assumai, à haute voix et tentai de le faire par écrit, dans l’éditorial du numéro 13 non paru mais que j’ai reproduit quelques pages plus haut. Je m’efforçai, encore une fois, de calmer le jeu, de préserver l’avenir, de ne pas envenimer les relations que j’estimai alors nécessaire de sauvegarder. La suite me prouva, s’il en était besoin, qu’adoptant cette attitude, j’avais commis encore une fois une erreur majeure.

Au sein de la prison, personne n’était dupe. Ce numéro 12, suspendu après coup, tout le monde savait qu’il avait au préalable passé, et avec succès, le cap de la censure. Et qu’il était paru en toute légalité, dans le respect de la procédure à appliquer. Si tel n’avait pas été le cas, ma carrière d’enseignant en milieu carcéral aurait été interrompue dans l’instant et non trois ans plus tard. Par delà le double langage que j’ai essayé d’illustrer, il me semble que se niche là, à tout le moins, une double attitude.

Je n’essaierai pas d’en démêler les raisons, l’écheveau est trop serré et je ne suis pas sûr d’en éprouver l’envie. Par contre, j’émettrais volontiers l’hypothèse que cet épisode, au sein duquel le journal et moi-même ne furent probablement que des instruments, permit une redistribution des pouvoirs au sein de la prison, redistribution obéissant à des règles précises. Le problème, comme dit l’autre, c’est qu’on ne les connaît pas.