3.4. La prison figée 175

En 1830, dans un rapport du Ministre de l'Intérieur à la Société Royale des prisons, ce dernier écrivait : "A mesure que les constructions s'étendent, le nombre des prisonniers augmente." 176

Quelques années auparavant, en 1819, "fut présenté un projet très complet d'organisation de la nouvelle prison". 177 Ce projet élaboré par la toute récente Société Royale pour l'Amélioration des Prisons prévoyait "des commissions de surveillance composée de bénévoles, statut destiné à assurer leur indépendance vis à vis de l'administration des prisons. Si vive fut la réaction de cette dernière à cette tentative de contrôle que ces commissions ne virent jamais le jour ! Compte tenu des forces qui lui avaient été opposées, c'était un coup de maître pour l'administration qui n'en était pas à son coup d'essai. Déjà, en 1810, elle s'était opposée victorieusement aux commissions de surveillance, également composées de bénévoles, voulues par le ministre chargé du département de l'intérieur d'alors, le comte de Montalivet." 178 La question du contrôle extérieur des prisons ne date pas d'hier !

Pour faire référence à des événements moins reculés dans le temps, qu'il me soit permis de juxtaposer trois citations qui soulignent cette difficulté qu'a l'administration pénitentiaire à accepter ne serait – ce que l'idée qu'un contrôle extérieur des prisons est non seulement souhaitable – pas de son point de vue sans doute – mais socialement nécessaire.

‘"Au début de 1972, peu après les événements de Toul (décembre 1971), le conseil des "ministres avait approuvé le projet du garde des sceaux de rattacher l'inspection générale de l'administration pénitentiaire [ ] "directement au ministre et non plus à la direction de l'administration pénitentiaire, comme c'était le cas jusqu'à présent". Quinze ans plus tard, cette mesure n'est toujours pas appliquée..." 179 ’ ‘"Lorsque, dix mois avant les incidents de Clairvaux 180 , le juge d'application des peines de Troyes eut l'audace de faire un rapport dont les conclusions laissaient prévoir ce qui allait se passer, le ministère lui retira sa délégation. Et lorsqu'une assistante sociale de Fresnes dénonça les sévices exercés sur un détenu, le ministère exigea son renvoi. Le système pénitentiaire devait fonctionner dans la clandestinité, en dehors des instances de contrôle, ou simplement de recherche." 181

Plus près de nous, le rapport de la commission d'enquête parlementaire de l'Assemblée Nationale mentionne : "On peut toutefois s'étonner que l'administration centrale ait jugé bon de faire transiter par son intermédiaire le questionnaire écrit adressé aux chefs d'établissement et parfois, comme cela a été relevé, ici ou là, de demander la rectification de certaines mentions. Sans doute, ne faut-il y voir que le symptôme d'un long passé de repli sur soi et de méfiance ..." 182

Mais maintenant, au XXI siècle, ça va beaucoup mieux. Dans le numéro 34 de la revue Dedans Dehors, Anne Marie Marchetti, auteure d'un remarquable Perpétuités, le temps infini des longues peines raconte qu'elle devait participer à un débat suivant la projection d'un documentaire sur le travail carcéral à la maison centrale d'Arles. Elle y avait été invitée par le service pénitentiaire d'insertion et de probation, les travailleurs sociaux comme on disait. Le directeur de la prison lui suggéra de lui envoyer les déclarations qu'elle comptait faire. Pour un débat, c'est commode ! "Finalement le chef d'établissement, conforté par la direction régionale, décida que mon intervention serait annulée, ajoutant que, de toute façon, on n'allait pas faire intervenir quelqu'un qui avait descendu en trois paragraphes (sic) l'administration pénitentiaire (une allusion à mon livre : Pauvretés en prison) et qu'on me signifierait que la conférence était reportée. Traduire : sine die." 183

Je ne reviendrai pas sur la "réforme" de 1975, développant et amplifiant les principes édictés par la commission Amor de 1945, elle-même puisant très largement dans ceux de 1875 comme l'a si bien montré Michel Foucault.

‘La prison ne change pas ou si peu ! : "... la prison se dote de certains atouts pour que rien ne change. Elle change afin que rien ne change." 184 Elle remplit toujours aussi bien son rôle de garde, le nombre d'évasions et d'évadés continuant de baisser : "Le nombre d'évasions ‑ individuelles ou collectives ‑a été de 15 en 2002, contre 31 en 2001 et 34 en 2000, selon les derniers chiffres du ministère de la justice publiés vendredi 3 janvier. Vingt­ six détenus ont réussi à prendre la fuite en 2002, contre 38 en 2001 et 41 en 2000." 185 Mais cette évaluation fondée sur les nombres des évasions est-elle satisfaisante, étant entendu que l'on ne saurait reprocher aux prisons françaises de n'être pas des "passoires" ? Elle est très nuancée par la remarque ci-après lue dans un chapitre consacré aux "fonctions sécuritaires de l'architecture carcérale" : "le risque encouru par la société qui voit chaque année sortir légalement de prison des milliers de détenus est nettement plus important que celui encouru par quelques évasions." 186

Il a fallu attendre mai 1975 pour que le directeur de l'administration pénitentiaire déclare que "la crainte de l'évasion ne saurait constituer pour les chefs d'établissement et leur personnel leur unique et obsessionnelle préoccupation". 187 Il n'en va pas exactement de même de cette autre forme d'évasion, radicale celle-là, les suicides, dont le nombre se maintient à un niveau très élevé : 138 en 1996, 125 en 1997, 119 en 1998, 125 en 1999, 120 en 2000, 104 en 2001 et 122 en 2002. 188

La prison garde donc remarquablement bien, au moins du point de vue du nombre des évadés. Pour le reste, c'est plus discutable. Mais il y a longtemps, un bon siècle voire deux, qu'à cette mission de garde s'en est ajoutée une autre, celle de la réinsertion, qui maintenant, justifie socialement l'existence même de la prison, et dont le moins que l'on puisse en dire est qu'elle est beaucoup moins bien assurée. On pourrait conjecturer que la "tentiaire" comme dit Alphonse Boudard se moque volontairement, cyniquement, de cette mission-là comme de sa première entrave. Je ne suis pas tout à fait sûr que cela soit fondé. Mais il n'en reste pas moins qu'en la matière, la faillite est patente.

A ce stade du raisonnement, il faut introduire ce qui me paraît consubstantiel à l'administration pénitentiaire, le double discours, le double langage. Il se pourrait qu'elle n'en soit pas l'utilisatrice exclusive. Mais tout de même ! : "... cette enquête m'en a une fois de plus convaincue, la norme, s'agissant de prison, qu'on en parle ou qu'on y vive, c'est le DOUBLE LANGAGE." 189 La précision "qu'on en parle ou qu'on y vive" me semble importante car elle introduit ce que j'appellerai le double double discours : le double discours à vocation interne et le double discours à destination du monde non carcéral. Un double discours interne, à l'intention des détenus que je résumerai comme ceci : un discours explicite: "Autonomise-toi ! Fais des projets ! Sois acteur de ta détention !" et un discours implicite : "Obéis, file droit ! File droit, obéis !" Celui à vocation externe ; le discours explicite : "Voyez comme on se soucie de la réinsertion, il y a même des formateurs, agents de l'ANPE (Agence Nationale pour l’Emploi), écrivains, enseignants, etc. qui viennent préparer les détenus à leur sortie." Ce qui n'est pas faux. Le discours implicite : "Mais faut pas pousser, la sécurité d'abord et la tranquillité interne avant tout, quel qu'en soit le prix, sinon rompez !" Je dois exagérer un brin, mais pas assez. Dit autrement : "L'injonction : "Donne un sens à ta peine !" est aussitôt recouverte par cette autre : "Entre dans notre monde coercitif, soumets-toi aveuglément aux règles disciplinaires du jeu judiciaire et de l'institution pénitentiaire." 190

Je reviens à la faillite dont je parlais précédemment. Et on peut penser que cette faillite n'est pas totalement étrangère à l'existence de ce double langage. Ce qui ne signifie pas que celui-ci disparaissant, celle-là subirait ipso facto le même sort. Voici à ce propos quelques prises de position, de la part de détenus écrivains ou de "spécialistes" de la prison, les détenus en étant aussi des spécialistes :

‘"La plus belle couleuvre consistait de façon constante, à affirmer que les objectifs de l'administration pénitentiaire, en particulier la sécurité (comprenant la surveillance et l'exclusion) et la réinsertion sont non seulement complémentaires mais très complémentaires." 191 ’ ‘"... si l'accent est toujours mis, dans les discours officiels, sur la mission de réinsertion de l'administration pénitentiaire, en pratique c'est toujours celle de mise à l'écart qui prédomine." 192 ’ ‘"Seule l'irresponsabilité du détenu est reconnue, maintenue, orientée, exigée." 193 ’ ‘"Le vice fondamental de la prison, c'est qu'elle ne permet pas aux détenus de se prendre en charge. Tout est soumis à autorisation, ce qui confère aux pénitentiaires un pouvoir de décision dérisoire: En fait, on n'a le pouvoir que de dire oui ou non à des conneries. Si bien qu'on est aussi infantilisés que les détenus." 194

"C'est pas facile d'être mis sur la touche de ne plus prendre aucune décision sur sa vie, de ne pas pouvoir grandir, d'être à la merci de 15 personnes et de leur faire des courriers lorsque tu as besoin de quelque chose. Toujours demander l'autorisation pour telle ou telle chose. Parfois j'ai la sensation d'avoir 5 ans. Ces gens nous infantilisent. C'est exactement le terme: INFANTILISER." 195

‘"La prison n'est pas d'abord l'enfermement entre quatre murs mais la privation de l'indépendance. Obligation d'obéir à un maître extérieur qui va régler tes mouvements, t'imposer un espace et un temps précis, un rythme de vie." 196 ’ ‘"... si la prison échoue [ ] c'est plutôt et surtout parce qu'elle place les individus dans la situation infernale où il leur est impossible de se construire ou de se reconstruire, voire même parce qu'elle est par elle-même un lieu de déconstruction de soi." 197

On aura compris où je veux en venir. Si se donner pour tâche d'éradiquer le double discours, dont je répète qu'il n'est pas l'apanage du monde carcéral, est probablement aussi généreux que totalement inefficace, il en va autrement de la déresponsabilisation, de l'infantilisation qu'engendre la prison. Comme tout un chacun ayant travaillé quelques années en un tel lieu, ayant constaté que tout n'y était pas optimal, qu'il était peut-être possible de rendre la prison plus ceci ou moins cela, j'ai élaboré ma propre réforme de la prison. Mais en bon contribuable, je me limiterai à en exposer les points ne coûtant strictement rien ou presque. Je ne suis pas dépensier. Qui plus est, la "question pénitentiaire" est généralement abordée par le côté financier. Et l'un de déplorer le manque de places et qu'il faut donc construire de nouvelles geôles ou agrandir celles existantes ou les deux. Et un autre de stigmatiser le manque cruel, toujours cruel, de surveillants, d'éducateurs, de formateurs, de personnels administratifs ... toutes mesures contribuant, on en conviendra, à grever les finances de l'Etat.

Par ailleurs même si les "conditions de vie" dans les prisons françaises, au sens matériel du terme, sont de façon notoire indignes de notre pays ‑ les députés l'ont après beaucoup d'autres amplement montré ‑ et même s'il faut bien sûr améliorer le gîte et le couvert, je ne suis pas totalement persuadé que la bientôt éternelle "question carcérale" puisse par ces moyens trouver là une ombre d'un début de solution et les soubresauts qui agitent périodiquement les prisons un soupçon d'apaisement.

Le tonneau est sans fond, les besoins infinis et s'il est incontestablement légitime de plaider pour une remise à niveau de l'existant, il me semble tout aussi légitime d'avancer que se focaliser sur cet aspect quantitatif de la question ne sert qu'à la déplacer, qu'à calmer le jeu, le temps que, un peu plus tard ... et ainsi de suite. A. Loeb écrit que l'histoire de l'institution pénitentiaire "semble faite d'une succession de rendez-vous manqués avec les exigences de son temps et avec sa nécessaire modernisation selon un schéma étrangement répétitif : à l'occasion d'événements fortuits, la prison vient sur le devant de la scène et mobilise les spécialistes de la question ainsi qu'une partie de la classe politique autour de débats d'idées d'une grande richesse ; une réforme s'impose, un projet de loi est à l'étude, une loi souvent votée, et son application édulcorée ou différée pour cause de réalité budgétaire ou parce que d'autres priorités ont relégué le problème pénitentiaire aux oubliettes ; un long silence s'instaure et une période d'oubli, puis la prison est à nouveau sous les feux de l'actualité, une ou plusieurs commissions d'enquête viennent constater l'abandon du monde carcéral des débats très riches s'instaurent, une réforme ambitieuse est à l'étude, etc., vous connaissez la suite." 198

Je souscris à cette présentation de la récurrence de la question pénitentiaire, mais elle fait fi de la volonté de la dite administration de ne surtout rien changer, ou si peu ... ou à tout le moins de sa formidable capacité à résister au changement.

Notes
175.

J’avais dans un premier temps décidé d’appeler ce chapitre La prison immobile du nom du beau livre de Monique Seyler que je remercie ici ainsi que les éditions Desclée de Brouwer de m’avoir autorisé à le faire. Mais à bien y réfléchir j’ai préféré La prison figée. Il faut prendre le mot figée dans son acception culinaire. Un plat figé, par de la gélatine par exemple, va, sous l’effet d’un choc, très légèrement "bouger" dans son contenant, opérer un modeste mouvement d’avant en arrière avant de retrouver sa position initiale. Je vois là une métaphore de la prison qui me semble illustrer de manière adéquate le propos que je veux tenir ici.

176.

Cité par J. Favard, Des prisons, p 7.

177.

M. Seyler, La prison immobile, p 12.

178.

ibid p 13.

179.

J. Favard, op. cit. p 142. Ce livre a été publié en 1987. Les choses sont toujours en l’état.

180.

A la maison centrale de Clairvaux, deux détenus, "Claude Buffet et Roger Bontems prennent en otage l’infirmière Nicole Comte et le surveillant Guy Girardot qui seront retrouvés égorgés." J. Favard, op. cit. p 183. C. Buffet et R. Bontems seront guillotinés en novembre 1972.

181.

J. M. Domenach, Le détenu hors la loi, in La prison immobile, p 95 et 96.

182.

La France face à ses prisons, p106.

183.

A. M. Marchetti, in Dedans, Dehors, n° 34, novembre 2002, p 30.

184.

F. Sammut, P. Lumbroso, C. Séranot, La prison une machine à tuer ?, p 252.

185.

Le Monde daté du dimanche 5 – lundi 6 janvier 2003.

186.

C. Demonchy, L’institution mal dans ses murs, in C. Veil, D. Lhuilier, (sous la direction de) La prison en changement, p 164 et 165.

187.

J. Favard, op. cit. p 20.

188.

Source Observatoire International des Prisons. H. Dorlhac de Borne notait dans son livre Changer la prison (p 140) qu'en 1974 (le "mai" des prisons), il y avait eu "moins de suicides dans les prisons : la révolte collective avait pris le pas sur l'acte de désespoir isolé : le suicide." Il me semble que la baisse sensible du nombre des suicides en 2001 pourrait traduire le regain d'espoir qui avait gagné les prisons suite aux très riches débats et résolutions annoncées au cours de l'année 2000, rapports d'enquête parlementaire au premier chef.

189.

A. M. Marchetti, Perpétuités Le temps infini des longues peines, p 456.

190.

N. Frize, Le sens de la peine, 4ième de couverture.

191.

J.A. Hourtal, La volonté incarcérée, p 282.

192.

A.M. Marchetti, Pauvreté et trajectoire carcérale, in C. Faugeron, A. Chauvenet, P. Combessie, Approches de la prison, p 190.

193.

C. Bauer, Fractures d’une vie, p 126.

194.

C. Carlier, Les surveillants au parloir, p 166 et 167. La partie en italiques est la transcription d’un entretien réalisé avec un surveillant.

195.

T. Gautier, L. Delmas, Détenu cherche plume facile pour relation légère, p 319.

196.

D. Huèges, A quoi sert de maudire la nuit ? de la prison au ministère, p 94.

197.

L. Le Caisne, Prison une ethnologue en centrale, p 13.

198.

Actes du colloque Enseignement en prison, p 5 et 6.