4.1. C’est la moindre des choses

Il y a longtemps, j’avais été "remué" par la lecture d’un livre d’un auteur mineur mais dont une phrase m’est restée. Un des héros de cet ouvrage, confronté à la nécessité d’écrire un texte à propos de sa vie, je ne sais plus pour quelle raison, disait en substance : "il faut passer des mots de sa vie à la vie de ses mots".

Le(s) monde(s) existe(nt) en dehors de tout langage, mais les décrire, les raconter, les expliquer, les rendre "communicables", cela relève du langage, de la langue. Dit autrement, C. Amboise, préfacier et traducteur de Histoire de Tönle de Mario Rigoni Stern note : "…ce qui n’avait jamais vraiment existé avant d’être écrit." 222

Et en retour, comme le tableau d’un peintre, qui est une représentation, peut nous faire découvrir, percevoir telle ou telle partie du monde sensible que nous n’aurions pas "vue" sans lui, y compris pour la peinture abstraite ou non figurative, le langage peut révéler, en lui-même, des significations, peut engendrer un sens, une explication qui, sans son entremise, nous aurait été à jamais inconnue, interdite.

Les langues utilisées par le genre humain étant plusieurs milliers, on doit pouvoir penser, qu’à quelque chose près, il y a autant de "façons" de découper le(s) monde(s), de sérier la réalité de ce qui nous est perceptible, de la rendre intelligible, de la raconter.

Mes interrogations, lors d’un travail précédent dont le présent ouvrage est une sorte de prolongement, tournaient essentiellement autour de l’éthique, de la morale, de la déontologie, de leurs différences et affinités. J’avais essayé de mettre en lumière ce qui à mes yeux les séparait, morale et déontologie d’une part, éthique d’autre part.

Pour être rapide, si la morale, la déontologie renvoyaient à l’existence de normes consenties auxquelles adhérait, ici et maintenant, une population déterminée en un lieu déterminé, il en allait autrement de l’éthique qui sans méconnaître la morale, au crible de laquelle l’éthique mérite d’être passée, engageait l’individu dans un faire, un agir qu’il avait décidé d’accomplir eu égard à la situation très singulière dans laquelle il se trouvait à ce moment confronté.

Pour en revenir au langage, il me semble que l’éthique, ou mieux un comportement en relevant, pourrait se tapir derrière l’expression "C’est la moindre des choses".

Soit une situation de communication, la plus simple qui soit, dans laquelle deux interlocuteurs sont engagés, A et B. Si à un moment donné, l’un des deux, A, énonce : "C’est la moindre des choses.", c’est que B vient de le remercier à propos d’un faire, d’un agir et non d’un dire ou discours que A vient d’effectuer en faveur de B. Ce faire, cet agir, en actes et non en paroles –sauf à entrer dans la catégorie des actes de langage dits performatifs et qu'en conséquence j'ignorerai - que B vient de louer relève bien évidemment –hors situation exceptionnelle – de la morale ou au moins ne s’en écarte pas beaucoup. Etait-il moral selon les normes (légales) en vigueur à l’époque de recueillir et abriter un juif ou un résistant en 1943 ou un porteur de valises en 1961 ? Selon les options politiques des uns et des autres, cela se discute ; il me paraît néanmoins que cela relevait à l’évidence d’un comportement éthique accordant l’asile au pourchassé.

Pour en revenir à la situation d’interlocution précédemment évoquée, la locution "C’est la moindre des choses" énonce que le locuteur A estime qu’il ne pouvait faire moins, et contient, porte en elle la surprise de B quant à l’acte, l’agir en question que, peut-être B espérait voir se réaliser, à son avantage, en sa faveur, mais sans qu’il y ait obligation de type moral, légal s’imposant à A.

B manifeste sa gratitude à l’égard de A par une réaction, un acte, un agir que ce dernier vient d’effectuer en sa faveur mais rien d’extérieur à lui même n’obligeait A à effectuer un tel geste, accomplir une telle action. Seule sa propre détermination l’a conduit à "faire bien" - ça ne regarde que lui ! – au nom de considérations personnelles situées au-delà de la morale propre au contexte, au lieu et à l’époque.

Dit autrement, rien n’obligeait, socialement parlant, A à accomplir ce qu’il a accompli. Il pouvait s’en tenir, et cela sans déroger à la morale, à la déontologie de la société dont il est membre, à un agir minimal, par conformité à la morale ambiante, non répréhensible, mais jugé par lui, hic et nunc, insuffisant, attentatoire à l’idée qu’il se fait de la nécessité contingente du moment. Il y a là, me semble-t-il, une amplification de l’être qui pourrait au terme de ce raisonnement chaotique et tortueux être une autre définition de l’éthique dans ce cadre restreint d’une situation de communication relatant un échange d’agirs.

De façon tout à fait fictive, imaginons deux enseignants d’un établissement scolaire n’entretenant pas les meilleures relations du monde, mais bon cela arrive. Ils disposent d’une certaine autonomie, en particulier, par exemple, pour fixer l’heure de la pré-rentrée. L’un des deux, B, est parti en vacances sans que celle-ci soit fixée. L’autre, A, propose par l’intermédiaire d’un cahier de "correspondance" de la programmer à 10 H le jour convenu, alors que dans cet établissement le début des classes est fixé ordinairement à 8 H. Le jour dit, B arrive sur son lieu de travail, comme il se doit à 8 H, pour découvrir la proposition de A relative à une "embauche" exceptionnelle ce jour-là à 10 H.

Si A avait téléphoné la veille ou quelques jours auparavant pour faire état de cette proposition, dont il savait que B l’ignorait, B l’en aurait chaleureusement remercié et A aurait pu alors lui répondre : "C’est la moindre des choses." Rien n’obligeait A à cette démarche, rien ne lui imposait de la faire, la meilleure preuve étant que B découvrant cet horaire exceptionnel ne pouvait que pleurer sur ses deux heures arrachées à son oreiller, la légalité, la morale ne trouvant rien à redire à une telle "organisation".

Un autre exemple, moins fictif : un de mes collègues, enseignant, perdu de vue depuis quelques années, retrouvé récemment par le truchement de vacances vertes, me disait que, dans le cadre de l’activité "poésie" qu’il conduit dans sa classe, il avait pris l’habitude, au moment de demander à ses élèves de choisir l’un des deux poèmes qu’il leur proposait d’apprendre, de les leur réciter, et non de les leur lire : "Cela surprit les élèves eux-mêmes, mais", me dit-il, "je vais leur demander de les apprendre par cœur, c’est la moindre des choses que je le fasse moi aussi." Et effectivement, on peut penser que c’est la moindre des choses. Rien ne l’y oblige, seuls la conscience professionnelle, le respect, la vertu, … en un mot l’éthique lui ont fait décider de faire comme ça, d’agir de cette façon.

Pour revenir sur le terrain pénitentiaire, Corinne Héron-Mimouni fait état d’un comportement institutionnel qui pourrait relever de cette catégorie. "A Fleury-Mérogis, un principe a été institué. Un courrier est immédiatement envoyé en retour de toute demande écrite. Si la réponse nécessite un délai, la date à laquelle le détenu aura le renseignement ou le rendez-vous désiré lui est communiquée. Depuis la mise en place de ce système, le nombre de suicides a diminué. Petites causes, grands effets." 223 Pourvu que ça dure !

Notes
222.

M. Rigoni Stern, Histoire de Tönle, p 11.

223.

C. Héron-Mimouni, Matonne ! Mémoires de Fresnes et d’ailleurs, p 202.