4.1.1. Serrer des mains, dire "vous"

Hors contexte d’interlocution - l’éthique peut exister sans paravent langagier – je vais essayer maintenant de mettre en scène, au quotidien, deux types d'attitude que j’ai adoptée il y a déjà longtemps, depuis toujours, dont la compréhension ou du moins l'explication que je peux en donner est plus récente : ce sont la pratique exclusive du vouvoiement et du salut systématique par le "serrage de mains" d'une part, et d'autre part le refus viscéral de savoir, de connaître les raisons qui ont amené "mes" élèves là où ils sont.

Il y avait là une espèce de point aveugle, une réalité interpersonnelle relationnelle évidente dont je sentais bien qu'elle était essentielle, vitale mais sans avoir la possibilité de la mettre en mots, de l'organiser, ce qui m’est apparu nécessaire "parce que, quand un énoncé est mis par écrit, il peut être examiné bien plus en détail, pris comme un tout ou décomposé en éléments, manipulé en tous sens, extrait ou non de son contexte. [ ] Le discours ne dépend plus d'une "circonstance" : il devient intemporel. Il n'est plus solidaire d'une personne ; mis sur papier, il devient plus abstrait, plus dépersonnalisé." 224

Il est souvent de bon ton, dans les formations pour adultes, que se tutoient l'ensemble des participants, formateurs et formés. Je m’y suis toujours refusé, même quand de jeunes détenus notamment me le demandaient expressément. Ce refus me semble d'abord marquer une distance, non pas entre mes élèves et moi-même, mais entre nombre de surveillants et l'enseignant que je suis. Bien que le code de procédure pénale l'interdise (article D. 220), le tutoiement entre détenus et surveillants est fréquent, essentiellement de ceux-ci vers ceux-là, beaucoup plus rarement de façon réciproque.

Et c'est uniquement le contexte de la prison qui autorise l'installation de ce tutoiement. N'importe où ailleurs, il s'instaurerait peut-être, mais au bout d'un certain temps, entre des personnes qui commencent de se connaître voire de s'apprécier, mais jamais d'emblée. Dans notre société, sauf circonstances particulières, professionnelles par exemple, deux individus qui se rencontrent pour la première fois n'adoptent pas pour leurs premiers échanges le "tu" mais le "vous".

De la même façon, le code de procédure pénale ne recommande pas aux surveillants de serrer la main des détenus, même si là aussi, bien sûr, quelques uns pratiquent cette forme de salut, de reconnaissance, mais, me semble-t-il, de façon infiniment moins fréquente que celle concernant le tutoiement.

Je pratique quant à moi le serrage de mains, de façon systématique et ostentatoire. Là aussi, cette attitude me permet, au-delà de l'uniforme pénitentiaire que je ne porte pas, dès la première rencontre, dans l'instant crucial du premier contact, de me différencier des surveillants. Non pas que je tienne dans un quelconque mépris ces personnels que je côtoie tous les jours, avec qui je travaille au quotidien, et qui font un travail difficile, anxiogène, et pour l'immense majorité d'entre eux de façon tout à fait honorable.

Mais je n'ai pas les mêmes fonctions que les surveillants. Et je ne manque jamais de reprendre, avec le sourire cependant, ceux de mes élèves à qui il arrive, au début de leur périple scolaire, de m’interpeller par un "chef" qu'ils retirent d'ailleurs aussitôt. Donc je serre les mains, use du "vous" et du Monsieur X ou Madame Y, systématiquement. "Quelques uns font le baisemain, d'autres me tutoient. Moi je les vouvoie toujours … Pour une fois, ils sont traités comme des humains et non comme des bêtes." 225

En donnant du Monsieur ou du Madame aux détenu(e)s avec qui je travaille, dans ce monde où ils ne sont qu'un nom et un numéro d'écrou, je suis persuadé de contribuer à restaurer un peu leur identité, à leur permettre de retrouver pour une part celles ou l'une de celles qu'ils avaient à l'extérieur, avant d'être incarcérés. Je pense que le passage par le Monsieur ou le Madame, restaurateur d'une civilité perdue lors de leur emprisonnement, ouvre la porte ou du moins rend possible son ouverture, vers d'autres identités elles aussi abandonnées à la fouille avec les effets personnels qu'ils ont dû y laisser.

Ainsi se trouvent réactualisées des identités de travailleurs, pères de famille, parents d'élèves, chômeurs, membres d'une profession, militants associatifs, syndicaux voire politiques, consommateurs, citoyens …, celle que j’ai prioritairement et professionnellement à réactualiser de façon première étant bien sûr celle d'apprenant, d'élève (même ancien), d'étudiant … Et je suis persuadé que développer cette dernière identité, que j’assimile ici à rôle social, passe par la reconnaissance des autres identités, des anciens rôles sociaux qui, s'ils n'ont plus d'efficacité ni de réalité à l'intérieur de la prison, continuent à structurer les personnes avec qui j’ai à travailler.

Quant à ce qui concerne le serrage de mains, je le crédite de plusieurs autres fonctions, indépendamment de celle de me différencier des surveillants et sur laquelle je ne reviendrai pas.

D'abord, me souvenant de lectures d'il y a 25 ans quand je préparais un travail sur le Moyen Age, s'avancer vers l'autre - l ' Autre - la main droite tendue, l'incitant à faire pareillement, lui signifiait : "Je n'ai pas d'intention belliqueuse ; regarde, je suis sans armes." Même si cette signification, cette symbolique du serrage de mains ont disparu depuis longtemps de l'esprit de nos contemporains, il me plaît de m’y référer : "Le premier acte intellectuel c'est la paix. La paix précède ma manière de penser, elle précède le désir de connaître proprement dit, elle précède la thématisation objective. Il y a raison quand il y a la paix, quand il y a rapport pacifique de personne à personne." 226

Par ailleurs, marquant par ce geste l'altérité de l' Autre, je le reconnais, l'installe, le temps que durera la séance à laquelle il est venu participer, dans une position d'égalité, égalité avec les autres élèves, égalité avec moi – même : "Le terme de reconnaissance me paraît beaucoup plus important que celui d'identité.[ ] Dans la notion d'identité, il y a seulement l'idée du même : tandis que la reconnaissance est un concept qui intègre directement l'altérité, qui permet une dialectique du même et de l'autre. La revendication d'identité a toujours quelque chose de violent à l'égard d'autrui. Au contraire la recherche de la reconnaissance implique la réciprocité." 227

Et puis au-delà de la main, au-dessus de la main tendue, il y a le visage, "son exposition droite sans défense" 228 dont la peau "est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d'une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle." 229 ; "La relation au visage est d'emblée éthique." 230

Je ne résiste pas au plaisir de citer longuement Mario Rigoni Stern. Dans Le sergent dans la neige, il narre la retraite de l'unité militaire italienne à laquelle il appartient, retraite survenue au cours de la deuxième guerre mondiale lors de l'évacuation des avant postes que cette unité occupait sur les bords du Don et tout au long de la traversée hivernale de contrées enneigées.

"Avec les hommes du lieutenant Danda, nous devons être une vingtaine en tout. Qu'est-ce que nous faisons ici tout seuls ? Il ne nous reste presque plus de munitions. Nous avons perdu la liaison avec le capitaine. Nous n'avons pas d'ordres. Si seulement nous avions des munitions ! La faim se fait sentir également et le soleil descend. Je traverse la palissade et aussitôt, une balle siffle à mes oreilles : les Russes nous ont à l'œil. Je cours frapper à la porte d'une isba. J'entre.

Il y a là des soldats russes. Prisonniers ? Non. Ils sont armés. Et ils ont l'étoile rouge sur leurs bonnets ! Moi, je tiens mon fusil. Pétrifié, je les regarde. Assis autour d'une table, ils mangent. Ils se servent en puisant dans une soupière commune, avec une cuiller en bois. Et ils me regardent, la cuiller immobilisée à mi-chemin de la soupière. Je dis : "Mnié khocetsia iestj." 231 Il y a aussi des femmes. L'une d'elles prend une assiette, la remplit de lait et de millet à la soupière commune, avec une louche et me la tend. Je fais un pas en avant, j'accroche mon fusil à l'épaule et je mange. Le temps n'existe plus. Les soldats russes me regardent. Les femmes me regardent. Personne ne souffle. Il n'y a que le bruit de ma cuiller dans l'assiette. Et de chacune de mes bouchées.

‘Spaziba, 232 je dis en finissant.
La femme reprend l'assiette vide que je lui rends et répond simplement :
Pasa Usta. 233

Les soldats russes me regardent sortir sans bouger. Sur le seuil, je vois des ruches. La femme qui m'a servi la soupe m'a accompagné comme pour m'ouvrir la porte et je lui demande par gestes de me donner un rayon de miel pour mes camarades. Elle me le remet et je sors.

C'est comme ça que ça s'est passé. A y réfléchir, maintenant, je ne trouve pas que la chose ait été étrange, mais naturelle, de ce naturel qui a dû autrefois exister entre les hommes. La première surprise passée, tous mes gestes ont été naturels ; je n'éprouvais aucune crainte, ne sentais aucun désir de me défendre ou d'attaquer. C'était tellement simple. Et les Russes étaient comme moi, je le sentais. Dans cette isba venait de se créer entre les soldats russes, les femmes, les enfants et moi, une harmonie qui n'avait rien d'un armistice. C'était quelque chose qui allait au-delà du respect que les animaux de la forêt ont les uns pour les autres. Pour une fois, les circonstances avaient amené des hommes à savoir rester des hommes. Qui sait où se trouvent à présent ces hommes, ces femmes, ces enfants. J'espère que la guerre les a tous épargnés. Tant que nous vivrons, nous nous souviendrons, tous tant que nous étions, de notre façon de nous comporter. Surtout les enfants. Si cela s'est produit une fois, ça peut se reproduire pour d'innombrables autres hommes et devenir une habitude, une façon de vivre." 234

Un dernier mot : la prison est un lieu "naturellement", structurellement, institutionnellement violent, l’actualité, récente ou non, le prouve à l'envi.

Quand il arrive qu'un détenu retardataire entre en classe alors que les autres sont déjà au travail, que ce détenu vienne me saluer "comme il se doit" et qu'ensuite il fasse le tour de la classe, serrant la main à tous les autres, sans distinction, sans faire preuve des réticences qu'ont certains détenus à l'égard d'autres, eu égard aux délits qu'ils ont commis et qu'ils connaissent peu ou prou tous, alors, sans avoir encore effectué un seul acte pédagogique, je me dis que j’ai déjà fait la moitié de mon travail d'instituteur.

Notes
224.

J. Goody, La raison graphique, la domestication de la pensée sauvagep 96 – 97.

225.

V. Vasseur, Médecin-chef à la prison de la Santép 124

226.

F. Poirié, Emmanuel Lévinas qui êtes-vous , p 104

227.

P. Ricœur, La critique et la convictionp 96.

228.

E. Lévinas, Ethique et infinip 80.

229.

ibid. p 80.

230.

ibid. p 81.

231.

Y en a-t-il pour moi ?

232.

- Merci.

233.

- Allez y . (traduction non garantie de l’un de mes élèves un peu russophone.)

234.

M. Rigoni Stern, Le sergent dans la neigep 162 - 164