4.1.2. Refuser de savoir

Je me suis interrogé, et ce depuis que je travaille en prison sur cette nécessité intime et non réfléchie, adoptée le premier jour, de ne pas savoir quelles étaient les raisons qui avaient amené "mes" élèves en prison. Sans trop savoir pourquoi, je m’y tenais, et m’y tiens toujours, trouvant cette attitude fondée, la trouvant d'autant plus fondée quand, sans l'avoir cherché, par hasard, j’y dérogeais.

On me permettra une anecdote. Un monsieur d'une trentaine d'années, auxiliaire 235 de son état, que je voyais tous les jours - il nettoyait le rez-de-chaussée où se trouvent les salles de classe - me demanda un jour s'il lui serait possible de me confier un cahier dans lequel il avait consigné des textes, une ébauche de livre, comme il me dit alors. La réponse ayant été affirmative, nous entamâmes une conversation médiée par les textes qu'il me confiait, textes fort intéressants par ailleurs.

Je lui avais proposé de procéder à une double correction : une dite "d'instituteur" relative aux règles minimales du français écrit, une autre plus ambitieuse relative à l'organisation générale de ces textes voire à leur sens, à ce qui s'y exprimait, à leur portée. Et ainsi, pendant des mois, à raison de quelques minutes par-ci par-là, parfois un peu plus, au gré de nos disponibilités respectives, nous dialogâmes, de façon parfaitement urbaine et policée, courtoise, sans que jamais il ne vint participer à quelque activité que ce soit. Un jour, il m’apprit qu'il venait d'être condamné, en cour d'assises, à 14 ans de prison et qu'il était satisfait de ce jugement, ayant apparemment éprouvé auparavant des craintes quant à un jugement plus sévère.

Peu de temps après, j’appris, de façon fortuite, ce qui lui était reproché et qui lui avait valu cette condamnation. Maintenant, je savais ; lui ne savait pas que je savais, hormis ce qu'il m’avait dit. En quinze jours, nos rapports changèrent du tout au tout. Je continuai à lui demander s'il avait des textes à me soumettre ou à me proposer, s'il voulait bien persévérer… Il en avait, mais il n'avait pas son cahier sur lui, il n'avait pas le temps d'aller le chercher, les derniers textes qu'il avait rédigés n'étaient pas au propre ... bref il fuyait.

Et je n'ai pas trouvé d'autre explication à un tel changement d'attitude de sa part qu'un changement d'attitude de la mienne. Ô certes non voulue, refusée même, mais transpirant probablement par tout mon être. L'homme que j’avais face à moi n'était plus Monsieur X, rédacteur de textes qu'il me confiait, mais le criminel ayant commis, eu égard à l'échelle de valeurs qui est la mienne un meurtre des plus abominables.

J’ai écrit plus haut, à l'occasion de l'entrée en classe du retardataire, que les détenus fréquentant les cours ne se tenaient pas apparemment rigueur les uns les autres des différents délits et crimes qui leur étaient reprochés. L'histoire carcérale ne compte plus les exemples contraires, les détenus les plus stigmatisés étant ceux convaincus, une fois de plus à tort ou à raison, de délits ou crimes d'ordre sexuel. Radio prison va vite ! Il est de notoriété publique que l'incarcération est particulièrement dure pour les "pointeurs", les violeurs en argot carcéral.

Or, en classe, j’ accueille tous ceux qui veulent bien venir, sans exclusive bien sûr et sans que certains de mes élèves - les auteurs de crimes ou délits "nobles" - en excluent de fait sinon de droit d'autres, auteurs eux de crimes ou délits jugés ignobles, selon l'échelle des valeurs en vigueur dans le monde des délinquants. De ce point de vue là, j’ai des groupes classes très mélangés. Je forme l'hypothèse que la tolérance qui y règne est le reflet de celle que, par ignorance, je m’impose et impose.

Je veux signifier par là que si la classe est un lieu de libre parole entre adultes qui y sont a priori respectables et respectés, il est un sujet tabou : celui des raisons qui ont valu à mes élèves d'être incarcérés ; pendant le temps de classe, il est possible de discuter de tout sauf de leurs "affaires". Et si l'un d'entre eux manifeste le souhait d'en parler, je lui propose de le faire mais hors le groupe, seul à seul. Le cas se produit rarement.

Il me plaît de considérer que la classe bénéficie d'une espèce de statut d'extraterritorialité carcérale, à la porte de laquelle "mes" élèves laissent leurs costumes de "bagnards" pour revêtir ceux dont ils souhaitent se parer, pour réinvestir d'autres facettes de leur identité, celle d'apprenants étant évidemment la plus commode à récupérer, et qui sait, commencer, fût - ce de façon un rien artificielle, à se reconstruire, les béquilles de la grammaire ou des mathématiques étant en l'occurrence de puissants adjuvants, du moins je le postule.

C'est de cette manière-là que j’ai adapté, sur le registre de l'éthique au quotidien, le principe imprescriptible de l'éducabilité. Dit autrement, je postule qu'un homme est toujours plus grand que son délit. Dit autrement encore, et probablement mieux, "le non savoir sur l ' Autre est donc bien la condition pour que reste posée la question, pour que de l ' "ouvert" subsiste dans mon rapport à lui, de l ' "ouvert" où peut s'insinuer l'éthique, de manière précaire et fragile mais ô combien précieuse." 236

Plus simplement : " Depuis qu'on est rattaché aux hôpitaux, on ne connaît plus les motifs d'emprisonnement des détenus. [ ] Finalement, c'est sans doute mieux de ne rien savoir sur les détenus." 237

Notes
235.

Les auxiliaires - dits auxi – sont les détenu(e)s qui sont par exemple chargés d’entretenir, au sens ménager du terme, une partie de la prison. D’autres auxi assurent la distribution des repas. Ceux-là sont dits "gamelleurs". Ils sont rémunérés par la prison elle-même. A Nîmes, un auxi perçoit selon la "classe" à laquelle il appartient, (on dirait ailleurs sa qualification) et selon le nombre de jours considérés comme travaillés, de 30 à 300 € par mois (en brut).

236.

P. Julien cité par P. Meirieu et M. Develay, Emile reviens vite ils sont devenus fousp 134.

237.

V. Vasseur, op citp 98.