4.2. Je n'ai pas d'états d'âme

Cette partie est, en quelque sorte la figure inversée, la symétrique de celle intitulée C'est la moindre des choses. Mais avant d'essayer de débusquer ce qui peut se tapir derrière cette redoutable expression et ce qu'elle révèle, il me faut faire un détour du côté de Christophe Dejours et de son livre Souffrance en France sous titré La banalisation de l'injustice sociale.

L'auteur présente son ouvrage comme une tentative de réponse aux questions suivantes : comment peut s'expliquer "l'indifférence et la tolérance croissante, dans la société néolibérale au malheur et à la souffrance d'une partie de notre population" ? Puis comment s'opère "la reprise par la grande majorité de nos concitoyens des stéréotypes sur la guerre économique et la guerre des entreprises, incitant à attribuer le mal à la "causalité du destin" ? Enfin comment comprendre "l'absence d'indignation et de réaction collective face à l'injustice d'une société dont la richesse ne cesse de s'accroître cependant que la paupérisation gagne simultanément une part croissante de la population" 238 ? Il développe la thèse que s'est mis en place, dans le cadre du travail, un processus de "banalisation du mal" qui in fine explique très largement notre indifférence à la souffrance, notre refus de réfléchir sur et de penser contre les dogmes économiques néolibéraux et notre incapacité ou notre impossibilité à nous indigner et nous insurger contre un tel état de fait.

Dans un premier temps, l'auteur définit le "réel du travail" comme ce qui "se fait essentiellement connaître au sujet par le décalage irréductible entre l'organisation prescrite du travail et l'organisation réelle du travail" 239 . Ce décalage, éternel, est usuellement surmonté par la "mobilisation des ressorts affectifs et cognitifs de l'intelligence" 240 . A contrario, si ce n'est pas le cas, c'est la "grève du zèle", le zèle étant précisément "tout ce que les opérateurs ajoutent à l'organisation prescrite pour la rendre efficace ; tout ce qu'ils mettent en œuvre individuellement et collectivement et qui ne relève pas de l'"exécution". 241

Le travail peut être épanouissant, peut contribuer à l'accomplissement de soi. Mais, dans les conditions de plus en plus dures – recherche du rendement maximal, licenciements jamais suffisants, obsession du résultat, atteinte de l'objectif à n'importe quel prix … - la résistance du réel du travail 242 va engendrer des souffrances, présentées par les managers, véhiculées par l'idéologie dominante comme sinon un bien mais à tout le moins comme un mal nécessaire conséquence d'une nécessité absolue dictée par la concurrence internationale, la guerre économique, les lois économiques fondées sur la science du même nom 243 . Cette pensée "économiciste" est tellement diffusée, prégnante que la refuser serait comme "refuser la gravitation universelle".

Par ailleurs "L'expérience du réel du travail se traduit par une confrontation à l'échec" 244 que ce soit dans l'ordre matériel des machines, outils, installations … ou dans l'ordre humain et social. Et c'est ce déni du réel du travail, qui impliquant "la survalorisation de la conception et du management conduit immanquablement à interpréter les échecs du travail ordinaire comme l'expression d'une incompétence, d'un manque de sérieux, d'une insouciance, d'un manque de formation, d'une malveillance, d'une défaillance ou d'une erreur, relevant de l'homme. [ ] Le déni du réel du travail [ ] est essentiellement le fait des cadres et des ingénieurs, mais il est largement partagé par tous ceux qui accordent une grande confiance au pouvoir de maîtrise de la science sur le monde objectif." 245

Selon Christophe Dejours, ce déni du réel du travail constitue la base de la "distorsion communicationnelle" et est en général associé au déni de la souffrance dans le rapport au travail". 246 Pour faire court, cette distorsion communicationnelle, qui peut à bien des égards être assimilée à un mensonge, permet à l'entreprise, la société de se présenter à ses actionnaires, au marché, aux banques, aux clients, au monde … sous le meilleur jour, son fonctionnement interne où les différents services ou départements doivent se "vendre" les uns aux autres comme son fonctionnement externe étant fondés sur une propagande de type commercial.

Mais ce déni du réel peut ne pas concerner que les cadres et ingénieurs. "Grâce" au management fondé sur la menace, étayé par la précarisation de l'emploi qui favorise le silence, le secret, le chacun pour soi, il peut aussi concerner des opérateurs de base, des travailleurs qui, de façon paradoxale "deviennent complices du déni du réel du travail et de la progression de la doctrine péjorative du facteur humain, par leur silence, la rétention d'informations, et la concurrence effrénée à laquelle ils se voient contraints les uns par rapport aux autres." 247

Et c'est de ce déni du réel du travail que sourd la souffrance, qui ne concerne pas uniquement les opérateurs, les travailleurs du bas de la pyramide. A l'exception de quelques leaders aux personnalités perverses ou paranoïaques, cette souffrance au travail est largement partagée par tous. Elle résulte de la peur : peur d'être licencié, d'être muté, de perdre sa place, de ne pas être à la hauteur, d'être raillé à la réunion des cadres pour ne pas avoir atteint l'objectif fixé… Bref, avec des modalités différentes la peur s'insinue dans le rapport au travail, dans les rapports de travail qui ne sont pas uniquement des rapports en vue d'une activité de production mais qui ressortissent aussi au vivre ensemble.

Tous ces "braves gens" à la rationalité morale – pratique, à l'éthique en quelque sorte, ordinaires, communes vont se trouver, en fonction de leur place, confrontés à des situations, où, la peur aidant, ils vont être contraints ou s'estimer l'être, de faire le "sale boulot", de collaborer, pour sauver leur peau – jusqu'à la prochaine charrette – à cette gigantesque entreprise. M. Tout le monde, cadre de son état, va avoir à "gérer un plan social", bel euphémisme pour un ensemble de licenciements, pouvant être pour lui générateur de souffrance éthique 248 et de souffrances plus "objectives" pour ceux qui en seront les victimes ou qui en auront, cette fois-ci, réchappé.

Mais les rôles de victimes et de bourreaux ne sont pas figés et peuvent même être interchangeables. Pour faire face à la situation, ou quand celle-ci l'exige, l'auteur explique que, par exemple, des ouvriers du bâtiment vont outrepasser toutes les règles de sécurité et/ou s'alcooliser pour vaincre leur propre peur afin de respecter un calendrier qui leur aura été imposé. Si dans le groupe, il en est un qui refuse de "collaborer" à cette façon de faire, la conteste au nom des lois du travail, des règlements, de son éthique, de sa morale – pratique, il va être stigmatisé, rejeté, ravalé au rang de "femme", de "pédé" … les victimes de la logique générale se transformant alors, pour ne pas voir leur propre peur réactualisée, en bourreaux, en collaborateurs zélés, en participants volontaires au "sale boulot". Ceux qui refusent ainsi, peuvent alors, par une inversion radicale des valeurs, passer pour des "lâches", n'ayant pas le "courage" de faire le sale boulot que les collaborateurs savent qu'on attend d'eux, mais dont ils savent bien qu'il n'est pas "convenable".

De façon plus tragique à propos d'hommes mobilisés en Allemagne nazie pour exterminer les Juifs d'Europe centrale : "A Jozefow une douzaine d'hommes à peine, sur près de cinq cents, ont réagi spontanément à la proposition du commandant Trapp de se dispenser de la tuerie annoncée. Pourquoi ces hommes du refus de la première heure furent-ils si peu nombreux ? […] Tout aussi important fut l'esprit de corps – l'identification élémentaire de l'homme en uniforme avec ses frères d'armes et l'extrême difficulté qu'il éprouve à faire cavalier seul. Certes le bataillon venait seulement d'être complété ; beaucoup de ses membres ne se connaissaient pas encore très bien, la camaraderie de régiment n'avait pas encore cimenté l'unité. Il n'empêche : quitter les rangs ce matin-là, à Jozefow, signifiait abandonner ses camarades et revenait à admettre qu'on était "faible", voire "lâche". Qui aurait "osé", devait déclarer un policier, "perdre la face" devant tout le monde ? "Si on me demande pourquoi j'ai tiré avec tout le monde, dira un autre, je répondrai, en premier lieu que personne ne veut passer pour un lâche." 249

A ce moment, l'auteur pointe une inversion des valeurs, le courage, une vertu personnelle, se voyant transmuté par une alchimie fondée sur le zèle au travail – quel que soit le travail – en lâcheté, celle-ci se voyant par contre coup promue au rang de vertu attestant la virilité 250 de son porteur, virilité nécessitant pour être avérée, une représentation, une mise en scène données à voir à son entourage, exhibée en quelque sorte, le courage se suffisant au contraire à soi-même. Sublimé par la "mission" qui lui a été confiée, l'exécutant dans le cadre de son travail, le vrai lâche et faux courageux, ne peut supporter de s'extraire de la collectivité de travail à laquelle il appartient, quitte à "s'arranger" avec la souffrance que son sens moral, sa morale – pratique continuent d'engendrer, s'en sortant grâce au "clivage du moi". Il n'est pas facile de n'être pas un mouton de Panurge ! Ou, comme le chantait Georges Brassens : "Les braves gens n'aiment pas que / L'on suive une autre route qu'eux". Le processus de "banalisation du mal" a fonctionné, un grand nombre de "braves gens" se laissant aller à exécuter le "sale boulot", le revendiquant et n'acceptant pas ou mal que d'autres s'y dérobent : "Le mal, [ ] c'est la tolérance au mensonge, sa non - dénonciation et, au-delà, le concours à sa production et à sa diffusion. Le mal, c'est aussi la tolérance, la non dénonciation et la participation à l'injustice et à la souffrance infligées à autrui." 251

Prenant à contre-pied la conception probablement dominante selon laquelle la violence serait à l'origine du malheur des hommes, Christophe Dejours avance que la peur pourrait être antérieure à la violence, celle-ci n'étant qu'une manifestation de défense contre cette peur, ce qu'il appelle la "rationalité pathique" 252 celle-ci apparaissant pour exorciser cette peur, pour réduire la souffrance ainsi causée par la peur, quand bien même cette dernière engendrerait la violence, elle-même génératrice de souffrance envers autrui et envers soi-même.

Une dernière information extraite du livre de Christophe Dejours : "De notre point de vue, le processus de mobilisation de masse dans la collaboration à l'injustice et à la souffrance infligées à autrui, dans notre société, est le même que celui qui a permis la mobilisation du peuple allemand dans le nazisme. Le fait que le processus soit le même n'implique pas que nous soyons dans une phase de construction d'un système totalitaire." 253 De façon plus explicite : "L'utilisation de la terreur et de l'assassinat est évidemment ce qui distingue le totalitarisme du système néolibéral." 254

Après ce détour par le livre de Christophe Delours, je reviens sur l'expression donnant son titre à ce chapitre. Pour des raisons que je ne m'expliquais pas, que je n'arrivais pas à concevoir ni à formuler, cette locution m'apparaît depuis longtemps comme éminemment "redoutable" non pas en tant que telle bien sûr mais par ce qu'elle implique et que je vais essayer de développer maintenant. Mais pour la rendre intelligible, il m'a fallu croiser, fortuitement, l'ouvrage de Christophe Dejours.

Selon le dictionnaire Le Grand Robert, un état d'âme est un sentiment que l'on éprouve, une impression que l'on ressent, comme par exemple dans ce titre du Monde daté du 3 février 2004 : "Voile : les états d'âme de quatre "sages" de la commission Stasi". Il me semble néanmoins qu'avoir des états d'âme est plus proche du désappointement que de la satisfaction. Pour revenir à l'article du journal cité ci-dessus, ces quatre "sages" font plus état de leur "déception causée par la tournure prise par le débat sur la loi interdisant les signes religieux dans les écoles" que du contentement qu'ils pourraient éprouver à la perspective du vote d'une telle loi.

Cette acception plutôt négative d'états d'âme me paraît fortement renforcée dans le contexte d'une énonciation tenue par un locuteur à l'encontre d'un autre. Si, dans une relation intersubjective, le sujet A annonce à destination du sujet B : "Je n'ai pas d'états d'âme", il me semble patent que A vient de faire un commentaire, qui ne regarde a priori que lui, à propos d'une information ou d'une décision qu'il vient de signifier à B. Et cette décision ainsi énoncée, cette information transmise à B peut difficilement être un compliment, une marque d'un encouragement. On imagine mal un chef de service annonçant une promotion à l'un de ses subordonnés l'accompagnant d'un commentaire de ce type. Ce sera plutôt : "Avec mes félicitations", "Je suis content que cela vous arrive" … marquant une forme de plaisir à l'énoncer.

Par contre, le même chef de service, ayant averti tel ou tel de son licenciement, de sa mutation non désirée, de son dessaisissement d'une tâche qui lui tenait à cœur… bref après avoir communiqué une information ou une décision désagréable à entendre pour son interlocuteur, pourra l'assortir d'un : "Je n'ai pas d'états d'âme". Ce qui dans cette situation de communication-là me semble occulter en même temps qu'il le révèle un rapport plus ou moins difficile entre l'énonciateur de la sentence, la position qu'il adopte ou croit devoir adopter et son moi intérieur, son être intime, régi, usuellement, par un sens moral que l'on trouve somme toute, communément chez les "braves gens".

Dans ce type de situation, ce genre de dénégation 255 affirme plus qu'elle ne nie. En forçant un peu le trait, je pense que dans ce cas, le mot scrupules peut être substitué à états d'âme, l'énonciation du fait de ne pas en avoir, hors de toute nécessité informationnelle – l'expression ne rajoute rien quant à la matérialité de ce qui est signifié – attestant en réalité de leur existence chez le locuteur ayant prononcé ce discours. Dit autrement, assortir une information, une décision transmises à autrui de ce commentaire signe de la part de l'énonciateur qu'il "le" fait malgré tout, malgré ses états d'âme, malgré ses scrupules, parce qu'il ne peut faire autrement, que la situation l'exige … Bref, il n'en pense pas moins mais se croit, s'estime contraint de se plier à cette dure réalité des choses, son éthique dût-elle en souffrir, et par ce commentaire signifie néanmoins qu'il n'est pas tout à fait à l'aise, en accord avec lui-même, voire tout simplement pas très fier de ce qu'il s'estime obligé d'accomplir, et qu'il accomplit malgré tout.

On aura compris où je veux en venir : hors de toute dimension socialement tragique, j'assimile l'énonciateur de ce "je n'ai pas d'états d'âme" au collaborateur prêtant son concours au "sale boulot" mais souffrant cependant d'avoir à l'exécuter et se délestant d'une part au moins de sa souffrance en niant ses possibles – et de mon point de vue avérés – scrupules, adoptant, entérinant, développant un "clivage du moi" lui permettant de dépasser cette contradiction personnelle, intime, ou au moins ce paradoxe. Et par la même occasion de juguler autant que faire se peut la "souffrance éthique" que les "braves gens" ne peuvent pas ne pas éprouver en faisant ce qui somme toute ne se fait pas, n'est pas convenable.

Dans un récent passé professionnel, j'ai été confronté à trois reprises, dans le cadre d'interlocutions duelles, à cette "maxime" qui m'était adressée. Deux fois sous la forme canonique, la troisième dans une variante "Si tu as des états d'âme …" sous-entendant à l'évidence : "Moi, je n'en ai pas."

Première reprise : cela se passe à Suresnes (Hauts de Seine) en décembre 2001, lors d'une pause pendant le colloque "officiel" dont j'ai narré la genèse dans la partie 3.1. D'un colloque l'autre et qui a remplacé celui de Nîmes que j'avais largement co-organisé. Donc, pendant cette "récréation", je vais rencontrer le conseiller pédagogique national, mon interlocuteur pour le colloque de Nîmes, qui m'avait promis 6 000 € et à qui je dus téléphoner pour apprendre, c'était en juillet, qu'il ne fallait plus compter sur les soutiens que j'escomptais, bref que le colloque de Nîmes était "descendu en plein vol". Je lui demandai les raisons, authentiques 256 , d'un tel retournement, pas cette palinodie à propos des deux colloques qu'il n'était pas possible de financer la même année. Il ne m'en donna aucune, me reprocha d'avoir écrit au ministère 257 , m'asséna "Je n'ai pas d'états d'âme" puis s'en alla.

Le colloque de Nîmes a été annulé pour des raisons que j'ignore absolument – ou à tout le moins qui n'ont jamais été dites – mais à propos desquelles j'ai beaucoup conjecturé. Grâce aux apports de Christophe Dejours j'ai élaboré le raisonnement suivant. Sauf à ce que j'aie été manipulé depuis le début, ce qui n'est pas impossible mais que je ne crois pas, le conseiller pédagogique national s'est aperçu – ou le lui a-t-on fait apercevoir – qu'après le colloque de Nîmes, il n'était pas impossible que se révèle une menace du côté du sud quant à la position, au rôle de "Monsieur enseignement en prison en France", fonction qui est institutionnellement la sienne et pour laquelle, dans tous les cas, je n'avais aucune intention de concourir. Mais la peur de perdre sinon sa place du moins son statut, son aura, peut-être une forme d'obligation - mais par qui imposée ? - de ne pas laisser aller à son terme une entreprise émanant du champ professionnel qu'il administrait et qui en l'occurrence lui échappait. Toujours est-il qu'il devait y avoir malaise ! Lors de notre conversation téléphonique de juillet 2001 au cours de laquelle il m'informa de la "suspension" du colloque de Nîmes, il entama la conversation par un "Je voulais t'appeler" qui me paraît signer une prise en défaut, un malaise, surtout quand cette entrée en matière sera suivie, et lui le savait, du coup de massue qu'il s'apprêtait à m'administrer et que bien entendu j'ignorais.

Pour reprendre les catégories de Souffrance en France, et encore une fois pour des raisons que j'ai construites sans d'autres supports que mon raisonnement et mes lectures, et donc sujettes à caution, il s'est retrouvé, parce que la situation l'exigeait, parce qu'il le fallait, contraint de "collaborer" au "sale boulot" en infligeant à autrui, moi-même en l'occurrence, un déni, non pas du réel du travail, mais d'un travail tout court, se déployant sur une année et dont il était depuis le début parfaitement informé et qu'il avait soutenu. Comme il fait à coup sûr partie des "braves gens", au sens moral – pratique aussi commun qu'ordinaire, je lui souhaite encore de ne pas avoir été la proie d'une "souffrance éthique" par trop insupportable. Sinon, je le plains …

Deuxième reprise : c'est quelques mois plus tard, après avoir été destitué de "mon" poste de responsable local de l'enseignement à la maison d'arrêt de Nîmes. Mon collègue l'est devenu, parce qu'il "ne pouvait faire autrement" me répondit-il au début de l'année scolaire 2001 – 2002 alors que je lui faisais remarquer qu'il n'y était pas obligé, qu'il pouvait toujours refuser. Il se mit à me maltraiter – refus de parler, insultes, menaces – mais comme de temps en temps, avant que la situation ne s'envenime vraiment, il m'adressait la parole, probablement suite à une remarque de ma part quant à une possible mesquinerie qui m'était destinée, il me tint à peu près ce langage : "Si tu as des états d'âme, écris un bouquin !" 258

J'ai écrit plus haut que cette formulation conditionnelle valait en creux la tournure à la forme négative, le sous-entendu de la question étant patent et affirmant sans le dire : "Moi, je n'en ai pas". Ce "cher collègue", avec qui j'avais travaillé de façon partageuse pendant près de 10 ans (voir le sous-chapitre 2.1. Du décloisonnement), estima lui aussi que la situation l'exigeant, il ne pouvait faire autrement que "prendre ma place", ce qui j'en conviens, ne le mettait pas dans une position très facile à tenir. Mais, comme il me le dit une fois, avant que nos relations ne deviennent franchement mauvaises, il ne voulait pas perdre son poste. Moi non plus, mais pas à n'importe quel prix ! C'est au nom de cette raison qu'il n'avait pas signé la lettre collective relative à la fermeture des portes des salles de classe.

Par ailleurs, il savait très bien que mon remplacement était intervenu en guise de représailles à mon encontre suite à la lettre non suffisamment "gentille" que j'avais adressée à l'ensemble des intervenants potentiels pour les avertir du report sine die du colloque nîmois. Son comportement illustre à merveille la stratégie de défense virile 259 propre aux collectivités de travail masculin fondée sur la peur que des victimes potentielles non pas d'un licenciement mais en l'occurrence de la perte d'une situation enviable somme toute confortable infligent en retour à d'autres victimes bien réelles à un moment donné, se transformant en bourreaux pour exorciser la peur que le réfractaire actualise.

Là encore, postulant sans ironie aucune qu'il fait partie des "braves gens" – nos années communes antérieures le confirme mais en ce qui le concerne la "pénitentiarisation" des esprits doit être largement explicative de son évolution – il jugea nécessaire de participer au "sale boulot" en œuvrant très lourdement pour que je finisse par accepter une espèce de promotion en trompe l'œil qui advint en novembre 2002. Si ce qu'il estima bon de faire a engendré pour lui une "souffrance éthique" trop exacerbée, qu'il ne m'en veuille néanmoins pas trop.

Troisième reprise : le cas est différent, la situation autre. La scène se passe au printemps 2003 entre l'inspectrice de l'éducation nationale qui m'a "promu" conseiller pédagogique et moi. Il y a cinq ou six mois que je fais ce travail 260 , et je sais, j'ai compris que ma carrière de conseiller pédagogique va tourner court. Je développe dans La promotion du naïf dans quelles circonstances me fut proposée cette "promotion". Toujours est-il que vint le moment où il fallut me dire que mes aventures de conseiller pédagogique allaient se terminer bientôt. Ce qu'elle fit, en motivant cette décision par des raisons sur lesquelles il n'y a pas lieu de s'attarder ici, mais elle crut nécessaire d'ajouter : "Je n'ai pas d'états d'âme." On est là dans la situation emblématique du chef de service, supérieur hiérarchique, annonçant à son subordonné qu'il n'est certes pas licencié – la fonction publique a quelques charmes – mais écarté, invité et incité à aller exercer ses éventuelles compétences ailleurs. Mais la fameuse phrase !

Là encore, il me semble qu'un représentant tout à fait ordinaire des "braves gens", collaborant au "sale boulot" n'était pas totalement persuadé du bien fondé de la décision me concernant. Il la trouvait probablement injuste ou à tout le moins dure au regard des aventures qui avaient été les miennes auparavant. Et là aussi, il me semble que cette adresse, clôturant un échange pendant lequel je n'avais pas été vraiment félicité, témoigne d'une forme de souffrance éthique de la part d'un sujet accomplissant un acte infligeant une souffrance à autrui, qui peut être vécu comme non totalement légitime. Mais qu'il fallait faire, la situation l'exigeait.

Voilà pourquoi je m'honore d'avoir des états d'âme. Voilà pourquoi cette expression toute faite fait mal, me semble destructrice, et pas uniquement quand elle m'est destinée. Elle signe, exprime ce que Christophe Dejours appelle la "banalisation du mal" essentiellement dans le rapport au travail, dans les rapports de travail. Le travail – qui ici mériterait presque une majuscule – continuera pendant longtemps encore à structurer nos vies, sociales bien sûr et par-delà personnelles voire intimes. La fin du travail n'est pas pour demain. Mais par delà ces réflexions d'ordre très général, se jouent chaque jour, en des milliers de lieux de travail différents des scènes telles que les raconte Christophe Dejours ou telles que je les ai mises en scène. Et à chaque fois, par delà ou en deçà des constats généraux, ce sont des sujets, des personnes qui souffrent et font souffrir, alternativement ou de façon concomitante.

Revenons à une situation de communication très simple : un échange entre le sujet A et le sujet B, se terminant par "Je n'ai pas d'états d'âme" exprimé par A à destination de B. J'ai montré que cela ne pouvait avoir lieu dans une situation où A aurait au préalable félicité B mais au contraire en conclusion d'une interlocution au cours de laquelle, antérieurement, A aurait annoncé une "mauvaise nouvelle" à B. Une mauvaise nouvelle est une mauvaise nouvelle, un reproche est un reproche, une sanction une sanction, et je ne veux surtout pas laisser croire qu'il faudrait taire les mauvaises nouvelles ou les reproches ou ne pas sanctionner. Au contraire. Il est même des situations où cela est absolument nécessaire et bénéfique. Et il est tout aussi nécessaire que certains acteurs sociaux, parce qu'ils sont investis de responsabilités particulières soient les porteurs, les transmetteurs de ces nouvelles, les sanctionneurs.

Cela peut, devrait pouvoir se faire sinon dans le calme et la sérénité, du moins dans un minimum d'urbanité, de respect réciproque. Assortir ces énoncés désagréables, que des responsables doivent justifier et assumer, d'un "Je n'ai pas d'états d'âme" matérialise, par ce que cette locution révèle en le déniant, un sentiment d'incrédulité, de non adhésion de la part du responsable – le locuteur A – à son propre discours. Et si lui-même n'y adhère pas, comment celui à qui il s'adresse et qui va en subir les conséquences y adhérerait-il ? Comment le trouverait-il fondé ? Et au nom de quoi devrait-il, en conséquence, trouver justifiées les mesures, sanctions prises à son encontre ?

Que celui qui, parce qu'il en a la responsabilité, ou croit l'avoir, accepte de faire le "sale boulot", c'est son affaire. Jusqu'à un certain point tout de même ! Nul n'est jamais absolument obligé d'obtempérer, d'accomplir ce qu'il estime inconvenant, contraire à ses sentiments, à son éthique. Si, nonobstant, il juge nécessaire, indispensable, et quelles qu'en soient les raisons, d'accomplir ce qu'il réprouve, qu'il ne se déconsidère pas un peu plus à ses propres yeux comme à ceux de son interlocuteur en espérant prouver qu'il a des "sentiments", des "états d'âme", des "scrupules", tout en les déniant, pensant ainsi "s'acheter une conduite". Qu'il le fasse, mais en silence, sans en rajouter. Sans tenter de culpabiliser pour une partie au moins le destinataire du "Je n'ai pas d'états d'âme" qui pourrait l'être un brin, au nom de la situation dont il n'est pas totalement innocent, où se trouve placé son malheureux chef perclus de "souffrance éthique".

Il me semble qu'il y a là une espèce de rétractation de l'être de la part du locuteur prononçant ce "Je n'ai pas d'états d'âme" assez exactement symétrique d'une forme d'amplification de l'être dont témoigne pour son énonciateur un "C'est la moindre des choses" qu'il adresse à son interlocuteur.

Dans son livre, Christopher R. Browning cite à plusieurs reprises les témoignages d'anciens du 101ème bataillon de réserve de la police allemande, de ceux qui ont, à un moment ou à un autre refusé de participer, ou de continuer à participer à la tuerie, à la solution finale. Ceux qu'ils citent disent tous qu'ils n'ont jamais été officiellement poursuivis ni sanctionnés pour avoir manifesté leur refus. Il va jusqu'à écrire :

"Parmi les tueurs, bien entendu, les ordres constituent traditionnellement l'explication la plus fréquemment avancée à leur propre comportement. La culture politique autoritaire de la dictature nazie, sauvagement intolérante à l'égard de toute forme de dissidence ouverte, en même temps que l'impitoyable discipline et la stricte obéissance aux ordres inhérentes à la vie militaire, ont créé une situation dans laquelle les individus n'avaient pas le choix. Les ordres sont les ordres, insistent-ils, et, dans un tel climat politique, nul ne pouvait se permettre se désobéir. Désobéir signifiait à coup sûr le camp de concentration, sinon l'exécution sur-le-champ, pour eux et peut-être bien pour leurs familles aussi. Les tueurs se sont trouvés dans une situation d'impossible "contrainte" ; ils ne sauraient donc être tenus pour responsables de leurs actes. C'est du moins ce que les accusés n'ont cessé de clamer dans tous les prétoires de l'Allemagne post-hitlérienne.

Mais ce type d'explication présente une sérieuse difficulté. Tout simplement, en quarante-cinq ans et des centaines de procès, il ne s'est pas trouvé un seul avocat ou un accusé capable de produire un seul cas où le refus de tuer des civils non armés a entraîné la terrible punition censée frapper les insoumis. Châtiments ou blâmes occasionnels n'ont jamais eu aucune mesure avec la gravité des crimes que ces hommes étaient requis de commettre." 261

Quelques pages plus loin, il renchérit : "Cette histoire d'hommes ordinaires n'est pas l'histoire de tous les hommes. Les réservistes ont affronté des choix, et la plupart d'entre eux ont commis d'horribles méfaits. Mais ceux qui ont tué ne sauraient être absous sous prétexte que n'importe qui à leur place aurait fait ce qu'ils ont fait. Car même parmi eux quelques-uns ont refusé de tuer, et d'autres ont cessé de tuer. La responsabilité humaine est en définitive du domaine de l'individu." 262

Notes
238.

C. Dejours, p 167, 168.

239.

ibid p 32, 33.

240.

ibid p 34.

241.

ibid p 33.

242.

"Etre contraint de mal faire son travail, de le bâcler, ou de tricher est une source majeure et extrêmement fréquente de souffrance dans le travail, que l'on retrouve aussi bien dans l'industrie que dans les services ou dans les administrations." ibid p 37.

243.

Marie-Béatrice Baudet écrit dans une critique du livre L'erreur économique de Philippe Simonnot (Editions Denoël 2004) que ce dernier "parvient à démontrer avec beaucoup de verve combien l'idée de hisser l'économie au rang de science, à l'instar de la physique, par exemple, est une folie." Supplément du Monde daté du 3 février 2004, p VI.

244.

C Dejours, p 81.

245.

ibid p 85.

246.

ibid p 85.

247.

ibid p 86.

248.

"Souffrance qui ne résulte pas d'un mal subi mais celle qu'on peut éprouver de commettre, du fait de son travail, des actes que l'on réprouve normalement." (p 44).

249.

C. R. Browning, Des hommes ordinaires. Le 101 ième bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale, p 99 cité par C. Dejours p 112. Les passages en italiques ont été ainsi soulignés par C. Dejours. M. Rigoni Stern dans La dernière partie de cartes rapporte un autre témoignage du même C. R. Browning. C'est un ouvrier métallurgiste de Bremerhaven qui se justifie ainsi lors d'un procès : "J'essayai de ne tuer que les enfants et j'y réussis. Comme les mères tenaient leur enfant par la main, mon voisin tuait la mère, et moi son enfant, car, en réfléchissant bien, je me disais que sans sa mère l'enfant ne pourrait plus vivre. Le fait de délivrer les enfants qui ne pouvaient plus vivre sans leur mère me semblait, d'une certaine manière, consolant pour la conscience." M. Rigoni Stern poursuit : "Ce délivrer, "erlösen", signifie aussi en allemand racheter, sauver. Pour les sauver, lui, il les tuait!" p 80. Plus loin dans cet ouvrage, M. Rigoni Stern raconte comment à l'automne 1943, des officiers italiens et allemands tentent de convaincre les soldats italiens de retour du front russe de se laisser enrôler dans la défense de la république de Salo. Les soldats italiens refusèrent. "Ils [les officiers recruteurs] s'en allèrent déconfits, indignés et déçus par notre "lâcheté" (p 134).

250.

Virilité : "qualité" socialement construite, sans rapport avec la "masculinité", se déployant selon C. Dejours comme "stratégie de défense virile" dans des mondes professionnels essentiellement masculins, en réponse aux agressions produites par les conditions de travail et les souffrances qu'elles engendrent. Osant une formule qui me paraît parlante, il se pose les questions : "Le travail du mal serait-il aussi le travail du mâle ? Serait - ce la virilité dans le travail qui serait le verrou du travail du mal ?" (p 141) auxquelles il incline à répondre positivement.

251.

C. Dejours, op.cit. p 106.

252.

"Ce qui dans une action, une conduite ou une décision, relève de la rationalité par rapport à la préservation de soi (santé physique et mentale), ou à l'accomplissement de soi (construction subjective de l'identité)." ibid p 113.

253.

ibid p 154.

254.

ibid p 182.

255.

A l'article "dénégation", Le Robert, dans le registre psychanalytique, définit ainsi ce mot : "refus de reconnaître comme sien un désir, un sentiment jusque là refoulé, mais que le sujet parvient à formuler".

256.

C'est Louis Althusser qui dans L'avenir dure longtemps raconte combien il a souffert de ne pas avoir été jugé pour le meurtre de sa femme, de ne pas avoir pu s'expliquer, ayant été déclaré irresponsable au titre de l'article 64 de l'ancien code pénal. Il écrit même que c'est cette absence de jugement, de possibles explications qui est la raison de la rédaction de son livre. Je n'ai jamais entendu une explication satisfaisante rendant compte de ce revirement ni bien évidemment n'ai eu la possibilité de m'expliquer moi-même.

257.

Il est vrai que j'avais transmis un dossier comportant les différentes pièces que je possédais alors, témoignant de mon travail et de mon engagement professionnel

258.

Le présent travail n'a pas été réalisé uniquement pour me conformer à cette injonction.

259.

L'affirmation de sa virilité, ostentatoire ou ostensible, ne souffre aucune objection. Les insultes à caractère sexiste, machiste dont il me gratifia en attestent indubitablement. C.Dejours parle explicitement de "stratégie collective de défense du cynisme viril", op. cit. p 127.

260.

Ce qui après 12 ans en prison n'est somme toute pas très long pour se remettre à niveau dans bien des domaines, des disciplines, des champs largement oubliés quand ils n'étaient pas auparavant déjà méconnus. De plus ce type de fonction implique une posture qui ne va pas de soi, en particulier dans le rapport tant avec les collègues enseignants qu'avec la hiérarchie entre lesquels il faut en quelque sorte jouer le rôle d'une interface.

261.

C. R. Browning, Des hommes ordinaires Le 101 ème bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale, p 223 et 224.

262.

ibid. p 247 et 248.