6.3. Esquisse de l'analyse d'un échec et la "promotion" du naïf

‘"Et rien ne me rendrait plus heureux que d'avoir réussi à faire que certains lecteurs ou lectrices reconnaissent leurs expériences, leurs difficultés, leurs interrogations, leurs souffrances, etc., dans les miennes et qu'ils tirent de cette identification réaliste, qui est tout à fait à l'opposé d'une projection exaltée, des moyens de faire et de vivre un tout petit peu mieux ce qu'ils vivent et ce qu'ils font." 289

Ma "carrière" d'enseignant en prison s'est terminée, brutalement, sur un échec, mon exclusion par le retrait de l'agrément que j'avais reçu pour enseigner en milieu carcéral obtenu douze ans avant, précédée de violences inouïes, institutionnelles comme humaines, dont je ne peux pas ne pas m'attribuer une part de responsabilité, dont je ne peux pas m'exonérer en me réfugiant dans le statut confortable de la victime expiatoire à qui "tout le monde en veut".

J'ai été, à la fin des années 70 un lecteur attentif de quelques uns des ouvrages écrits par Pierre Bourdieu, seul ou en collaboration, et ai même commis, avec deux autres étudiants, dans le cadre d'un D.E.A. à l'institut d'études politiques (I.E.P.) de Grenoble un "mémoire" à son sujet ou plus exactement au sujet d'une partie de son œuvre alors publiée. Puis, mes préoccupations changeant, je ne fréquentais plus ses ouvrages que de loin en loin, parcourant, lisant par-ci par-là La Distinction, Ce que parler veut dire ou La misère du monde 290 . Dans le cadre de cette fréquentation épisodique, j'acquis début 2004 un petit livre Esquisse pour une auto-analyse que je lus lors d'un week-end printanier et que je relus le même week-end sitôt la première lecture achevée.

Et cédant à l'invitation que fait Pierre Bourdieu dans la phrase qui ouvre ce chapitre – qui se trouve être la dernière de l'ouvrage en question – je vais, en utilisant sans vergogne quelques unes des clés qu'il propose de continuer à essayer de "m'expliquer et me comprendre" en m'appuyant "sur les bribes d'objectivation de moi-même que j'ai laissées sur mon chemin". 291 Il est vrai que ces "bribes d'objectivation" renvoient dans le texte de Pierre Bourdieu à ses travaux de recherche antérieurs. Ce qui n'est pas mon cas. J'ai somme toute peu de chances de finir au Collège de France et ne suis qu'un apprenti chercheur. Il n'empêche.

Les "bribes d'objectivation de moi-même" seront donc plutôt des souvenirs de dialogues avec les uns ou les autres, de réunions d'enseignants travaillant en prison auxquelles je participais et au sein desquelles, au fil du temps, en toute immodestie, j'avais acquis un statut un peu particulier. Et elles ont bien sûr pour vocation, en tant qu'objets signifiants, porteurs de sens à devenir une des pièces de l'ensemble général que par commodité je continue à appeler la "pénitentiarisation de l'enseignement en milieu carcéral". Ou plus exactement, car c'est bien évidemment d'une construction intellectuelle a posteriori qu'il s'agit, il sera question à travers ces quelques souvenirs de comprendre comment, chemin faisant, je me suis peu à peu converti à l'hérésie ou plus précisément encore comment j'en ai revêtu les habits, pour une part à mon corps défendant.

Et comme chacun le sait, à défaut du Collège de France, essentiellement "lieu de consécration des hérétiques" 292 , leur destination ordinaire et finale est le bûcher. Le mien fut enflammé en septembre 2001 avec ma destitution des fonctions de responsable local de l'enseignement et consuma ses dernières brindilles un an et demi plus tard lorsque l'agrément pour enseigner en prison me fut retiré.

Je ne peux pas ne pas m'interroger sur cette "gestion des ressources humaines" mise en œuvre par l'administration pénitentiaire – et peut-être surtout par la partie de l'éducation nationale qui lui est rattachée de fait sinon de droit – consistant au sein d'une mini – équipe de deux personnes d'en "dégrader" l'une pour "promouvoir" l'autre sauf à chercher délibérément à travailler par anticipation à l'exclusion du "dégradé" en comptant sur l'usure au quotidien que ne devrait pas manquer de provoquer le promu. A défaut d'une volonté délibérée initiale, je me sens autorisé à avancer, après coup bien sûr, que tout s'est passé comme si une telle volonté avait présidé à cette destitution dont je ne dirai jamais assez combien "décidée conjointement" avec l'inspection académique du Gard et alors que je venais d'être évalué, deux mois auparavant, et de façon plutôt positive par cette même administration, elle me fut nuisible.

La scène se passe au cours de l'année scolaire 1999 – 2000. Comme c'était le cas une ou deux fois l'an, une réunion des enseignants du ressort de la direction régionale de Toulouse avait été organisée pour "faire le point", pointer les difficultés des uns et des autres, échanger etc. Le conseiller pédagogique national participe, comme cela lui arrive de temps en temps à cette séance au cours de laquelle, naturellement, il nous fera part et mettra éventuellement à la discussion les orientations passées et à venir, les préconisations, les projets etc. bref les attentes que les instances nationales sont en droit de suggérer et espérer.

Mais cette réunion se tenait au cours de l'année pendant laquelle le petit monde de l'enseignement en milieu carcéral avait été bouleversé par les différents projets de circulaire relative à l'organisation de l'enseignement en milieu pénitentiaire. Comme je l'ai déjà raconté (voir le chapitre Brève histoire de l'enseignement et des enseignants en prison) un véritable "soulèvement" avait eu lieu contre ce texte 293 , et ce tout au long de la publication des ses différentes versions, quatre avant l'adoption de la version définitive. Pour autant que je me souvienne, l'ordre du jour de cette réunion toulousaine avait prévu d'aborder la question de cette circulaire en début d'après midi mais celui de la matinée n'ayant pas été épuisé, nous reprenons après le repas le thème momentanément abandonné avant la pause. Le conseiller pédagogique continue d'exposer les avantages du livret de compétences ou d'un nouvel outil pédagogique, de la nécessité de remplir ou renseigner tel ou tel imprimé, je ne sais plus exactement, mais pas de "circulaire" en vue. Le temps s'écoule, le sujet qui nous préoccupe tous est à venir mais ne vient pas, bref l'animateur souhaite visiblement que cette question arrive le plus tard possible. 294

La fin de la réunion approche - au moins pour moi qui dois reprendre un train vers 17H - et un peu avant mon départ, demande la parole en commençant par, je m'en souviens encore, en substance : "Désolé d'opérer un détournement de réunion en plein vol mais avant que je m'en aille, je voudrais bien qu'on aborde la question qui nous touche au plus près, celle de la circulaire." Je ne sais plus exactement ce qui s'ensuivit, probablement qu'on n'avait pas de souci à se faire, qu'on n'avait pas compris le sens profond de ce texte ou de quoi il retournait exactement, qu'il avait au contraire vocation à nous protéger de la toute puissance de l'administration pénitentiaire etc.

C'était moi, qui parmi une trentaine d'autres, avais rappelé à l'ordre du jour pour que cette question sensible entre toutes à ce moment-là ne soit pas évacuée, alors qu'elle avait suscité émois, courriers en tous sens, pétitions diverses et variées … A défaut de l'hérétique pur, j'étais celui par qui un sujet délicat n'était pas lâchement laissé dans l'ombre, le non dit ou "expédié" entre deux portes dans le brouhaha qui caractérise les fins de réunion.

Une autre fois, c'était à Montpellier, et étaient réunis les enseignants travaillant dans des prisons où existaient des quartiers réservés aux détenus mineurs. C'était un stage, de deux jours me semble-t-il, organisé notamment par la MAFPEN. et l'un des intervenants était un de nos pairs, enseignant dans un quartier de mineurs mais dans une prison d'une autre région pénitentiaire que celle de Toulouse. Pourquoi pas ? Nous apprîmes par la suite que cet enseignant en était à sa deuxième année de travail en prison et que son principal titre de gloire était d'avoir fait l'objet d'un reportage télévisé diffusé peu auparavant. Cependant, on peut être jeune dans un métier, avoir été le héros d'un reportage télévisuel et malgré cela avoir "quelque chose" à dire, à transmettre, ce qui malheureusement n'avait pas vraiment été le cas. Et une fois encore, c'est moi qui rompis le charme, évoquant une "erreur de casting" ou une erreur de programmation dans le cinéma où je pensais avoir été mal aiguillé eu égard etc. Un collègue languedocien, le sourire aux lèvres, évoquait récemment avec moi cet épisode du "casting".

Narrés comme je viens de le faire, ces deux épisodes ne prouvent rien d'autre que ma capacité à "mettre les pieds dans le plat", à dire, sans qu'on me le demande que "le roi est nu". Mais " Ce n'est en effet que très lentement que j'ai compris que si certaines de mes réactions les plus banales étaient souvent mal interprétées, c'était peut-être parce que la manière - le ton, la voix, les gestes, les mimiques, etc. – dont je les exprimais parfois, mélange de timidité agressive et de brutalité grondeuse, voire furieuse, pouvait être prise pour argent comptant, c'est à dire, en un sens trop au sérieux". 295 Et en effet, je prenais les choses au sérieux, mon travail comme les circonstances et les conditions dans lesquelles il pouvait se réaliser, tout comme les réunions et formations qui nous étaient proposées et que je ne supportais pas de voir galvaudées, détournées de leur objet, surtout quand celui-ci était d'importance.

Je n'avais pas la "sagesse" de pratiquer la "distance au rôle" à laquelle selon Pierre Bourdieu "se reconnaissent en France les intellectuels distingués" 296 Ou dit autrement : "il y a beaucoup d'intellectuels qui mettent en question le monde ; il y a très peu d'intellectuels qui mettent en question le monde intellectuel." 297 En paraphrasant cette dernière citation, je dirais volontiers que s'il y a quelques enseignants en prison qui mettent en question le monde de la prison, il y en a somme toute très peu qui mettent en question le monde de l'enseignement en prison.

De façon plus objectivement objective, il m'est arrivé de laisser derrière moi des "bribes d'objectivation de moi-même" qui, pour une fois, ne feront pas appel à ma mémoire mais à des écrits destinés au Bulletin de l'enseignement en milieu pénitentiaire, journal écrit par et pour les enseignants en prison et ce à l'initiative du conseiller pédagogique national. Six numéros parurent – hormis un numéro spécial consacré aux actes du colloque officiel – entre 1998 et juillet 2000. Lorsque je quittai la maison d'arrêt de Nîmes en novembre 2002, le septième était toujours en attente. Ce Bulletin, bonne idée a priori, collectait les articles que les enseignants en prison voulaient bien lui faire parvenir. Selon les numéros, un thème était plus ou moins privilégié. C'est ainsi qu'il y en eut un, le numéro 4, consacré aux détenus mineurs.

Mais il n'y eut pas un seul article portant la marque d'une quelconque critique à l'égard de l'institution. Comme le notait Christophe Dejours 298 à propos de nombre de documents internes à une entreprise, il s'agissait de "vendre" le service enseignement aux autres services de l'administration pénitentiaire et s'il pouvait être fait état de témoignages, de narrations d'expériences, de réflexions – parfois intéressantes – il ne pouvait en être de même avec quelque appréciation que ce soit n'allant pas dans cette ligne. Bref, à défaut d'être dans un registre franchement hagiographique, il se limitait à celui du "Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil !" Il va de soi que je ne partageais pas tout à fait ce point de vue. Il me semblait que ce type de publication ne pouvait exister voire tout simplement survivre sans non pas une critique multiforme et tous azimuts mais des critiques sur le fond, la prison ou à tout le moins l'enseignement en prison, et la forme, le bulletin lui-même dont il aurait été surprenant qu'il fût d'emblée parfait. De la même façon, il me semblait aller de soi que les débats qui pouvaient traverser la petite collectivité des enseignants en milieu carcéral devaient trouver un écho dans ce journal.

Je proposai deux articles : l'un à propos de ce qui allait déclencher de façon indirecte le "soulèvement" des enseignants contre la circulaire relative à l'organisation de l'enseignement en milieu carcéral. L'autre, plus étoffé, revenait sur un article précédemment paru, et discutait sur le fond un type d'organisation proposée pour les quartiers des mineurs et sur la forme s'en prenait, gentiment me semble-t-il, à une page rigoureusement illisible. Aucune de mes deux propositions ne franchit l'obstacle du comité de rédaction.

L'histoire de ces deux articles que j'ai exhumés de mes archives m'est revenue à l'esprit en lisant ce qu'a écrit Pierre Bourdieu, il est vrai à propos de sa leçon inaugurale au Collège de France : " Décrire le rite dans l'accomplissement même du rite, c'était commettre le barbarisme social par excellence, qui consiste à suspendre la croyance ou, pire, à la mettre en question et en danger au moment et au lieu mêmes où il s'agit de la célébrer et de la renforcer." (p. 138) Plus loin il écrit qu'il a "le sentiment d'avoir à payer tout très cher" (p. 139). En ce qui me concerne, la "description du rite" se faisait plutôt sur le registre du "dévoilement" qui peut largement contribuer à sa description.

Ces deux articles sont en annexe ainsi que ceux auxquels ils faisaient en quelque sorte réponse (annexes 13, 14 et 15). Pour conclure sur ce Bulletin, je vois dans sa disparition après le numéro 6 de juillet 2000 – qui ne comportait pas une ligne à propos du séisme que venait de vivre le monde enseignant en prison et qui l'avait ébranlé une année durant – une forme de fin naturelle venant sanctionner une vie trop lisse. Un organe, fut-il institutionnel, ne peut sans perte de substance, ignorer ce qui fait le quotidien de ses auteurs – lecteurs ni refuser les remarques, critiques et autres appréciations qui font le sel de tout débat, qui sont la raison d'être de la création d'un lieu d'expression.

A la réflexion, c'est peut-être à cette possible "mise en question", notamment par l'intermédiaire du colloque de Nîmes, du monde de l'enseignement en prison que je "dois" mon bûcher.

"Ce n'est pas la seule fois, dans ma vie, que j'ai eu le sentiment d'être contraint par une force supérieure de faire quelque chose qui me coûtait beaucoup et dont la nécessité n'était ressentie que par moi." 299 La lecture de ce passage ramena à ma mémoire un autre épisode, largement antérieur à mes aventures carcérales. C'était peu après mon entrée en seconde – je n'avais pas 14 ans - dans un lycée où j'étais interne dans une ville distante d'une bonne centaine de km du gros village où j'étais allé au CEG où n'était enseignée qu'une seule langue vivante, l'anglais bien évidemment. Anticipant une possible et souhaitée orientation lycéenne, mes parents m'avaient fait prendre des cours d'espagnol … par correspondance. Ce qui signifie très précisément qu'entrant en seconde, je n'avais pas "le niveau", en cette matière comme en d'autres d'ailleurs.

Peut-être parce que je freinais le rythme de l'avancée de la petite classe hispanisante – nous n'étions pas nombreux, une petite dizaine tout au plus, le professeur d'espagnol – je revois son visage et me souviens de son nom – me prit plus ou moins en grippe et un jour, alors que j'étais assis comme il se doit sur ma chaise, il vint s'asseoir sur mon bureau pour me réprimander. Nous étions proches l'un de l'autre mais sa tête devait bien se trouver 50 cm au-dessus de la mienne. Le "savon" se passe et à un moment donné, alors que je le regardais fixement, il me demanda de baisser les yeux. Je lui répondis en substance que j'avais l'habitude de regarder les gens qui me sermonnaient. Je n'avais pas terminé de lui "répondre" que je reçus la plus "magistrale" gifle de ma vie. Mes yeux s'embuèrent de larmes plus à cause de la surprise et du sentiment d'injustice que j'éprouvais – je n'étais pas bon en espagnol, certes, mais … - que de la douleur mais je continuai de le regarder, fixement. C'est lui qui, quittant le bureau qu'il avait transformé en siège rompit l'échange visuel.

Je ne sais toujours pas pourquoi je réagis alors ainsi sauf à avoir "le sentiment d'être contraint par une force supérieure de faire quelque chose qui me coûtait beaucoup". Et cela me coûta, un modèle de gifle au moins. C'est le même sentiment qui, je suppose, prévalut quand je rédigeai la "lettre aux colloqueurs" pour les avertir des "raisons" expliquant le report sine die du colloque de Nîmes (voir le sous chapitre 3.1. D'un colloque l'autre) ou quand, alors que je faisais le conseiller pédagogique, je refusai "l'arrangement" que me proposait l'inspection académique du Gard afin que je renonce de moi-même à demander ma réintégration dans la prison, refus qui m'a coûté et qui me coûte encore.

Bref, à défaut d'être vraiment un hérétique, j'avais endossé l'habit du "reboussier" qu'un "dictionnaire" franco-nîmois explique de la façon suivante :"Qui a l'entendement et le geste contraires à la logique. Le reboussier a le caractère porté à la critique habituelle des gens et des choses." 300 ou dit autrement une espèce d'empêcheur de tourner en rond.

Mais comme par ailleurs, je faisais plutôt honnêtement mon travail – les deux évaluations que je subis en tant qu'instituteur en prison en attestent, tant du point de vue de l'enseignement que de celui de responsable local de l'enseignement – et comme je faisais preuve d'un certain allant, d'un certain dynamisme - le décloisonnement des classes, le calendrier scolaire, le journal, les examens par unités capitalisables, la réorganisation pédagogique du quartier des mineurs, la convention avec l'université d'Avignon pour le diplôme d'accès aux études universitaires, etc. - je pouvais continuer à ferrailler au sein de la maison d'arrêt de Nîmes contre une direction dont les préoccupations sécuritaires relevaient quasiment de l'obsession, étant entendu que ce souci de sécurité s'étendait largement au-delà, la simple mise en cause, la "normalement" ordinaire discussion du pouvoir directorial devenant ipso facto une atteinte à la sécurité de l'établissement.

Mais ce n'est pas pour avoir contesté la fermeture des portes des salles de classe 301 , ce n'est pas pour avoir écrit que l'équipe pluridisciplinaire du quartier des mineurs n'existait pas vraiment, ce n'est même pas pour avoir été l'initiateur et la cheville ouvrière du journal L'Ombre du zèbre que "mon" bûcher fut allumé. C'est pour avoir manifesté que je n'étais pas dupe des raisons qui avaient présidé à la "descente en plein vol" du colloque de Nîmes au profit du colloque "officiel" que je fus démis des fonctions de responsable local de l'enseignement et que le "reboussier" que j'étais se transforma en hérétique, en manifestant ostensiblement ou de façon ostentatoire – c'est selon – sa non croyance en une parole à mes yeux démonétisée.

Après coup bien sûr, je me suis senti comme rajeuni de quelques décennies, me retrouvant face au professeur d'espagnol, le regard certes embué de larmes mais toujours fixe. S'il n'y eut pas, comme plus de trente ans auparavant, rupture de l'échange visuel, il y eut très rapidement rupture d'échanges tout court dont le plus pénible fut certainement le refus de discuter que m'opposa rapidement mon "collègue" devenu à ma place responsable local de l'enseignement. Quant à des explications relatives à l'annulation du colloque de Nîmes ne ressortissant pas au registre des palinodies, je les attends encore.

Bref, le "mouton noir" dont j'avais accepté de revêtir l'habit, qui parfois agaçait ses propres collègues 302 par ses propositions "farfelues" mais qui pouvait néanmoins jouer un rôle plus ou moins valorisant pour l'institution de l'éducation nationale en sa version pénitentiaire, à la condition qu'il reste à la marge, se transformait en danger pour la dite institution, quand, par colloque interposé, il en menaçait la structure, la hiérarchie, d'autant plus fragile que non assurée et à la légitimité limitée émanant de la seule administration pénitentiaire. Le "mouton noir" n'était plus "gérable", contrôlable. Il pouvait devenir dangereux. Il fallait l'éliminer. D'où le bûcher.

Du déviant qui par sa déviance même peut enrichir la structure, au délinquant, il n'y a pas loin. Si en plus cette "délinquance" se trouve aux yeux du "délinquant " au moins, dans le droit fil de ce que préconise l'institution mais en la bousculant un peu trop, alors il verse dans l'hérésie. N'appelait-on pas "parfaits" les hommes de Montségur ? Cela étant, je ne revendique absolument pas la perfection. Juste le sérieux. Mais parfois, cela suffit.

Ainsi, lors d'une autre réunion, la dernière à laquelle j'assistai, nous étions rassemblés pour la mise en place d'un nouvel outil pédagogico-technique centré sur l'inévitable informatique et nous fûmes invités à proposer une idée sur laquelle nous nous engagions à travailler entre cette séance-là et une autre prévue quelques mois plus tard, à fournir nos documents de préparation, d'exécution au présentateur de l'outil afin qu'il nous montre comment, lors de la deuxième séance, cet appareillage pédagogico-technique pouvait nous être utile dans la conduite de nos classes confrontées à la question traitée. Restait à trouver l'idée à partir de laquelle ce protocole allait se mettre en place et s'exécuter. Invitation à la cantonade quand au thème sur lequel plancher d'ici à quelques mois. Silence, silence. Silence.

Je prends la parole et propose le thème de la pronominalisation permettant, entre autres, que dans un texte, s'accomplissent de façon pas trop chaotique les progressions tant thématique que rhématique, comme on disait à l'époque de la flamboyante linguistique textuelle, autorisant l'avancée du texte, lui permettant de se dérouler, en partant d'un point pour arriver à un autre. J'en avais à peine terminé, qu'un collègue, probablement soulagé que l'un des présents se soit "dévoué", rompant ainsi la gêne, le malaise qui s'instauraient – nous avions tous été volontaires pour nous "lancer" dans cette expérimentation – pendant que s'installait le silence, énonça un sourire dans le regard : "On attendait que tu le dises".

Depuis novembre 2002, je ne suis plus instituteur à la maison d’arrêt de Nîmes que j’ai quittée la mort dans l’âme et désespéré. Dans Le paradoxe de la morale, Vladimir Jankélévitch invite à vivre le plus longtemps possible, non pas pour soi mais pour l’autre. "le même impératif qui me commanderait d’aimer l’autre à en mourir m’ordonne au contraire de vivre, et de vivre précisément pour l’amour de cet autre … et c’est le même ! – de vivre, et en tout cas de survivre ! au dernier moment, et en contradiction avec l’exigence absolutiste, avec le rigorisme littéral, nous préserverons une rallonge de vie pour la réserver à l’entraide militante. Il faut bien, n’est-ce pas ? que je vive un peu pour moi si je veux vivre beaucoup pour toi !" 1 J’en étais arrivé à avoir des difficultés à vivre "un peu pour moi", professionnellement parlant, mais pas uniquement. Je ne sais quel autre sage énonça un jour : Courage, fuyons !

Un grand "merci" à mon collègue à temps complet et au responsable de l’unité pédagogique régionale de Toulouse qui m’ont "gentiment" aidé à partir en me poussant fermement vers la sortie. J’ai résisté autant que j’ai pu … Un merci, et dans un premier temps sans ironie, à la hiérarchie départementale de l’éducation nationale, qui, après une bévue originelle, me fit au début de l’année scolaire 2002-2003 une proposition honnête que j’acceptai.

Mais je ne suis pas totalement dupe de cet arrangement. Il a retiré une très grosse épine du pied des deux administrations concernées qui, jusqu’à preuve du contraire, n’avaient rien d’un tant soit peu objectif à me reprocher. Si le "dossier" avait été un rien fourni, j’aurais été débarqué dans d’autres conditions. Cet arrangement eut aussi, je le reconnais ô combien, l’avantage de me soulager, tant j’étais en souffrance. Mais au bout du compte, c’est quand même moi qui fais les frais de cette opération. Il faut prendre ici le mot "frais" dans sa triviale acception financière.

Nanti de la nouvelle bonification indiciaire que me valent les fonctions de conseiller pédagogique que j’occupe depuis novembre 2002, je gagne 110 € de moins qu’auparavant, en tant qu’instituteur en prison. Et cela sans prendre en compte, c’est le cas de le dire, les heures supplémentaires que je ne fais plus ; il m’est arrivé d’en assurer jusqu’à 3 par semaine au gré des années. 2 Sur cette base, à quelque chose près (16 € de l’heure, une centaine d’heures supplémentaires par an) c’est donc 1600 € annuels soit plus de 130 € mensuels que me coûte en plus cette reconversion. Ce qui représente au total la somme non négligeable de 240 € par mois de perte. Je gagne actuellement 2000 €, la diminution de mon salaire est donc d’un peu plus de 10 %. Je trouve la note un peu lourde ! Nonobstant, il me plaît de penser qu’enseigner peut encore être dangereux et que la liberté a un prix. Mais je me serais volontiers dispensé de le payer.

Notes
289.

P. Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, p 142.

290.

sans oublier La sociologie est un sport de combat, documentairede Pierre Carles à propos de Pierre Bourdieu.

291.

ibid. p 14.

292.

ibid p. 107.

293.

Je traite très longuement de différents textes organisant l'enseignement en prison dans le chapitre intitulé Des textes réglementaires.

294.

Ce que je comprendrai mieux un peu plus tard, début 2003, en lisant son entretien paru dans La nouvelle revue de l'AIS n° 20 du 4ième trimestre 2002 dans lequel il explique que parmi les tâches qui lui incombent en tant que conseiller pédagogique national, il y a "l'élaboration de textes conjoints aux deux ministères" (p. 89), ce qui était le cas de la circulaire dont il me/nous semblait alors qu'il n'avait que très modérément envie de voir arriver dans les débats. Ce qui m'avait été confirmé quelques temps auparavant en lisant dans un compte rendu d'une audience à ce sujet accordée par le ministère à une organisation syndicale les lignes suivantes : "Mme M., [du ministère] regrettant que ce texte ait été diffusé par les organisations syndicales, a expliqué qu'il avait été rédigé à la demande de divers partenaires, internes au Ministère comme externes (le Ministère de la Justice notamment), et qu'il était destiné à favoriser le développement de l'enseignement dans les prisons et à assurer l'indépendance vis à vis de l'administration pénitentiaire." ce qui peut être considéré comme un "modèle" de "distorsion communicationnelle" (voir le chapitre Je n'ai pas d'état d'âme).

295.

ibid p.115.

296.

ibid p. 34. Ce qui ne veut pas forcément dire que mes collègues étaient tous à ranger dans la catégorie "des intellectuels distingués".

297.

ibid p 37.

298.

Souffrance en France, p 98.

299.

ibid p. 139.

300.

Le Vocabulaire nîmois, d'après Joblot, p 89. Cela dit, si une des fonctions de l'intellectuel est de ne pas se contenter du "sens commun", de ne pas accepter comme évident ce qui relève de l'évidence uniquement par non interrogation de la dite évidence, alors le statut de "reboussier" peut être un passage quasi obligé avant d'accéder à de plus hautes qualifications.

301.

dont je rappelle que si j'en fus le rédacteur principal, cette lettre collective fut le fruit d'une rédaction collective et qu'elle recueillit la signature de 13 des 14 "intervenants extérieurs" travaillant alors à la maison d'arrêt de Nîmes.

302.

Je me souviens de la remarque que fit l'un d'entre eux quand j'expliquais qu'à Nîmes, de notre propre volonté, on travaillait jusqu'au 14 juillet et qui était farouchement opposé à ce type d'aménagement : "Tu verras, un jour ils nous feront travailler tout l'été."

1.

V. Jankélévitch, Le Paradoxe de la morale, p 152.

2.

Un enseignant en milieu carcéral peut, est autorisé à en assurer jusqu’à 5 par semaine.