Je savais que la "tentiaire" était une administration dure, rude. Cette dureté, cette rudesse, consubstantielles à une institution essentiellement sinon exclusivement coercitive sont bien évidemment modulées par la "culture d'entreprise", le bâti, les habitudes, la plus ou moins grande "modernité" … Il est à ce sujet assez cocasse que les nouvelles prisons à la flamboyante modernité aient auprès des détenus moins bonne presse que de plus anciennes, aux conditions de vie ou de survie pourtant matériellement indignes.
Ainsi, pour ne traiter que de deux des maisons d'arrêt du Languedoc Roussillon, il n'est pas un détenu, avec qui il me soit arrivé d'en parler, ayant fréquenté les prisons de Nîmes et de Villeneuve les Maguelonne (en fait la maison d'arrêt de Montpellier) qui ne préférait celle de Nîmes. Bien sûr, la "gamelle" est meilleure à Montpellier, bien sûr l'encellulement y est globalement individuel. Il n'empêche. La vieille (30 ans) prison de Nîmes est, et de loin préférée. Probablement qu'y existent des interstices, des possibilités d'arrangements (selon Erving Goffman) dans lesquels une certaine forme de vie sociale, non complètement atomisée, non totalement aliénante peut, même subrepticement, se glisser. S'il existait un guide des prisons quant à leur "confort", nul doute que celles de Nîmes et de Montpellier ne seraient pas dans la même catégorie !
Mais, sur le bâti, sur la culture d'entreprise, sur le passé, sur les habitudes … viennent se greffer avec plus ou moins de "bonheur" les options de la direction, qui comme on s'en doute, ne sont pas identiques selon que M. X ou Mme Y est en charge de tel ou tel établissement.
Je suis payé pour savoir qu'un même établissement, selon la coloration que lui donne son chef, peut être plutôt comme ça ou plutôt comme ci. Mais c'est une donnée avec laquelle il faut compter. Les options féodales, dictatoriales d'une équipe de direction peuvent exister. Que cela puisse perdurer en toute impunité est une question d'une toute autre dimension qui n'interroge plus tel ou tel cas plus ou moins "aberrant" mais les instances nationales en charge de cette fonction régalienne de l'Etat (voir le sous chapitre 1.5. Et la morale bordel !).
Cette impunité ainsi stigmatisée, il en est une autre, de mon point de vue tout aussi dangereuse sinon plus, qui est celle de l'éducation nationale en sa version pénitentiaire, soit 350 enseignants, 10 responsables régionaux et un conseiller pédagogique intervenant au plan national, aucun de ces 11 "cadres" n'ayant quelque forme d'autorité hiérarchique sur les enseignants de base, en droit tout au moins.
Les responsables régionaux, dits responsables des unités pédagogiques régionales ont vocation à animer, dans le ressort de la direction régionale des services pénitentiaires à laquelle ils sont rattachés – le juste mot ! – les unités locales d'enseignement, les "écoles" au sein des prisons, elles mêmes animées" par un responsable local de l'enseignement, sans aucune autorité hiérarchique sur qui que ce soit bien sûr.
J'ai joué ce rôle bien avant que la fonction ne soit créée, au milieu des années 90, puis ensuite jusqu'en septembre 2001, en tant que tel. Mais j'en ai été démis à ce moment là par une décision conjointe de la direction pénitentiaire et de l'inspection académique du Gard, et c'est de cet événement là, de cette destitution que date la spirale descendante dans laquelle je suis tombé sans être sûr d'avoir à ce jour enrayé la chute.
J'avais organisé au cours de l'année scolaire 2000 – 2001, sur mon temps libre, avec des ambitions à la fois universitaires et militantes, un colloque prévu pour Toussaint 2001, qui, jusqu'en juillet 2001 avait le soutien, y compris sonnant et trébuchant de l'éducation nationale en sa version pénitentiaire. Mais un autre pointait à l'horizon (voir le sous chapitre 3.1. D'un colloque l'autre). Comme je l'ai déjà écrit, j'avais été évalué par un inspecteur de l'éducation nationale fin juin 2001, le 26 exactement, et toute fausse modestie mise à part, de façon franchement positive en tant qu'enseignant comme en tant qu'animateur du service scolaire.
Encensé en juin, destitué en septembre !
Qu'avais-je encore fait en juillet et en août ?
Rien, je le jure.
J'avais appris, au tout début juillet, que le colloque de Nîmes se voyait retirer le tapis préalablement promis, au nom de l'impossibilité d'en financer deux la même année. Un universitaire de calibre national à qui j'avais raconté ce revirement m'avait dit : "Ils vous ont piqué l'idée." Mais j'avais estimé nécessaire de faire savoir que je n'étais pas dupe des "explications" que l'on m'avait fournies pour expliquer ce soudain revirement (là aussi voir le sous-chapitre D'un colloque l'autre).
En termes chronologiques, il n'y a pas d'autres raisons pouvant expliquer ma destitution de la fonction de responsable local de l'enseignement (R.L.E.) que ce courrier dans lequel je me moquais, peut-être pas assez gentiment, de cette surprenante volte-face. J'en veux pour preuve supplémentaire que cette fameuse lettre conjointement signée par la direction régionale de Toulouse et l'inspection académique du Gard (qui n'avait pas souhaité m'entendre à l'époque) était adressée ni à moi qui était l'un des principaux intéressés, ni même à mon collègue mais au conseiller pédagogique national, maître d'œuvre du colloque "officiel" qui allait se tenir quelque mois plus tard !
J'ai donc subi une punition dans mon quotidien professionnel pour une prise de position relevant de la foi en mon travail, de l'intérêt que j'y portais et surtout, j'insiste, de mon travail à la fois d'apprenti chercheur, j'étais inscrit en thèse, et de militant de mon champ professionnel, et une fois encore, sur mon temps libre.
Mais, me dira-t-on, R.L.E. ou pas, le travail d'enseignant en prison ne changeait pas. Très juste. Si ce n'est que j'avais été très profondément blessé de cette destitution et que mon "collègue" à temps complet 304 , maintenant investi de la mirifique fonction de R.L.E. se chargea très vite, en exécuteur des basses œuvres, de me rendre la vie impossible : refus de me saluer, de me parler, puis insultes et menaces, y compris physiques.
C'est après un an et deux mois de ce dur régime que l'éducation nationale en sa version gardoise me proposa une "exfiltration" de la maison d'arrêt, proposition que je n'aurais probablement pas dû accepter. Mais il est facile de juger, jauger après coup. Comme dit l'autre, la prévision est un art difficile, surtout quand elle concerne l'avenir.
Maintenant que je connais la fin de l'histoire, j'ai l'impression d'avoir été quelque peu instrumentalisé. J'étais indéniablement en conflit avec l'administration pénitentiaire mais c'est le petit appareil de l'éducation nationale version pénitentiaire qui m'a "flingué". Il aurait probablement été plus difficile de me retirer l'agrément si j'avais été en fonction à la maison d'arrêt. Mon "exfiltration" rendit possible ce qui est bel et bien une exclusion, mais à bas bruit, administrativement plus "propre", plus abstraite, je n'étais plus dans la place.
Du point de vue de l'éducation nationale, pour ce qui concerne le premier degré, un département est découpé en circonscriptions à la tête desquelles se trouve un inspecteur. Dans le Gard, il y en a douze. Contrairement aux autres, qui disposent toutes de deux conseillers pédagogiques, celle dans laquelle j'ai œuvré pendant quelques mois n'en avait de toute éternité ou presque qu'un seul. Et il était de notoriété publique que les demandes récurrentes concernant ce deuxième poste de conseiller n'avaient jamais abouti. En y atterrissant, j'étais le deuxième, le "vrai" poste étant déjà pourvu. Lors de mon départ, à l'issue de l'essai non concluant, un autre enseignant a été nommé, ce deuxième poste de conseiller pédagogique se voyant ainsi confirmé.
D'une certaine façon, en acceptant cette "exfiltration" j'ai très largement contribué, à mon corps défendant, à la création de ce deuxième poste de conseiller pédagogique dans cette malheureuse circonscription qui en était fort dépourvue et depuis fort longtemps. En quelque sorte, d'une pierre deux coups : bien joué ! Le rôle de la pierre n'est pas forcément le plus valorisant ni le plus agréable.
Les questions d'ordre institutionnel que le titre de ce sous chapitre annonçait, et que j'ai apparemment un peu oubliées en cours de route pourraient, en guise de conclusion, s'énoncer ainsi. J'ai à plusieurs reprises employé le mot "impunité". Allié à "arbitraire", l'un permettant l'autre, le second s'autorisant du premier, ils me paraissent pouvoir rendre compte, de façon non exhaustive évidemment, d'une tentation à laquelle il est facile de succomber et à laquelle succombent des fractions au moins de l'administration pénitentiaire. C'est du moins ce que j'ai essayé de montrer. Mais ce n'est pas un "scoop".
Que d'autres institutions, par contiguïté ou par contagion, y succombent aussi est un peu plus inquiétant. C’est ainsi que deux personnes sollicitant la possibilité, suite à une annonce parue dans un journal local, d’intervenir pour le compte d’une association s’occupant de l’accueil des familles de détenus d’une prison du sud de la France ont vu leur candidature rejetée, et il y a plutôt pénurie que pléthore de ce genre de volontaires bénévoles, par la responsable de cette association au motif que étant connues comme adhérentes de l’observatoire international des prisons (O.I.P.), "cela pourrait être "mal vu" de l’administration de l’établissement." Que l'éducation nationale en sa version pénitentiaire adopte des comportements relevant peu ou prou de ces catégories l'est encore un peu plus. On est un peu loin, à mon goût de la belle maxime selon laquelle "des maîtres asservis ne sauraient former des esprits libres". Mais là n'est peut-être plus la question, et peut-être pas uniquement dans le monde carcéral. Dommage !
Il m'est souvent arrivé, au fil de discussions avec tel ou tel intervenant en prison, tout statuts et professions confondus, bénévoles ou salariés, de convenir avec mes interlocuteurs de la redoutable prégnance et de la non moins redoutable diffusion de "l'esprit pénitentiaire" fait de non dits, de secrets plus ou moins jalousement gardés, de la culture du silence … comme si, là aussi par contagion, ce qui est imposé aux détenus – et qui est bien sûr à la fois inacceptable et contre productif – déteignait sur l'administration les ayant en charge et au-delà sur les différentes institutions travaillant à leur contact.
Ce qui me fait plaider, et ce sera le mot de la fin, pour le retour de l'éducation nationale version carcérale dans le giron de la grande maison, pour que soit tranché le lien inféodant l'éducatif au coercitif – en clair pour que disparaissent les U.L.E. et autres U.P.R. voire le poste de conseiller pédagogique national en tant que "détaché" – et de façon plus large que soit instauré un véritable et effectif contrôle extérieur des prisons. Cela ne fait que deux cents ans que l'on s'est aperçu de son impérieuse nécessité.
Le seul intervenant socio-éducatif à n'avoir pas signé la lettre collective à propos de la fermeture des portes des salles de classe et avec qui je n'avais pas alors les meilleures relations du monde, - il n'en avait pas toujours été ainsi - mais ça arrive, on ne choisit pas les gens avec qui on travaille, normalement.