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1. La Transylvanie : un territoire - frontière

La Transylvanie ou, selon ses différentes autres appellations, Ardealul, Transilvania, Erdély, Siebenbürgen,est une province historique de la Roumanie qui a autrefois fait partie du Royaume hongrois et de l’Empire austro-hongrois. Multiethnique et multiconfessionnelle, cette région a été cohabitée dans le passé et l’est encore par des Roumains, Hongrois, Allemands, Roms, Serbes, Arméniens, Juifs, Slovaques, de confessions tout aussi différentes : orthodoxe, catholique, gréco-catholique, réformée, unitarienne, , baptiste.

Cet espace a été à travers l’histoire et reste, tant au niveau local et translocal que national ou transnational, un lieu riche d’expression et de production des imaginaires collectifs. Perçue souvent comme un espace archaïque et idyllique, ou bien parfois, à l’étranger, comme un lieu de fantasmes et de contes, la Transylvanie 1 est associée pour certains à une région relativement prospère au regard du reste de la Roumanie en raison de son appartenance historique à Mitteleuropa. Pour d’autres, au contraire, elle est une région plutôt pauvre car proche des Balkans. Dans un autre registre, compte tenu de son caractère multiethnique et multiconfessionnel, elle évoque souvent pour certains un lieu de tension entre les différentes communautés, ou pour d’autres, au contraire, l’image d’une terre de cohabitation harmonieuse et exemplaire dans une région considérée parfois comme la « poudrière de l’Europe ».

La richesse des images et des récits sur la Transylvanie dont je n’ai évoquée ici que quelques aspects, est à considérer en lien étroit avec sa particularité de territoire de frontière. La région fut historiquement à la frontière des Empires austro-hongrois et ottoman (rattachée surtout au premier) et ce positionnement a attiré la remarque si controversée de Samuel Huntington selon laquelle la Transylvanie se trouverait sur la ligne de démarcation délimitant la zone d’influence de la chrétienté occidentale catholique et celle de la chrétienté orientale orthodoxe.

La chaîne des Carpates, qui sépare la Transylvanie du reste de la Roumanie (cf. carte 1 ci-jointe), est un élément très important dans cette géographie symbolique de la région, faisant office de frontière naturelle entre des zones considérées comme culturellement distinctes. Ce positionnement géographique doublé de son héritage historique font de la Transylvanie un territoire censé délimiter l’Europe Centrale des Balkans. Il est ainsi, selon les différentes interprétations, renvoyé de manière exclusive à un espace ou à un autre.

Carte 1. : Carte actuelle de la Roumanie

S’il est évident que toutes ces zones ainsi délimitées sont des constructions sociales et politiques, elles sont vécues comme réelles dans la pratique des individus et dans le processus de légitimation des différents groupes. Si par exemple en Hongrie, la Transylvanie est souvent perçue comme la sœur pauvre de l’Est car proche des Balkans, en Transylvanie on rencontre un processus de distinction et d’identification des groupes locaux à l’Europe Centrale, par rapport au sud « balkanisé » de la Roumanie. Le principe serait que « les Balkans ne se trouvent surtout pas chez nous ». Ce phénomène de distanciation des Balkans par les stratégies de l’ « orientalisme » (Saïd : 1980) – qui fait référence à la constitution de l’Occident comme objet distinct par sa démarcation d’un Est tout aussi bien imaginé - est omniprésent aussi dans l’Europe centrale et orientale2. L’« orientalisme » n’est pas seulement rencontré dans la négociation identitaire entre les habitants des différents pays (les Roumains sont les voisins « balkaniques » des Hongrois, les Bulgares les voisins « balkaniques » des Roumains et ainsi de suite) ; il est également une stratégie de production des différences internes à l’intérieur d’un pays.

Ce phénomène de différenciation entre les nations (ou à l’intérieur de celles-ci), fortement ressenti aujourd’hui en Europe centrale et orientale, est plus ancien que ces nations elles-mêmes. La distinction Est-Ouest opérée au sein de l’Europe, symbolisant le clivage entre une Europe « civilisée », « développée » et une autre Europe, orientale, plutôt « retardée » et « barbare » est, comme le montre Larry Woolf3, une production « chez soi » de l’Occident, plus précisément des philosophes et des voyageurs du XVIIIe siècle qui ont traversé ces pays. A cette époque, l’ancienne distinction existant à l’époque de la Renaissance, et qui différencie un « Sud », image de la « civilisation » (réservée aux villes italiennes de la Renaissance) d’un « Nord » plutôt « barbare », est remplacée par la distinction Est-Ouest. Comme le souligne Larry Woolf, c’est à partir des villes du « Nord » (comme Paris, Londres, Amsterdam), qui connaissent vers le XVIIIe siècle un développement économique et politique, que se mettra cette fois en place une différenciation sur le nouvel axe Est-Ouest. L’image de la « civilisation » réservée autrefois au « Sud », avec les villes italiennes, sera cette fois projetée sur soi, tandis que les nouveaux « barbares » sont renvoyés plus à l’Est. Cette mutation désignant une nouvelle géographie symbolique dans la région est intéressante pour le cas qui nous intéresse ici, la Transylvanie, censée se trouver à la frontière de ces deux mondes, délimitant la vraie Europe des « paysans du Danube ».

Dans ce processus d’« invention » de l’Europe de l’Est, les récits des voyageurs occidentaux opèrent certaines différenciations au sein de ces régions. Ils font un rapprochement entre l’Occident et certaines régions chrétiennes de l’Est, par rapport au monde encore plus « barbare » de l’Empire ottoman et du monde musulman. Au début du XVIIIe siècle, le Royaume hongrois intégrant à l’époque la Transylvanie, venait juste d’entrer sous l’influence de l’Empire austro-hongrois et de se séparer du monde oriental de l’Empire ottoman (cf. carte 2 ci-jointe). La Transylvanie, à la frontière entre ces deux empires, apparaît dans cette géographie symbolique sur la faille de la rencontre et de la séparation entre « barbarie » et « civilisation » et finalement entre « nature » et « culture ». Il faut rappeler que la Transylvanie est Trans-Silvania (« Au-delà des forets ») comme l’exprime son étymologie4, ce qui sera interprété comme en deçà des Carpates et de la « civilisation ». La Transylvanie est aussi Siebenbürgen 5  (la région des « sept cités allemandes »), symbole de la ville qui a conquit et domestiqué la forêt, monde de la « nature » par excellence.

Carte 2: la Transylvanie au XVIIIe et début du XIXe siècle

Ce riche potentiel symbolique dont la Transylvanie est déjà investie va encore gagner de l’importance à l’époque de l’émergence des Nations modernes. Elle deviendra un espace de confrontations des deux projets nationaux (roumain et hongrois) et de controverses entre deux Etats voisins. Rattachée successivement au Royaume hongrois et à l’Etat roumain, la Transylvanie fut intégrée, de manière exclusive, dans le processus de construction des deux nations. Dans cette double construction nationale, la Transylvanie est perçue, d’une part, comme partie intégrante du territoire de la Sainte Couronne (représentant le territoire du Royaume de la Grande Hongrie historique), d’autre part, comme le Foyer Roumain (Vatra Romaneasca), le berceau (rural) de la nation roumaine. Si cette métaphore de la Transylvanie en tant qu’espace de la Sainte Couronne n’est plus guère utilisée de nos jours en Hongrie, et surtout en Transylvanie, l’image de Foyer Roumain associée à ce territoire est encore actuelle. Néanmoins, cette dualité entre, d’un côté, l’image d’une « terre de l’aristocratie hongroise » d’autrefois et, d’un autre côté, d’une « terre de la paysannerie roumaine » est encore très forte dans l’imaginaire des habitants de la région, Roumains ou Hongrois.

La Transylvanie reste de nos jours un sujet de contradictions entre élites locales, roumaines et hongroises6 et une question parfois sensible entre les deux Etats. Elle s’apparente ainsi à un « territoire-frontière », pour emprunter les termes de Joel Kötek, autrement dit à un territoire controversé, « située à la charnière d’ensembles ethniques ou idéologiques »7. Néanmoins, loin d’être un espace controversé roumano-hongrois depuis des temps indéfinis, la Transylvanie se construit en tant qu’espace dual depuis l’exode massif des Saxons8, donc dans les conditions d’une absence. Le nom allemand de la région, Siebenbürgen est dû à cette présence allemande autrefois majoritaire dans la ville.

L’histoire mouvementée de la Transylvanie s’exprime au niveau de la mobilité de ses frontières, physiques ou symboliques. Elles se sont redéfinies continuellement en fonction des conquêtes impériales, du fait que cette région a été englobée par un Etat ou par un autre ou, plus récemment, en fonction des nouvelles frontières dans le contexte de l’influence des idées de l’Europe. Rappelons aussi que ce qu’on nomme aujourd’hui la Transylvanie est le territoire désigné comme tel après 1918, date de son incorporation à l’Etat roumain, région plus vaste que le territoire historique (Transilvania istorica) portant ce nom avant cela9. (cf. carte 3 ci-jointe).

Carte 3 : La Transylvanie durant l’entre-deux-guerres

En dépit de ces frontières mobiles d’avant 1918 et malgré les efforts d’homogénéisation culturelle et politique de la part de l’Etat roumain durant l’entre-deux-guerres et durant le communisme, la Transylvanie apparaît aujourd’hui dans les discours publics comme une entité distincte, ayant des contours très précis, un élément vif des imaginaires collectifs en Roumanie et en Hongrie. Néanmoins, cette région n’a jamais été un territoire administratif (excepté entre 1929 et 1931).

Sans que la question de la révision des frontières et du retour au passé (obsession récurrente pendant un certain temps en Roumanie) présente à l’heure actuelle un danger quelconque et sans qu’un « un réel problème de la Transylvanie existe »10,ce territoire est convoqué avec force et de manière récurrente dans les discours publics de Roumanie, faisant office de territoire problématique. C’est précisément sur ce point que se situe une de mes interrogations de départ, à savoir de quoi relève cette forte utilisation de la Transylvanie dans les discours publics et dans les récits des individus. Si la Transylvanie ne constitue pas un problème actuel, il serait intéressant de savoir ce qui fait qu’elle apparaît ainsi. Ces interrogations m’amènent à une question plus générale sur les usages de cette catégorie par différents acteurs dans l’espace public.

Afin de répondre à ces questions, j’ai porté mon regard sur la ville de Cluj-Napoca, considérée comme la capitale historique et culturelle des Hongrois de Roumanie11. Elle a un caractère multiethnique et multiconfessionnel comme la région à laquelle elle appartient. Comme j’ai pu le remarquer dans mes premières observations de terrain et comme l’ont remarqué d’autres auteurs12, la ville de Cluj est à l’échelle locale l’expression condensée des controverses liées au territoire de la Transylvanie.

Nous assistons à Cluj à un décalage entre, d’une part, une certaine tension présente sur la scène publique autour de la question de la Transylvanie, et d’autre part, une cohabitation magyaro-roumaine placée plutôt sous le signe de l’entente. Même si cela semble être la note générale, ces relations sont nuancées et elles connaissent des discontinuités aussi bien au niveau des pratiques quotidiennes des individus que dans les discours publics. En pleine campagne électorale, le candidat aux élections présidentielles de 2004, Adrian Nastase, déclarait que « c’est le moment de montrer qu’il n’existe plus de problème transylvain ». Dans un registre complètement différent, et à une micro-échelle, dans le bâtiment où vivent mes parents dans la ville transylvaine de Brasov, certaines tensions, ayant un caractère passager, apparaissent de temps en temps. Ici, le passage quotidien des agriculteurs vendant le lait est une pratique courante rencontrée dans d’autres bâtiments à Brasov ou dans d’autres villes. Un jour une voisine exprime son mécontentement lors du passage de l’agricultrice : « Aujourd’hui il n’y avait plus beaucoup de lait. Alors je n’y ai pas eu droit moi, mais celle d’en-dessous en a eu, parce qu’elle est Hongroise, comme l’autre, la vendeuse » affirme notre voisine. Elle introduit spontanément dans la discussion une dimension ethnique, jusqu’alors absente.

Cet imaginaire diffus sur la Transylvanie et la complexité de ces relations interethniques et interconfessionnelles offrent un terrain riche d’analyse, aussi bien des pratiques sociales de vivre le territoire que des processus de sa construction socio-politique. Personnellement, en ayant déjà l’expérience des pratiques sociales en milieu multiethnique à travers mon enfance et mon adolescence, je me suis orientée vers un terrain nouveau : celui des tensions liées à des usages différents de la Transylvanie sur la scène publique. Je me suis alors moins concentrée sur les pratiques quotidiennes des individus ordinaires et davantage sur la production socio-politique de la Transylvanie en tant que territoire controversé par les discours et pratiques des élites13 (politiques, culturelles, scientifiques). Pour cela, je me suis arrêtée aux pratiques muséales et aux différentes actions dans la sphère associative qui jouaient un rôle important dans la production sociale de la Transylvanie. Ce processus de négociation du territoire entre différents acteurs de la scène publique m’a permis également d’observer la dynamique des groupes sociaux, lesquels se constituent dans la pratique du partage de ce territoire.

Pour sortir d’une certaine ambiguïté de cette catégorie de « Transylvanie », relative sans doute à la complexité historique et sociale de la région, je mentionne d’entrée que je fais référence au territoire géographique d’après 1918 (et non pas au territoire dit « historique » de la Transylvanie). Si la construction de mon objet d’analyse m’oblige à un tel découpage, je ne réduis pas la complexité de cette catégorie à un sens que je lui établis auparavant. Je laisserai la parole aux individus afin de saisir ce que cette catégorie symbolique désigne pour eux et à quel territoire elle fait référence.

Mon choix de regarder la Transylvanie par l’œil de la ville de Cluj implique d’entrée l’affirmation que la Transylvanie ne peut pas être considérée comme un territoire homogène. Ses contours prennent forme en fonction du lieu d’où nous l’observons : la ville de Timisoara, de Brasov, de Sibiu, un village ou un autre, nous renvoient à d’autres Transylvanies possibles. Ma démarche de terrain m’a cependant amenée à observer des réseaux d’actions importants dans les redéfinitions récentes de ce territoire, des réseaux qui se déploient à un niveau translocal, régional et trans-national. Même si mon étude privilégie un regard sur la ville de Cluj, le va-et-vient entre cette dernière et d’autres régions transylvaines a dès lors fait partie d’un parcours obligé.

Notes
1.

J’utiliserai le mot « Transylvanie » (en italique) quand il indique une catégorie sociale (de l’imaginaire, des discours, des pratiques) et pour le distinguer du simple espace géographique que je désignerai par « Transylvanie ».

2.

Plusieurs auteurs ont déjà donné des interprétations de la construction de l’espace de l’Europe centrale et orientale selon le principe de l’ « orientalisme » :Bakic-Hayden M., Hayden R., « Orientalist Variations on the Theme ‘’Balkans’’ : Symbolic Geographies in Yougoslav Cultural Politics », in Slavic Review 51, 1992 ; Antohi S., « Romania and the Balkans. From geocultural bovarism to ethnic ontology», in Transit-Europaeische Revue (Tr@nsit-Virtuelles Forum), Nr. 21, IWM, Vienna, 2002 ; Turda M., « Transylvania Revisited : Public Discourse and Historical Representation in Contemporary Romania », in Trencsenyi B. et al.(coord.), Nation-Buiding and Contested Identities. Romanian and Hungarian Case Studies, Budapest, Regio Books, Iasi, Editura Polirom, 2001.

3.

Woolf L., Iventing Eastern Europe : The Map of Civilisation of the Mind of the Enlightenment, Stanford University Presse, Stanford, California, 1994.

4.

Dans les sources historiques du XIe et du XIIe siècle, nous retrouvons le mot latin « Ultrasilvana terra », à partir du XIIIe siècle les formes adjectivales « Transsilvanus » et « transsilvanensis » et, vers le milieu du XVe siècle apparaît le mot « Transsilvania ». L’étymologie hongroise du mot « Erdély » est en lien avec la signification du mot latin « erdö elü » signifiant « au-delà de la foret » (cf. Kristó G. (dir.), Korai magyar történeti lexikon, Akadémiai Kiadó, 1994, article « Erdély », p. 188.)

5.

Le nom allemand de la région, « Siebenbürgen », est très ancien et était déjà utilisé durant la période arpádienne (895-1301).

6.

En Transylvanie vivent 1 415 000 personnes qui se sont déclarées « Hongroises » au dernier recensement de 2002, représentent 19,6 % de la population totale de la région.

7.

Kötek, J., (sous la dir. de), L’Europe et ses villes-frontières, Editions Complexe, 1996.

8.

Les Saxons sont des populations germaniques qui ont colonisé la Transylvanie entre le XIIe et le XIIIe siècles. Elles ont joué un rôle essentiel dans le développement économique, social, politique des villes la région.

9.

La Transylvanie d’aujourd’hui inclut en plus de la Transylvanie historique, les territoires de Banat, de Crisana et de Maramures.

10.

Turda M., op. cit., p. 204.

11.

Je reviendrai plus tard au processus de construction sociale des groupes ethniques, qui ne sont donc pas des groupes substantiels, mais plutôt des catégories produites et utilisées dans la pratique sociale.

Dans la ville de Cluj-Napoca vivent, selon le dernier recensement de 2002, 60 287 personnes se déclarant « Hongroises » (soit 19% de la population)

12.

Lazar M., « Cluj-2003. Metastaza ostentatiei. Ilustrate in alb si negru din orasul tricolor », in Ideea, 15-16, 2003.

13.

Je comprends par « élites » les individus qui jouent un rôle ou prennent partie dans la construction d’un discours sur la Transylvanie et dans sa diffusion sur la scène publique. Je n’utilise pas la distinction entre « élites » et « individus ordinaires » dans une perspective essentialiste. Cette distinction doit être considérée dans un régime temporel, donc mouvant. Les « élites » peuvent être des « individus ordinaires » dans la pratique quotidienne et ces derniers deviennent à certains moments des élites, lorsqu’ils s’engagent dans le processus de construction du territoire.