2. Premières rencontres et premiers regards sur la Transylvanie

Comment alors suis-je arrivée à m’interroger sur la Transylvanie ? La construction de mon objet est le fruit des allers-retours entre la Roumanie et la France, avec quelques détours en Hongrie et plus récemment en Bulgarie.

La recherche en DEA durant ma première année en France m’avait mise face à des questionnements nouveaux en tant que chercheuse roumaine, à savoir des problématiques autour du patrimoine et des phénomènes de patrimonialisation très présents dans les discours publics et dans les recherches françaises en sciences sociales. Après cette première expérience, j’ai décidé de prolonger dans un cadre nouveau mes questionnements sur le patrimoine. Cluj-Napoca, ville reconnue pour sa diversité culturelle et surtout réputée pour les compétitions entre Roumains et Hongrois concernant le patrimoine de la ville (statues, monuments, patrimoine archéologique…), me semblait d’entrée un terrain intéressant pour analyser cette notion en Roumanie. Etait-elle un instrument d’analyse utile pour cette région multiethnique ?

Cependant, les premières rencontres avec la ville de Cluj m’ont orientée vers d’autres questions et m’ont permis de comprendre que le patrimoine ne devait être qu’un instrument d’analyse parmi d’autres. Les tensions pour l’occupation symbolique de l’espace qui attirent rapidement l’attention à Cluj, non seulement l’attention des touristes mais aussi des ethnologues et sociologues, ont fait l’objet de mes premiers entretiens au Musée d’Histoire de la Transylvanie. Celui-ci était un des acteurs principaux impliqués dans les controverses liées à l’aménagement de la place centrale de la ville. Lors de ces discussions, j’avais pu observer que ce sujet était fort sensible. Dans un autre temps, j’ai remarqué que les discours des individus évoquaient de manière systématique quelque chose de non-dit et d’assez flou : la Transylvanie. De cette sorte, mes questions s’orientaient de plus en plus vers cette catégorie contestée de l’imaginaire, catégorie à laquelle je réfléchissais réellement pour la première fois.

Une contradiction m’est apparue dès le début : une tension très visible générée par la question de la Transylvanie au sein des élites politiques et culturelles, roumaines et hongroises, qui venait totalement à l’encontre de mes souvenirs et de mes expériences personnelles de vie en milieu mixte, dans cette région. Ayant grandi dans la ville de Brasov où on évoquait davantage le passé des Saxons que des Hongrois, je vivais cependant dans un bâtiment dans lequel, sur vingt appartements, six étaient habités par des Hongrois (en mariages endogamiques). J’entendais quotidiennement la langue hongroise parlée par mes voisins, mais cela n’a jamais posé de problèmes, pas même cette cohabitation mixte. Durant l’enfance je n’avais presque pas conscience que nous pouvions être différents, être « Roumains » ou « Hongrois », sauf à des moments ponctuels. Je garde un vif souvenir d’une dispute entre petits enfants avec une fille du même bâtiment. Après avoir reçu une petite fessée de la part de sa mère, je suis partie en pleurant pour tout raconter à mes parents. Dérangée par le geste de la voisine, ma mère me dit : « Ne t’embête pas avec cette Hongroise. N’y pense plus ! » (Da-o’ ncolo de unguroaica ! Nu te mai gandi la asta). Je ne me souviens pas avoir entendu auparavant que cette fille ou ses parents étaient des « Hongrois ». Je peux noter aussi que ma mère avait d’excellentes relations avec de nombreux amis hongrois, et avait encore à cette époque des connaissances en langue hongroise apprises dans son village natal mixte de Transylvanie. Evidemment, depuis cet incident, je pensais que les enfants hongrois sont des méchants, et il m’a semblé pouvoir vérifier cela lors d’une autre querelle avec un garçon du bâtiment. Il n’y a aucun doute qu’à l’époque j’ai eu d’autres disputes avec les voisins. Cependant, dans mes souvenirs relatifs à cette période, les méchants restaient les « Hongrois ». En dehors de ces séquences, comme j’ai pu le souligner, les relations entre voisins étaient très cordiales et l’entraide était souvent de mise. La réalité de la cohabitation n’était donc vécue que rarement en termes ethniques. Pour donner un autre exemple, au plus fort de la crise économique des années 80 et quand la Hongrie étaient parfois perçue comme une sorte d’Occident (c’était aussi mon impression lors de mon premier voyage là-bas), nous, « Roumains », considérions ne pas avoir eu la même chance que les « Hongrois » du bâtiment, d’avoir des personnes de notre famille en Hongrie. Ces contacts avec la Hongrie étaient à nos yeux une possibilité d’amélioration économique et symbolique de la situation du foyer.

Ces allers-retours entre ma ville natale et Cluj ont d’une certaine façon orienté la recherche vers les lieux d’une Transylvanie conflictuelle que je connaissais moins. J’observais au fur à mesure que lors de négociations entre différents groupes, plusieurs Transylvanies se dessinaient à Cluj, et ce fait suggérait que la Transylvanie n’était pas une, unitaire, homogène comme on l’entendait couramment. C’est à ce moment que je me suis interrogée, probablement pour la première fois, sur mon imaginaire lié à cet espace : à quoi je pensais quand j’entendais le mot « Transylvanie » ? La Transylvanie m’évoquait la présence des Saxons, la mémoire concernant cette communauté étant encore très vive dans la ville de Brasov et dans ses environs, mais également dans des villages autour de Sibiu où j’avais mené des recherches ethnologiques. Mais dans un autre registre, la Transylvanie suscitait en moi des sentiments de fierté d’appartenir à cette espace. Ces derniers s’appuyaient finalement sur une rhétorique de démarcation de cette région par une « orientalisation » du reste de la Roumanie. Le mot « Transylvanie » me renvoyait aussi, de manière automatique, à son association avec la formule « terre volée par les Hongrois ». Je reproduisais ainsi les catégories des manuels scolaires roumains d’histoire, des discours publics mais aussi de certains récits des individus dans la pratique quotidienne. Je vivais en moi, comme tout ethnologue dans les premiers moments de sa recherche, les tendances et les modes de pensée de ma culture. Par cette démarche personnelle, je comprenais encore plus que je savais déjà qu’il existait une forte essentialisation de la Transylvanie en tant qu’entité homogène, renvoyant à des significations déjà-là. Enfin, tous ces questionnements marquaient le début des passages, qui seront désormais permanents dans mon chemin, entre ma participation en tant que simple personne et en tant que chercheuse.

Ces va et vient entre ce que j’observais à Cluj et les contradictions que je saisissais dans mes propres souvenirs et mon imaginaire sur la Transylvanie m’ont amené à m’interroger progressivement sur la construction sociale de ce territoire. J’étais de plus en plus persuadée d’avoir pris le bon chemin de recherche, surtout après un autre constat dans le musée d’histoire. Dans ce lieu il m’était presque impossible de présenter mon étude comme portant sur la question de la Transylvanie, sur « les perceptions qu’ont les gens, les musées ou d’autres institutions de ce territoire » sans que cela produise un silence, une certaine gêne, un évitement de ma personne. Je faisais le même constat qu’Enikö Magyary-Vincze, une anthropologue de Cluj : « Celui qui parle de la Transylvanie est quelque part suspecté de vouloir refaire son histoire, retracer les frontières ». On imagine difficilement le fait de parler de la Transylvanie autrement que pour prendre position par rapport à cette question, se situer dans un camp ou un autre, « être avec nous ou contre nous ». Les entretiens commençaient systématiquement, comme généralement dans toute démarche ethnologique, par un temps transitoire, marqué par un seuil, une sorte de moment de l’antichambre où on examine le nouvel arrivant. Pendant ce temps, mon interlocuteur devait deviner mon positionnement et mes « vrais intentions », en restant quant à lui sur des positions floues, mal définies. Ce moment passé, mes interlocuteurs dévoilaient au fur à mesure un engagement pour un camp ou pour un autre. Ma position, située quelque part « entre les deux », m’a alors posé tout au long de mes entretiens des problèmes parfois très difficiles à gérer. Perçue comme « roumaine », mon infidélité et mon désaccord sous-entendu avec les muséographes me mettaient au début à l’écart car mon attitude jouait sur les relations de confiance ; dans les associations culturelles hongroises, mes interlocuteurs jugeaient mon infidélité face à certaines positions roumaines comme un attachement total au camp « hongrois ». Cela me facilitait l’obtention des informations, cependant j’éprouvai parfois des sentiments de trahison envers mes interlocuteurs.

Toutes ces difficultés et les questions qu’elles ont engendrées, ont été partie intégrante dans la construction de mon objet.

Après mes premières rencontres avec le terrain, de retour en France, je commençais à être sensible à ce que le fait de parler de la Transylvanie provoquait autour de moi et sur moi. Ainsi, j’avais remarqué que cette région jouissait d’une certaine visibilité à l’étranger qui manquait totalement à d’autres provinces historiques de la Roumanie. Expliquer à des Français que je menais une étude sur la Transylvanie, cela me paraissait avoir un sens pour eux et me laissait l’impression qu’ils mettaient une image sur cet espace même s’il restait presque entièrement inconnu pour eux. Au contraire, amener la discussion vers d’autres provinces comme la Bessarabie, la Dobroudja, la Moldavie… n’évoquait généralement aucune image. De plus, mener une étude sur « Qu’est-ce que la ‘Munténie’ ? » ou l’ « Olténie », la « Dobroudja », ou même la « Bessarabie », pouvait paraître presque un non-sens, même en Roumanie. Je me suis alors interrogée sur ce qui donnait visibilité à ce territoire que j’étudiais, sur l’émergence de cette visibilité et sur les enjeux de sa production - d’autant plus qu’historiquement il était question plutôt d’un territoire flou, aux frontières mobiles -. Si la Transylvanie, territoire disputé entre deux Etats a sans doute acquis une visibilité à l’étranger lors des arbitrages internationaux d’après guerre, l’explication ne pouvait pas s’arrêter là. Car la Dobroudja (plus précisément le Quadrilatère, disputé avec la Bulgarie) et la Bessarabie avaient connu un sort similaire. Or, aujourd’hui, seuls les récits locaux et les livres d’histoire parlent en Roumanie du Quadrilatère, et la Bessarabie est loin de susciter les mêmes passions dans les débats publics que la Transylvanie.

Un autre aspect a orienté ma recherche vers des questions liées au territoire. En tant que chercheuse en France, j’ai été amenée à m’intéresser aux recherches du domaine français concernant la question des découpages territoriaux et de la quête permanente d’une maille optimale pour dessiner les territoires. Portant mon regard sur la Roumanie, j’ai pu constater qu’au contraire, les études en sciences sociales consacrées à la problématique des territoires et de la territorialisation étaient quasiment inexistantes dans ce pays14. En conséquence, une telle approche s’avérait intéressante. Cependant, sous l’influence de ces études françaises, j’ai été tentée de percevoir initialement la Transylvanie comme une entité territoriale discrète bien délimitée par des frontières stables. Je me suis au contraire retrouvée sur le terrain roumain face à un territoire diffus et à une multitude de territoires possibles. Je garde le souvenir de mon étonnement lors des premiers rencontres à Cluj, quand j’entendais un peu partout que cette ville était « la capitale » de cette région. Je réalisais que je ne m’étais jamais posée la question de savoir quelle était la capitale (historique ou autre) de la Transylvanie. Je ne me souvenais pas non plus d’avoir entendu des choses précises sur cette question. Intriguée, me trouvant un jour à Brasov, je demandais à mon père quelle était selon lui la « capitale » de la Transylvanie. Un peu embarrassé et étonné lui aussi par ma question, il répond : « Je crois que c’est Brasov, mais ça pourrait être aussi Sibiu… ». Je me souviens aussi des discussions que j’avais menées avec des habitants du  Pays Sicule, une partie du sud-est de Transylvanie qui suscite de manière récurrente de fortes controverses sur la scène publique roumaine. Ces personnes vivant dans des régions à majorité hongroise ne pouvaient pas concevoir que la capitale de la Transylvanie fût une ville majoritairement roumaine comme Cluj et situaient par conséquent cette capitale dans leur région.

Sans m’arrêter davantage sur ces discours, je souhaitais simplement insister sur le constat que la Transylvanie se déclinait de manières différentes et que ses capitales étaient aussi multiples que les contours symboliques de ce territoire. Je suis alors partie à leur recherche.

Notes
14.

Une exception à ce constat est la publication récente du livre de Groza O. (ed.), Teritorii (Scrieri, dez-scrieri), Bucuresti, Paideia, Colectia Spatii Imaginate, 2003.