3. Une approche de la Transylvanie à Cluj-Napoca 

J’ai tenté jusqu’ici de montrer comment j’en suis arrivée à m’intéresser à la Transylvanie. Je vais essayer par la suite de rendre compte du chemin que j’ai emprunté pour approcher mon sujet.

Les situations de diversité culturelle, et plus particulièrement ethnique ou religieuse, que nous rencontrons dans les pays d’Europe centrale et orientale, ont fait l’objet de nombreuses études en sciences sociales, soit en anthropologie, en sociologie, en histoire ou en sciences politiques. Les analyses de ces phénomènes dans cette partie de l’Europe ont privilégié une approche des processus ethniques et des nationalismes. Je vais illustrer cette perspective en me référant à la Transylvanie et plus particulièrement à la ville de Cluj-Napoca, car ces questions ont fait ici l’objet d’analyse par plusieurs équipes de recherche en sciences sociales (locales ou internationales). Les tensions dites ethniques, très visibles sur la scène publique à Cluj et, dans une certaine mesure, les cohabitations des différentes populations des villages transylvains ont éveillé l’intérêt de nombreux historiens, sociologues anthropologues et politologues. Les études menées à Cluj portent généralement sur la production des catégories ethniques à travers les politiques nationalistes de l’Etat et des réseaux institutionnels de la minorité hongroise15. L’analyse de l’organisation symbolique de l’espace à Cluj et la compétition entre les élites roumaines et hongroises sur le centre-ville sont les exemples les plus souvent cités dans ces mêmes analyses16. Le cas de l’université de Cluj fait cependant l’objet de plusieurs recherches17.

Sans nier l’importance des études sur le nationalisme et sur les processus ethniques et sans en faire l’économie dans mon travail, ces analyses me semblent insuffisantes pour comprendre certains phénomènes émergents récemment en Transylvanie, et plus largement dans d’autres régions de l’Europe centrale et orientale. Dans les contextes socio-politiques actuels, avec entre autres l’impact du processus de construction européenne dans cette partie de l’Europe, nous assistons à des recompositions sociales et territoriales qui ne peuvent plus s’expliquer par le seul biais des nationalismes et des processus ethniques. Avant même que le processus de l’élargissement acquière une telle visibilité sur la scène publique roumaine, la question de la diversité culturelle en Transylvanie a suscité plusieurs analyses de phénomènes de construction identitaire autre que le nationalisme. Or, seules des études portant sur le Banat - une sous-région de la Transylvanie, ont mis en avant l’importance des phénomènes d’identification régionale dans le fonctionnement de nombreux segments (économique, culturel, politique) de la vie des sociétés locales ou des réseaux translocaux18. Si les études concernant cette dimension régionale sont très peu nombreuses, ce phénomène est loin d’être négligeable dans le processus d’identification des individus et des groupes et dans leurs stratégies de vie, ainsi que dans les recompositions territoriales actuelles. La mobilisation des éléments identitaires régionaux plus anciens dans l’émergence des nouvelles constructions régionales sous l’égide de l’Europe, ont déjà été mis en lumière dans des pays d’Europe centrale et orientale, comme la Bulgarie et la Croatie19. Ces études ont permis de saisir de nouvelles dynamiques sociales et politiques dans ces régions et la place importante accordée à la dimension culturelle dans ces processus.

Il est certain que la manifestation des éléments d’identification régionale dans les nouveaux discours régionaux en Transylvanie ne se rencontre pas seulement au sein des élites (politiques, culturelles, scientifiques, etc.). Les références régionales sont présentes aussi dans le discours des individus ordinaires dans leur pratique quotidienne. Si nous regardons les sondages, nous pouvons remarquer qu’environ 24 % de la population qui s’est déclarée roumaine au recensement s’identifie premièrement par l’appartenance régionale (à l’Olténie, Munténie, Transylvanie, Banat, etc.) et deuxièmement par un rattachement à la nation culturelle. Sur le cas particulier de la Transylvanie (incluant le Banat, Crisana, Maramures), une forte identification régionale peut être observée aussi bien chez les Roumains que chez les Hongrois. Ainsi 24% des Roumains de Transylvanie se déclarent en premier lieu comme « transylvains « (ardeleni), tandis que les Hongrois qui s’identifient à cette même catégorie sont 43%20. Il existe des études qui nous apprennent ce que les catégories « Roumains », « Hongrois » représentent aux yeux des individus, mais la situation est différente pour le phénomène d’identification régionale : nous savons moins ce à quoi les mots « transylvains » et « Transylvanie » font référence, s’ils signifient la même chose au sein de ces deux groupes différents ou comment ces catégories sont produites. Certaines études menées par des Hongrois ont abordé cette question au sein de la population magyarophone21, mais aucune étude de même type n’a été réalisée22 auprès de la population roumaine.

Pour revenir aux études consacrées à la production de l’ethnicité, elles ont systématiquement mis en avant les phénomènes de différenciation et de polarisation des groupes, interrogeant moins (Lazar : 2003, Feischmidt : 2003) ou pas du tout les moments de mise en commun et de croisement entre différentes populations. Autrement dit, si ces études ont mis en lumière la production de l’entre-soi et des mondes segmentaires, elles ont moins interrogé la production de l’entre-deux. Introduire dans notre analyse la question de la Transylvanie et l’interroger d’un regard nouveau, permettrait justement d’ouvrir les études entreprises jusqu’à présent sur la ville de Cluj vers des questionnements portant sur ces situations de rencontre au-delà des différenciations ethniques.

Dans ses analyses, E. Magyari-Vincze s’arrête brièvement sur la Transylvanie remarquant que « tout au long de l’existence magyaro-roumaine, celle-ci est devenue une catégorie centrale, partagée par les deux parties, mais de manières différentes ». Selon l’auteur, le débat sur ce territoire a joué un rôle important dans l’ethnicisation des groupes, pour chacun d’entre eux la Transylvanie étant personnifiée et naturalisée comme leur « terre sacrée ». Deux visions exclusives de ce territoire, roumaine et hongroise, se distingueraient ainsi. Personnellement, je tenterai alors de montrer que les négociations à propos de ce territoire ne produisent pas seulement de la polarisation ethnique, mais aussi de la mise en commun. De ce fait, plusieurs lectures peuvent être faites de la Transylvanie à Cluj, en dehors des deux lectures polaires. Mon approche s’inscrit d’emblée dans la direction des nombreux propos anthropologiques qui vont à l’encontre d’une perspective essentialiste dans l’analyse des phénomènes sociaux et culturelles. Si la critique d’une telle perspective essentialiste a concerné déjà de nombreux concepts comme « culture », « identité », « représentation sociale », « tradition », « patrimoine » etc., elle domine aussi les approches constructivistes dans les études sur les nationalismes et les phénomènes ethniques. Cette critique répond à une pratique généralisée dans les média et dans certaines analyses politiques, qui laissent entrevoir une conception substantialiste des groupes, dans l’analyse des situations de crise, généralement. Ainsi, on fait référence aux Serbes, aux Croates, aux Albanais ou Musulmans en ex-Yougoslavie, aux Juifs et Palestiniens en Israël, aux Catholiques et Protestants en Irlande du Nord, aux « peuples autochtones » en Amérique du Nord, ou bien les Hispaniques, les Chicanos, les Natifs Américains, les Noirs, les Blancs … aux Etats-Unis. En Roumanie, la même question se pose avec les Roumains et les Hongrois. S’opposant à cette essentialisation des groupes, Rogers Brubaker faisait une suggestion méthodologique qui visait en particulier la Transylvanie. Il proposait de ne pas commencer nos analyses en partant de l’existence des Roumainset des Hongroiscomme groupes, mais plutôt en considérant les Roumains et les Hongroiscomme des catégories. « Par l’invocation des groupes, on tente de les évoquer, les convoquer, les appeler pour exister »23. La remarque est valable aussi pour mes propos : chaque fois que je parlerai des Hongroiset desRoumains, ou même des Transylvainsje les considérerai non pas comme des groupes figés et existants en soi, mais comme des groupes en cours de constitution. Même si ces identifications ethniques ou culturelles sont parfois vécues comme une réalité par les groupes, cela n’annule en rien leur caractère « performatif », dans le sens où ils font advenir une réalité qui n’existait pas auparavant.24 J’interrogerai de la même façon la Transylvanie comme une catégorie produite dans la pratique sociale et non comme une réalité pré-existante.

J’ai commencé mon étude à Cluj par une recherche des acteurs sociaux responsables de la production d’un discours sur la Transylvanie et des contextes d’utilisation de cette catégorie sur la scène publique. Je suis ainsi arrivée à m’intéresser à deux musées (un musée d’histoire et un musée ethnographique) et à la mise en exposition de la Transylvanie à travers les actions organisées par ces institutions : des expositions et une fête locale.

L’analyse de la Transylvanie dans les musées m’a renvoyé dès le début à un autre lieu, l’espace associatif culturel hongrois. J’ai pu constaté que la Transylvanie comme catégorie sociale et symbolique se construisait dans la confrontation permanente des deux discours souvent exclusifs du territoire, une construction en miroir dans laquelle un territoire était la réplique de l’autre. C’était alors à travers les rencontres permanentes et à travers les actions de négociation de ce territoire entre différents groupes de la ville, acteurs régionaux, nationaux et internationaux qu’il fallait chercher la production de la Transylvanie. Adopter cette approche privilégiant moins un regard sur les acteurs sociaux eux-mêmes et davantage sur les interactions et les négociations entre les différentes populations et groupes, permet non seulement d’interroger de manière dynamique la construction sociale de ce territoire, mais également de porter un regard sur la constitution des groupes en mouvement et plus largement du social.

Selon cette approche, si le discours sur la Transylvanie connaît un renouveau sur la scène publique vers les années 2000, il ne devrait pas être analysé uniquement en lien avec l’apparition des nouveaux acteurs sociaux qui l’engagent. Ce discours doit plutôt être étudié comme résultat des négociations entre ces nouveaux acteurs et les anciens (Etat, institutions publiques et minoritaires) qui détenaient jusqu’alors le monopole de ce discours. C’est dans la confrontation de tous ces acteurs et de leurs actions que se produit une Transylvanie continuellement mouvante.

Suite à ces interrogations et à ce cheminement, j’ai orienté mes analyses autour de plusieurs types de données. Il est tout d’abord question de saisir les différentes conceptions de la Transylvanie et du partage de ce territoire, ainsi que le contexte social de leur production. A partir de cette analyse, j’espère offrir un regard plus général sur la manière de penser les territoires et la spécificité d’un « vivre ensemble » dans un de ces espaces multiethniques de l’Europe centrale et orientale.

Les données de terrain m’ont permis de distinguer plusieurs lectures du territoire de la Transylvanie et des formes variées de rencontre entre les groupes.

Notes
15.

Sur les questions des nationalismes et de l’ethnicité en lien avec la ville de Cluj peuvent être consultés entre autres les publications suivantes : Brubaker R., « Ethnicity without groups », in Archives Européennes de Sociologie, XLIII, 2, Cambridge University Press, 2002; Turda M., op. cit. ; Feischmidt M., Ethnizität als Konstruktion unde Erfahrung. Symbolstreit und Alltagskultur im siebenbürgischen Cluj, Ed. LIT VERLAG, Münster-Hamburg-London, 2003; Magyari-Vincze E., Antropologia politicii identitare, Cluj-Napoca, EFES, 1997; Lazar M., op. cit. ; Kantor Z., « Nationalizing Minorities and Homeland Politics : The Case of the Hungarians in Romania », in Nation-Building and Contested Identities. Romanian and Hungarian Case Studies, 2001 ; Horváth I., Limba, identitate si etnicitate, Thèse de doctorat en Philosophie de l’Histoire, Université Babes-Bolyai, Cluj-Napoca, 2002.

16.

Pour cela, voir plus particulièrement M. Lazar, op. cit., M. Feischmidt, op. cit., R. Brubaker, op. cit.

17.

Pour donner ici seulement deux exemples consacrés en partie à la question de l’université Babes-Bolyai, je citerais les travaux de Magyary-Vincze E., op. cit., Karnoouh C., « Un logos sans ethos. Considérations sur les notions d’interculturalisme et de multiculturalisme appliquées à la Transylvanie », in Discussion Papers, Nr. 44, Collegium Budapest, 1998.

18.

Hedesan O.,« Les fêtes urbaines à Timisoara après 1989: une quête identitaire », in Il bianco e il nero, Studi di filologia e di letteratura, Università degli studi di Udine, Anno 5, n. 5, 2002, p. 27-37 ; Vultur S., Komlosi A. (coord.), Memorie si diversitate culturala, Timisoara 1900 - 1945/Mémoire et diversité cultruelle Timisoara 1900 – 1945, Centre Culturel Français Timisoara, Ed. Polirom, 2001 ; Chelcea L., « Regionalismul bănăţean înainte şi după comunism: transformări sociale, relaţii etnice şi memorie istorică », in Altera, X, 39, Editia Liga Pro-Europa, 1999.

19.

Pour la Bulgarie, on peut noter les travaux de Kabakchieva P., « From Local to Regional Identity ? The Possible Construction of ‘ Cross-Border’ Regional Identity. Case study of o Border Region : Smolyan », Sofia Academic Nexus Project 2001 et « Imagining the European Union as a ’nation-state’ », IWM Working Paper No. 5, Vienna, 2002. Pour la Croatie, voir Ballinger P., « ‘Authentic Hybrids’ in the Balkan Borderlands », in Current Anthropology, Volume 45, Number 1, February, 2004.

20.

Les données sont reprises du Barometrul Relatiilor Etnice (BARE), réalisé par Metro Media Transilvania, noiembrie 2001, CRDE. Il faut tenir compte du fait que les catégories banatean, maramuresan, bihorean (faisant référence à des affiliations à des sous-régions de Transylvanie) ont été considérées comme des catégories de réponse à part. Les réponses pour ces catégories sont respectivement 1%, 4% et 4% pour le sous-échantillon des Roumains de Transylvanie et de 2%, 1% et 3% pour les Hongrois (cf. annexe 4)

Il faut préciser que dans le dernier BARE réalisé (2002) la catégorie des Hongrois se déclarant transylvains est extrêmement réduite (4,1 % par rapport au 43 % au BARE 2001). Ce grand décalage s’expliquepar l’introduction d’un choix de réponses plus diversifié pour le sous-échantillon des Hongrois. Par exemple, 23,3% de cette population se déclareront « Hongrois de Transylvanie » (cf. annexe 5)

21.

Quelques références ont plus ou moins abordé cette question : Kürti L., The Remote Borderland. Transylvania in the Hungarian Imagination, State University of New York Press, 2001 ; Losonczy A.M., Zempléni A., “Anthropologie de la ‘’patrie’’ : le patriotisme hongrois » in Terrain, 17, 1991 ; Zempléni A., « Les manques de la nation. Sur quelques propriétés de la ‘patrie’ et de la nation en Hongrie contemporaine », in Fabre D. (sous la dir. de), L’Europe entre cultures et nations, Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 1996 ; Flora G., « Primii teoreticieni ai transilvanismului », in Altera, 10, 1999.

22.

L’article de l’historien Turda M., op. cit. et du livre de l’anthropologue Magyari-Vincze E., op. cit., ont le mérite d’introduire cette question dans leurs analyses.

23.

Brubaker R., « Ethnicity withut groups », p. 166.

24.

Cette acception du mot « performatif » donnée par le philosophe britannique Austin, est reprise et analysée par F. Laplantine en lien avec les notions d’identité et de représentation sociale : Laplantine F., Je, nous et les autres, Le Pommier-Fayard, 1999.