Les territoires de l’entre-soi et les territoires de la coexistence

A partir de l’analyse des musées, d’une fête locale, ainsi que d’analyses sur les pratiques d’un réseau associatif et politique magyarophone, j’ai remarqué un phénomène largement répandu d’ethnicisation des élites et du territoire lorsqu’il est question de penser la Transylvanie. Si ce phénomène d’ethnicisation n’est pas forcément physique (il n’existe pas par exemple de quartiers ethniquement séparés), il concerne les identifications en termes ethniques des acteurs de ces organismes et un fonctionnement institutionnel en réseau selon un principe de la séparation ethnique.

J’ai pu constater qu’à Cluj, la compétition pour l’occupation symbolique de l’espace (par l’installation de certains monuments, noms de rues, etc.) est depuis longtemps une pratique institutionnelle et de légitimation à l’échelle locale d’un territoire exclusivement « roumain » ou « hongrois » de la Transylvanie. Ce territoire apparaît comme une « richesse inaliénable »25, symbole de l’immortalité des groupes qui s’instituent ainsi et se défendent dans cette pratique du partage. La perte du territoire équivaut à la disparition symbolique du groupe. La culture matérielle (les statues, certains bâtiments, le territoire même) devient objet patrimonial des deux groupes qui se le disputent. A Cluj, le patrimoine ne produit pas seulement du lien entre les individus, mais ses différentes utilisations témoignent des crispations identitaires entre les groupes et parfois même de leur séparation.

Je tenterai de montrer que cette construction souvent polarisée et ethnicisée de la Transylvanie repose sur une logique nationaliste d’un Etat-Nation fondée sur la communauté de culture. Dans cette conception inspirée par les idées du philosophe allemand Herder, il existe une relation d’équivalence entre la langue, le peuple (la nation) et ultérieurement le territoire. En parallèle avec le processus de construction d’une nation culturellement homogène et politiquement unitaire (en convoquant l’histoire, l’ethnographie, la linguistique et d’autres disciplines), les Etats-Nations introduisent un principe de la disjonction - du « ou bien - ou bien » - pour penser la diversité culturelle et gérer cette question en rapport avec le politique. Dans le cas concret de la Transylvanie, l’application de ce principe se traduit par une difficulté de concevoir des appartenances identitaires et territoriales multiples. Se définir comme Roumain, impliquerait l’idée que nous ne sommes pas Hongrois, et inversement. Concevoir la Transylvanie comme un territoire « roumain » exclut l’idée qu’il pourrait être également « hongrois ». Au centre de cette construction exclusive du territoire et de l’ethnicité repose la question de la langue. Elle est un élément majeur dans l’identification ethnique, même si dans la pratique le bilinguisme existe encore.

Ce principe d’équivalence langue-nation-territoire, développé à partir de la fin du XIXeme siècle au sein des élites roumaines du territoire actuel de la Roumanie et après 1918 en Hongrie26, se maintient encore de nos jours. Après 1918, quand la Hongrie perd deux tiers de son territoire, une conception singulière du territoire est mise en œuvre dans ce pays et comme chez les Magyars des territoires perdus. Dans le contexte de la perte d’un territoire physique, celui-ci sera investi comme territoire spirituel et plus précisément comme le corps mystique de la nation culturelle hongroise. Le territoire « patriotique » s’étendra au-delà du territoire politique de l’Etat27. Cette vision est rencontrée également chez les Magyars de Transylvanie. Pour ces derniers, en outre, la Transylvanie reste jusqu’à nos jours un symbole de l’autochtonie du groupe et de la résistance face à l’assimilation culturelle roumaine. Cette vision est entretenue par le réseau d’institutions et d’associations hongroises de Transylvanie bénéficiant du soutien de la mère-patrie, la Hongrie.

La première partie de mon travail sera alors consacrée à l’analyse de ces deux territoires juxtaposés et souvent exclusifs : « Erdély », la Transylvanie « hongroise » et « Ardealul »28, la Transylvanie « roumaine ». Je montrerai que dans le processus de production de cet espace comme catégorie controversée et conflictuelle, nous devons distinguer deux moments différents qui caractérisent les situations d’interaction entre les élites et les manières de concevoir le partage du territoire : d’une part l’entre-soi (et les territoires de l’entre-soi) et d’autre part la coexistence pour reprendre l’expression de Rico Lie29 (et les territoires de la coexistence). Les premiers caractériseraient les situations d’enfermement identitaire et de rejet de l’autre, associées à une lecture exclusive de la Transylvanie. Les seconds sont plus proches d’une situation de co-présence, sans réelle interaction entre les groupes, et qui rappellent un phénomène désigné par Robert Hayden30 comme la « tolérance sans interférence » (tolerance as noninterference).

S’il existe bien une attitude de rejet complet de la vision de l’autre du territoire (et de rejet de l’autre de certains réseaux institutionnels), l’attitude prépondérante à Cluj suppose une acceptation de l’autre, sans pour autant qu’il existe une volonté d’interagir avec lui. Si les relations entre élites roumaines et hongroises ne sont pas toujours conflictuelles, nous sommes cependant loin d’une Transylvanie pensée comme territoire « en commun » et dans l’action commune, car l’on dépasse difficilement les situations de coexistence pour agir ensemble.

Il serait tout de même réducteur d’en rester aux formes de repli identitaire et de «tolérance sans interférence », pour dresser un tableau complet des situations sociales d’interaction à Cluj et des visions du territoire. La compétition et la confrontation entre les élites roumaines et hongroises ne sont pas menées uniquement dans le registre du repli identitaire mais également, même si plus rarement, sur le terrain de la rencontre et de l’action commune. La « non-interférence » et l’enfermement identitaire ne sont pas des états naturels des sociétés car le « communautaire » n’existe pas en soi et la « communauté » n’est pas d’elle-même fusionnelle. R. Esposito soulignait que « la communauté n’est pas une manière d’être - et encore moins de « faire » - du sujet individuel. Elle n’est pas sa prolifération ou sa multiplication, mais son exposition à ce qui en interrompt la fermeture et qui le retourne à l’extérieur » 31. Le communautaire ne serait alors qu’une production sociale, et le repli identitaire et la « non-intérférence » des groupes ne caractériseraient que des états temporels des sociétés. Autrement, il serait question de sociétés sans changement, vouées à la disparition. Dans les années 50 déjà l’anthropologie mettait fin à une distinction entre « sociétés historiques » et « sociétés sans histoires », en apportant des critiques aux théories du fonctionnement, de l’équilibre social, de l’intégration ou de la reproduction. E. R. Leach32 incitait à la prise en considération du contradictoire, de l’approximatif, du conflictuel et du relationnel en dénonçant les préjugés qui ont conduit à éliminer dans les analyses du social certaines données pour ne traiter que les sociétés stables, fermées à l’intérieur de leur frontières, et accentuant des uniformités culturelles et des équilibres structurels.

Des auteurs comme Georges Balandier ou Roger Bastide attiraient l’attention sur la nécessité d’inscrire toute analyse des sociétés dans une dimension temporelle et de les étudier dans une perspective dynamique. Dans le cas concret de l’étude de la Transylvanie, il est important de saisir non seulement les moments d’enfermement identitaire mais également les temps où les groupes se croisent et se produisent dans l’échange avec l’extérieur. Ces moments d’ouverture se donnent à voir dans des actions qui rassemblent des individus ou des groupes différents et qui permettent des construire du « commun » au-delà des clivages ethniques.

Notes
25.

Je reprends cette expression à Weiner A. B., « La richesse inaliénable », in Revue du MAUSS, nr. 2, Quatrième semestre, 1988.

26.

A-M. Losonczy (1999) montre que l’ethnicisation progressive de l’identité nationale en Hongrie ne prend forme qu’à partir des années 20. Au XIXeme siècle et jusqu’à 1918, la nation n’était pas encore considérée comme une communauté « de sang » mais elle faisait référence à une « confraternité entre patriotes (…), au-delà des clivages sociaux et des appartenances ethniques, religieuses et linguistiques » p. 111.

27.

Sur cette distinction entre le territoire « patriotique » et le territoire politique étatique, peuvent être consultés les travaux de Losonczy A-M., Zempléni A., op. cit., octobre et Zempléni A., op. cit.

28.

Le terme « Ardealul » est la traduction du mot hongrois « Erdély ». Le terme est attesté pour la première fois au XVe siècle (cf. Kristó G. (dir.), op. cit., p. 188.). De nos jours, dans les discours publics et les récits en langue roumaine, le mot « Transilvania » apparaît également. J’ai pu remarquer que le terme d’« Ardeal » est plus courant dans les récits des individus que « Transilvania », utilisée davantage comme catégorie du discours public et des publications de différents types. Dans la troisième partie de mon travail, je montrerai que la catégorie « Transilvania » est réinvestie dans de nouveaux projets de construction d’un monde en commun et d’un territoire pensé comme espace de la rencontre transethnique.

29.

Lie R., Spaces of Intercultural Communication : An Interdisciplinary Introduction to Communication, Culture, and Globalizing/Localizing Identities, Hampton Press, 2003.

30.

Hayden R., op. cit.

31.

Esposito R., Communitas. Origine et destin de la communauté, PUF, 2000.

32.

Leach E. R., Les systèmes politiques des Hautes Terres de Birmanie, Paris, Maspero, 1972 (1954).