Les territoires de la négociation

A la recherche des possibles lieux d’action commune et de manières de penser une Transylvanie « en commun », je me suis arrêtée sur le Groupe « Provincia ». Ce dernier a réussi à regrouper pour la première fois dans l’histoire de la région des personnes se disant Roumains, Hongrois, ou Allemands (écrivains, historiens, journalistes, politologues, etc. venant principalement de plusieurs villes transylvaines et parfois de Budapest) afin de proposer une nouvelle lecture de la Transylvanie sur la scène publique : un territoire de la mise en commun et non plus un espace des fragmentations et des exclusions ethniques. J’ai suivi ce groupe à travers leur publication mensuelle bilingue roumaine-hongroise et durant leurs réunions internes ou publiques. Les actions du groupe avaient comme but la création d’un espace de rencontre et de débat sur la question de la spécificité culturelle, économique et politique de la Transylvanie. Un autre credo encore actuel du Groupe « Provincia » est la régionalisation de la Roumanie selon le découpage des anciennes provinces historiques.33

Mes interrogations sur la production de l’ « en commun » à partir de la question de la Transylvanie m’ont amené dans un premier temps à engager une problématique sur la question de la constitution d’un espace public à Cluj. Cette première tentation de penser les réalités sociales de Transylvanie en utilisant les concepts utilisés par la pensée occidentale, plus précisément de la philosophie politique moderne, ne s’est pas avérée très utile d’un point de vue heuristique.

La façon de penser l’espace public, comme opposé à un espace commun (ou communautariste), par conséquent dénoué de toute appartenance de type identitaire et communautaire et s’adressant à une communauté politique, domine les réflexions en la matière dans la philosophie politique occidentale (H. Arendt, J. Rancière, E. Tassin). Cependant, le cas de la Transylvanie montrera que cette conception a ses propres limites dans d’autres régions d’Europe où de fortes imbrications entre le communautaire et le public existent et sans qu’on puisse trancher entre un type d’espace ou un autre. Les formes de manifestation d’une singularité identitaire, communautaire sont parfois parties intégrantes de la constitution d’un espace public en Transylvanie34.

Arrivée à ce point de l’analyse, je ne pouvais pas en rester au simple constat d’une incompatibilité de certains cadres de pensée de l’espace public entre Occident et Europe centrale et orientale. Me contenter de proposer une interprétation de la réalité sociale de la ville de Cluj dans les termes d’un espace public par défaut, aurait de plus supposé de rester dans une vision ethnocentrique qui venait totalement à l’encontre d’une démarche ethnologique.

Faute de chercher à expliquer la réalité roumaine en partant de la distinction espace communautaire - espace public, je me suis retournée vers le terrain roumain pour mieux comprendre et décrire la singularité des phénomènes observés.

Les données de terrain concernant le Groupe « Provincia » ont pu montrer que les débats sur la Transylvanie ne faisaient pas que polariser les élites, mais justement ils créaient aussi du lien social. Cette donnée conduisait à l’idée que la production des groupes et des territoires ne pouvait pas être analysée en tenant compte uniquement du principe disjonctif (ou bien-ou bien) du nationalisme. Elle était un phénomène plus complexe qui laissait entrevoir d’autres principes qui agissaient dans la pratique sociale.

J’interrogerai dans un premier temps la conception du territoire de cette nouvelle « Transylvanie », plus précisément les éléments autour desquels se crée le lien entre élites roumaines et hongroises. Je montrerai que cette lecture du territoire, bien qu’elle permette de dépasser les situations de coexistence et les discours nationalistes, ne laisse pas totalement la place à une construction homogénéisante et transethnique de la Transylvanie. La négociation se poursuit au sein des membres de Provincia, lesquels se rattachent à des groupes différents se constituant dans la pratique même de la négociation et pas exclusivement selon le critère ethnique. J’analyserai cette négociation des appartenances identitaires et territoriales à partir d’une perspective dynamique, d’auteurs comme Roger Bastide et Fredrik Barth, et d’une approche de la situation. Enfin, j’interrogerai un certain décalage qui existe entre, d’une part, la flexibilité des frontières identitaires visibles dans les pratiques des membres de Provincia et, d’autre part, une certaine conception figée des territoires qui persiste au sein du groupe.

Notes
33.

La Roumanie connaît actuellement un découpage administratif en quarante-un judete qui remonte à 1968. Des nouvelles « régions de développements » ont été mises en place en 1998 sous la pression de la politique de décentralisation de l’Union Européenne. Ces régions ne sont pas des régions administratives, mais de « développement économique ».

34.

Ces réflexions autour de la question de l’espace public en Transylvanie ont fait déjà l’objet d’un article : Belkis D., Botea B., « La relation communauté/espace public dans le contexte post-totalitaire. Le cas de la Transylvanie », in Parcours anthropologiques, n° 4,Centre de Recherches et d’Etudes Anthropologiques, Université Lumière Lyon 2, 2004.