L’Europe : nouvel acteur dans les négociations identitaires et territoriales en Transylvanie

Provincia étant la première initiative collective qui, rassemblant « Hongrois » et « Roumains », a réussi à rendre publique une nouvelle vision de la Transylvanie, je me suis interrogée sur les facteurs qui ont rendu possible une telle entreprise. Je montrerai que cette action est venue dans le contexte d’une prééminence sur la scène publique du discours de l’Europe, de l’élargissement européen. S’appuyant sur les discours de l’Europe des Régions, l’initiative de « Provincia » a fait de l’Europe son principal argument contre les réactions hostiles et très violentes de la part de l’Etat et d’une majorité de l’opinion publique.

Comme l’Europe fut un des moteurs de Provincia, je me suis proposée d’analyser la construction de la Transylvanie envisagée au sein de ce groupe en lien étroit avec les conceptions du territoire mises en œuvre par les organismes européens. Je ferai particulièrement référence au modèle de construction régionale, auquel fait référence Provincia. Il m’a semblé intéressant de porter mon regard sur les usages et la transformation de ces idées européennes par des acteurs et des groupes divers de Transylvanie. Cette interrogation me paraît d’autant plus pertinente si nous tenons compte qu’un phénomène similaire de construction territoriale, d’influence occidentale, fut mis en œuvre par la création des Etats-Nations à la fin des empires en Europe centrale et orientale ; cette manière de concevoir les territoire et les nations a des effets encore aujourd’hui, comme nous le remarquerons tout au long de ce travail.

A travers une brève analyse des documents européens, j’ai pu observer que la « régionalisation » était perçue comme une solution pour résoudre les tensions et les conflits dans les espaces multiethniques de l’Europe centrale et orientale. Si la mise en œuvre des Etats-Nations dans cette partie de l’Europe n’avait pas réussi à produire des territoires consensuels, la régionalisation serait alors censée les créer. Même si la notion de région n’est pas clairement définie dans la législation européenne, certains groupes ou acteurs locaux (aussi bien que des organismes européens) conçoivent les régions selon le principe de l’homogénéité culturelle que l’ont tient pour acquise. On évoque la Catalogne, la Bavière, la Transylvanie… Mais comment accepter cette vision des choses quand, comme je le montrerai, la réalité du terrain nous met face à l’existence de plusieurs Transylvanies et autant de lectures du territoire possibles ? J’avancerai l’idée que concevoir les découpages territoriaux selon le principe de la cohérence et de l’homogénéité culturelle, ne fait qu’essentialiser les groupes et les territoires qui, dans la pratique, sont mouvants.

Je montrerai que cette vision d’un territoire associé à une culture partagée par un groupe donné, n’est pas seulement présente dans certains documents européens, elle est visible plus largement dans de nombreuses analyses du territoire dans les sciences sociales. Cette idée débute en anthropologie avec les théories allemandes concernant les « aires culturelles », théories qui ont eu un impact très important en Amérique du Nord, en Europe centrale et orientale, mais également en Europe de l’ouest ou du nord. La définition du territoire rattachée à une région culturelle et à un contenu culturel donné reste encore très présente aujourd’hui, en France comme en Roumanie ou ailleurs, même si les éléments culturels mis en jeu pour la construction du territoire sont différents d’un cas à l’autre, ainsi que les enjeux de ces processus. En France, les ethnologues sont souvent appelés à apporter une légitimité scientifique à de nouveaux découpages territoriaux selon la répartition dans l’espace d’un type particulier de savoir-faire partagé en commun par une population locale.

Je mettrai en lumière que cette approche du territoire est étroitement liée à une certaine conception de la culture selon laquelle cette dernière apparaît comme un ensemble donné de traits culturels, partagés en commun par une certaine population.

Dans ses travaux récents35, Ulf Hannerz soulignait que cette conception classique de la culture doit être repensée dans les situations contemporaines de « complexité culturelle ». Celles-ci ne permettent plus de concevoir la culture comme « sens partagé » et comme l’acquis d’une société ou collectivité. Si de nombreux travaux en la matière mettent en évidence la diversité interne des cultures, cela n’empêche pas que ces dernières sont toujours pensées comme un ensemble allant plutôt vers une cohérence interne. Ces situations de « complexité culturelle », supposant un travail incessant de diversifications des groupes et de déplacement des frontières culturelles ou sociales, nécessitent des analyses ethnologiques qui s’interrogent sur le processus même de l’accomplissement d’un tel partage culturel.36

Comment alors analyser le territoire à partir de cette nouvelle approche de la notion de culture ? Le cas de la Transylvanie nous montre que sa construction suppose une négociation sociale permanente qui supposedu partage mais aussi du non-partage, du lien mais à la fois de la séparation et de la juxtaposition. Par conséquent, au lieu de partir d’une conception du territoire fondée sur l’idée de « partage culturel » - et selon laquelle la Transylvanie ne serait pas un « territoire » - ne faudrait-il pas plutôt changer la manière de penser le territoire ? Il serait alors utile de le concevoir dans un permanent processus de production et de négociation plus ou moins conflictuel, supposant du partage et du non-partage entre des groupes se constituant dans cette dynamique. Lors de ce processus, les frontières du territoire se retracent constamment.

Cette manière de penser le territoire dans les espaces multiethniques et multiconfessionnels de l’Europe centrale et orientale interpelle aussi les situations de « complexité culturelle » auxquels l’Europe occidentale se confronte de plus en plus dans le contexte de l’Europe « élargie » et de la mondialisation plus généralement.

Notes
35.

Hannerz U., Transnational Connections : Culture, People, Places, Routledge, 1996.; Hannerz U., Cultural Complexity : Studies in the Social Organization of Meaning, Columbia University Press, 1993.

36.

Cette perspective est abordée par certains auteurs dans les études urbaines sur les cultures de l’immigration : voir Battegay A., « L’espace commun, entre mythe et reconstructions », in Métral J., Cultures en ville ou de l’art et du citadin, L’Aube, 2000.