4. Précisions méthodologiques

Avant de démarrer effectivement la présentation de mon travail à Cluj, je souhaitais revenir sur quelques précisions de méthode. Des remarques méthodologiques plus précises concernant chaque partie de mon terrain seront insérées par la suite dans les chapitres.

La période de recherche à Cluj-Napoca s’étend de 2001 à 2004. La période réelle de travail sur place concerne les étés 2001 à 2004, avec deux courts retours en février et mai 2005.

A la recherche des lieux de production du discours sur la Transylvanie, je me suis concentrée dans un premier temps sur les musées de la ville de Cluj, et plus particulièrement sur le Musée National d’Histoire de la Transylvanie et sur le Musée d’Ethnographie de Transylvanie. Comme l’histoire de la région était un des grands sujets de controverse entre Roumains et Hongrois, ce musée d’histoire, intitulé de plus « de la Transylvanie », me semblait d’entrée un lieu de recherche important. Ces deux institutions étaient les seuls grands musées de Cluj à avoir inscrit dans leur nom l’appellation que je voulais questionner. Ce fait me laissait espérer qu’ils mettent en avant un discours sur cette région.

L’observation directe, les entretiens et l’analyse des documents effectués dans ces deux institutions m’ont permis de me mettre en contact avec d’autres organismes locaux partenaires des musées, au sein desquels j’ai également mené quelques entretiens : la« Direction Départementale de la Culture » du Conseil Départemental (Judetean), le Centre pour la valorisation du folklore et de la création populaire traditionnelle, la Fondation EthnoStar (co-organisatrice du festival« Les Fêtes transylvaines »), la Commission des Monuments Historiques. Les entretiens au sein de ces nouveaux organismes m’ont donné un aperçu général des politiques culturelles et d’aménagement de la ville, en lien avec la compétition symbolique pour l’espace et une certaine mise en valeur du patrimoine de la ville.

J’ai également porté mon attention sur une fête locale (les « Fêtes transylvaines ») organisée entre autres par le musée ethnographique. Il était cette fois question d’une Transylvanie mise en spectacle, qui réunissait durant plusieurs jours une population importante de la ville et de nombreux artisans. En plus de l’observation directe portant sur le lieu de la fête, mes entretiens ont concerné ses organisateurs et les artisans tenant une foire d’objets « traditionnels » tout au long de ce festival.

Comme je l’ai déjà mentionné, le discours sur la Transylvanie se construisait constamment au sein de ces institutions en référence (voire en opposition) avec la présence hongroise et le passé hongrois de la ville. Par conséquent, il allait de soi que je devais me retourner vers les élites hongroises pour observer comment elles répondaient à cette situation et comment elles concevaient à leur tour le territoire. J’ai pu alors prendre connaissance de l’existence d’un puissant réseau institutionnel hongrois comprenant, mis à part des écoles et un parti politique, de nombreuses associations culturelles ou autres. Je suis entrée dans ce réseau par des amis hongrois. J’ai remarqué que certains lieux étaient accessibles à toute personne intéressée par la minorité hongroise dans un but journalistique, scientifique ou politique. D’autres lieux, au contraire, étaient très fermés et l’accès était obligatoirement conditionné par le lien fait par un tiers, Hongrois. Quelques fois, j’ai fait le constat que même si cette personne se trouvait en conflit permanent avec les personnes que je souhaitais interroger, la confiance de ces derniers se dirigeait malgré tout vers cet intermédiaire et non vers moi37.

Les observations et les entretiens au sein des organismes hongrois ont concerné : EME - l’Association du Musée Transylvain ; EMKE - la Société Hongroise de Culture de Transylvanie ; RMDSZ - l’Union Démocrate des Hongrois de Transylvanie, qui est à la fois association civique et parti politique. J’ai mené des entretiens également avec des membres de EKE - l’Union Carpatique Transylvaine, association de tourisme et de « connaissance de la patrie » ; l’Association Kelemen Lajos pour la protection des monuments historiques ; l’Association des Etudiants Hongrois ; la revue de culture et de sciences sociales Korunk, et le quotidien Kronika.

Comme certaines personnes interrogées au sein de ces institutions publiques ou ces associations hongroises sont des cadres universitaires, les entretiens avec eux m’ont fourni des données importantes concernant une des institutions qui suscite régulièrement des controverses à Cluj, l’Université Babes-Bolyai.

La référence permanente dans les discours hongrois à la nation culturelle hongroise et à la patrie-mère, ainsi que le fort soutien de la Hongrie au réseau institutionnel transylvain, m’ont poussée à aller de l’autre côté de la frontière, en Hongrie. Le but était moins de faire un réel travail de terrain à Budapest, mais plutôt d’avoir un aperçu général des images et des discours associés en Hongrie à la Transylvanie. Dans mon terrain à Cluj, j’avais déjà fait le constat de l’impact important de ces discours au sein de la communauté hongroise de Transylvanie et plus largement en Roumanie.

A travers deux courts séjours à Budapest, j’ai pu effectuer des observations dans le Musée National Hongrois (Magyar Nemzeti Múzeum)et dans le Musée d’Ethnographie (Néprajzi Múzeum). J’ai aussi mené quelques entretiens avec le personnel de la chaîne de télévision Duna TV, chaîne financée par l’Etat hongrois et traitant souvent de la question des Magyars vivant au-delà des frontières du pays. Au sein de la population hongroise de Transylvanie, cette chaîne remporte le plus haut niveau d’audience sur l’ensemble des chaînes roumaines. En outre, à Budapest, j’ai mené quelques entretiens à l’Institut Teleki Lászlό, la plus importante institution scientifique créée par le gouvernement hongrois, qui s’occupe, entre autres, de la question des populations hongroises de l’Europe centrale et orientale.

Comme je l’ai souligné auparavant, les données obtenues par ce premier travail ont mis en lumière non seulement un manque de dialogue entre les institutions publiques et hongroises de la ville de Cluj, mais également deux lectures juxtaposées du territoire de la Transylvanie: Erdély et Ardealul. Ce constat m’a amené à interroger les lieux d’action commune entre les élites hongroises et roumaines et de production d’une Transylvanie « en commun ».

Dans ce but, j’ai exploré le terrain des initiatives associatives qui ne se constituaient pas selon un critère ethnique et qui, au contraire, plaçaient Roumains et Hongrois les uns à côté des autres. J’ai mené plusieurs entretiens dans différents lieux, comme la Fondation Tranzit ou la Fondation Civitas 38 . Je me suis orientée par la suite vers le Groupe Provincia, car ce dernier présentait pour moi un avantage de plus : par rapport aux deux autres associations, Provincia se proposait délibérément de développer un espace transylvain de la coopération « transethnique » et de produire un nouveau discours sur la Transylvanie.

Je vais donner quelques précisions sur la particularité de ma démarche ethnologique auprès de ce groupe. Vivant en majorité en Transylvanie, mais aussi à Bucarest ou en Hongrie, les membres du groupe constituent une sorte de réseau national et même transnational dont les rencontres ont lieu dans différentes villes. Ce fonctionnement particulier du groupe m’a amené à multiplier les lieux de recherche. Ce parcours d’une ville à l’autre renvoie à des questions méthodologiques déjà abordées ces dernières années par certains anthropologues. Elles concernent les exigences auxquelles l’ethnographie doit répondre dans le contexte d’un monde social de plus en plus mobile, dans lequel la localité ne se construit plus toujours en référence à la proximité spatiale39. Pendant des décennies, le local circonscrit et défini par une échelle spatiale a été un élément essentiel dans le terrain ethnologique (le mot « terrain » ne serait justement pas une production du hasard). Une ou plusieurs « communautés » locales, fermées sur elles-mêmes, constituaient le bon objet de recherche ethnographique et cela même lorsqu’il était question de démarches comparatives. L’histoire « déploie l’éventail des sociétés humaines dans le temps, l’autre [l’anthropologie] dans l’espace », disait Lévi-Strauss40. Si la « communauté » fermée sur elle-même et associée à un lieu plus ou moins précis n’était pas uniquement un fantasme des indigènes, mais aussi des anthropologues41, aujourd’hui les formes de communautés « imaginées » 42 ou virtuelles rendent de plus en plus compte de l’illusion des objets ethnographique bien délimités dans l’espace.

Provincia est une bonne illustration de ce type de groupe qui se constitue dans le translocal et le transnational, afin de produire du local. Cependant, interroger de tels phénomènes et de tels groupes pose parfois de nombreuses difficultés dans la pratique de terrain. Je n’étais pas dans une situation classique de recherche selon laquelle l’ethnologue débarquait sur le terrain et trouvait sur place (ou dans les environs) ce qu’il allait observer ou interroger. Les réunions des membres du groupe étaient peu nombreuses à cause de cet éloignement dans l’espace et souvent la communication via Internet jouait un rôle important dans la communication. La particularité du fonctionnement de ce groupe a réduit ainsi les situations traditionnelles de terrain, de rencontres sur place, d’observations et de situations en face à face avec les interlocuteurs, même si celles-ci n’ont pas fait véritablement défaut.

Après avoir présenté cette succession de lieux de recherche et de discours différents, je souhaiterais revenir brièvement sur la manière dont s’articulent, dans ma recherche, cette analyse des musées et du réseau associatif magyarophone, le regard porté sur une fête de la ville, et l’analyse de la compétition pour l’occupation symbolique de l’espace à Cluj-Napoca ou l’écriture de la Transylvanie dans la revue Provincia. Finalement, tous ces aspects sont le terrain d’expression de la production socio-politique du territoire de la Transylvanie, aujourd’hui, à Cluj-Napoca. Ils représentent tous les différentes facettes d’un même phénomène de négociation de cette catégorie symbolique, la Transylvanie, à l’échelle d’une ville qui fait office (dans mon analyse) d’une métonymie de la région.

Les musées et le réseau institutionnel magyarophone ont une place centrale dans mon analyse car ces institutions détiennent plus ou moins le monopole sur la production d’une image du patrimoine et du territoire censée être la version officielle, et qui se doit d’être diffusée publiquement. Elles sont censées produire et diffuser les définitions de ces catégories, en particulier d’une catégorie assez sensible comme la Transylvanie. Ces organismes sont les principaux laboratoires d’institutionnalisation de la mémoire et de l’oubli d’une collectivité, et de l’écriture de son histoire.

Les « Fêtes Transylvaines » de la ville de Cluj-Napoca, qui ont également fait l’objet de mon étude, rendent compte d’une autre mise en scène du territoire, cette fois dans un cadre plus visible et s’adressant à un public plus large. Cet événement m’a permis de saisir un autre type d’acteurs importants dans ce processus de production sociale du territoire, les artisans, appelés à exposer leurs objets de tradition populaire à cette fête. Déployée davantage dans un registre du rituel et du spectacle public, la fête fut en même temps un terrain parfait d’observation du type de message promu par les politiques culturelles et de la gestion de la question de la diversité culturelle et ethnique de la région.

Par ailleurs, le processus de négociation de cette catégorie symbolique de la Transylvanie à l’échelle de la ville de Cluj-Napoca, ne s’exprime pas de manière plus visible qu’au niveau de l’aménagement du centre-ville et de la compétition pour l’occupation symbolique de l’espace. L’usage de la langue dans l’écriture des lieux publics (rues, monuments, boutiques), l’aménagement des places dans la ville, les déplacements ou la destruction de certains monuments, apparaissent comme des enjeux importants dans ce processus d’objectivation d’une lecture officielle de l’histoire de la ville et de la Transylvanie. Autour de ces objets de la culture matérielle, conçus par chaque groupe comme leur patrimoine, s’écrivent les différents récits de la ville.

Enfin, l’analyse du Groupe « Provincia », en plus de l’intérêt qu’elle présente puisqu’ elle rend compte d’une nouvelle lecture du territoire, elle marque la fin d’un monopole détenu jusqu’alors par les institutions publiques ou de la minorité hongroise, sur le discours concernant la Transylvanie. Elle est également le terrain d’analyse des phénomènes de rencontre entre les groupes que la coexistence des élites ne laissait pas entrevoir, et d’une conception particulière de « vivre ensemble » à Cluj-Napoca. L’analyse de l’exemple de Provincia inscrit la question de la production sociale et politique de la Transylvanie dans une dimension transnationale et européenne et dans un renouveau du phénomène régional visible dans d’autres espaces d’Europe centrale et orientale.

J’ajouterai encore une remarque générale concernant ma démarche de terrain au sein des institutions publiques ou associatives avec lesquelles je me suis mise en contact en Transylvanie. Je n’ai pas privilégié un regard panoramique sur ces lieux, centré tout d’abord sur les politiques institutionnelles. Il fut davantage question d’une observation et d’une analyse de ce qui se jouait dans le monde des interactions entre les individus engagés dans ces institutions et du vécu de chaque jour dans ces lieux, auquel j’ai eu accès par une longue observation de terrain, spécifique à une démarche et un regard ethnologique.

Même si mon travail porte avant tout sur ces lieux institutionnels ou associatifs et sur les discours et les pratiques des élites, le fait de vivre à Cluj pendant mon travail de recherche m’a permis d’observer et de participer à de nombreuses pratiques de la ville et de ses habitants.

J’ajouterai, au final, que la Transylvanie, comme toute réalité sociale, peut être lue comme un texte, selon la célèbre formule de Clifford Geertz43. Autrement dit, la lecture de ce texte doit tenir compte du fait qu’il est une double interprétation, celle que l’ethnologue fait des interprétations données par les individus de leur monde. Cela implique que les analyses que je vais produire ici seront le résultat de mes multiples interactions avec les acteurs du terrain et des nombreux croisements entre des expériences individuelles et interpersonnelles. Lors de ces rencontres la séparation nette entre le sujet qui observe et l’objet observé devient flou et la place des acteurs est interchangeable. Inutile de rajouter que mon regard sur la Transylvaniene serait alors qu’une lecture possible parmi d’autres.

Notes
37.

Je tiens à noter que, par la suite, j’ai pu développer de grandes amitiés avec des « Hongrois » rencontrés grâce à mon travail de recherche.

38.

L’objectif de la Fondation Transit est de rassembler et faire participer des catégories différentes de populations de la ville à des activités culturelles et scientifiques. La Fondation Civitas propose des activités de soutien du développement local et régional en Transylvanie.

39.

Voir à ce sujet : Appadurai A., Après le colonialisme, Payot, 2001; Hannerz U., op. cit., 1996.

40.

Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p.339.

41.

Augé M., Non-lieux, Seuil, Paris, 1992.

42.

L’expression appartient à Anderson B., op. cit.

43.

Geertz C., Bali, interpretation d’une culture, Paris, Gallimard, 1983.