Première partie : Cadre socio-historique de la ville et de la région

1.1. Des Empires multiethniques aux Etats-Nations

Avant de présenter et d’analyser les différentes conceptions actuelles de la Transylvanie à partir du cas dela ville de Cluj-Napoca, il est nécessaire de situer le débat sur cette région dans un des contextes sociaux et politiques qui a joué un rôle extrêmement important dans ce qu’est aujourd’hui cette catégorie sociale, la Transylvanie. J’étudierai plus particulièrement la période de transition se situant entre la fin des Empires multiethniques en Europe centrale et orientale et la construction des Etats-Nations. Il s’agit là d’une époque de grandes mutations sociales et politiques pour l’Europe entière, période durant laquelle émerge une Transylvanie perçue comme problème politique et comme territoire disputé entre plusieurs nations émergentes. Si des éléments de l’imaginaire social concernant ce territoire sont, comme je l’ai auparavant souligné, antérieurs à cette époque, ceux-ci seront repris dans le contexte d’émergence des Etats-Nations, dans une nouvelle et puissante construction sociale et politique du territoire dont les principes restent dans une large mesure actuels.

Dès la période des Empires austro-hongrois et ottoman, cette région centrale et orientale de l’Europe se caractérise par la cohabitation sur un même territoire de multiples groupes religieux et linguistiques. Si l’Empire austro-hongrois, qui intégrait aussi la Transylvanie, contenait dans ses frontières une multitude de populations, il a élaboré une législation censée assurer le respect des diversités linguistiques, culturelles et religieuses ; en même temps, il a encouragé l’émancipation de ces différentes populations vis-à-vis des servitudes médiévales.

Comme le soulignait G. Corm44, cette partie de l’Europe centrale et orientale aux temps des Empires connaissait une complexité identitaire pratiquement inconnue de l’Europe moderne. On pouvait être en même temps slave et musulman (cas des Bosniaques et d’une partie des Albanais), ou slave et catholique (Croates), et pas nécessairement slave et orthodoxe (Serbes, Bulgares). On pouvait être slave, musulman, catholique ou orthodoxe et parler au quotidien une langue spécifique comme l’albanais, le serbe-croate, le roumain, et même certaines langues de populations avec lesquelles on cohabitait. En Transylvanie, on pouvait parler le hongrois ou/et l’allemand et être orthodoxe ou protestant ou catholique, ou bien on parlait le roumain et on était orthodoxe, gréco-catholique, ou catholique. Au niveau des élites, le plurilinguisme était un phénomène très répandu : on pouvait pratiquer l’allemand, le hongrois, le turc, le français, le russe, l’italien. Malgré cette richesse linguistique, les individus vivaient souvent dans des communautés plus ou moins autonomes les unes des autres. Cette diversité ne venait pas en contradiction avec l’attachement à l’Empire, qui apparaissait comme un élément d’identité politique.

La chute des empires multinationaux et l’émergence des Etats-Nations a marqué l’avènement d’un nouveau type de socialisation en Europe, d’une nouvelle pensée et catégorisation des sociétés et des groupes selon un principe d’homogénéité religieuse, linguistique, politique et territoriale qui venait à l’encontre de cette tradition du multilinguisme et de l’imbrication entre les différents groupes culturels.

Cette époque d’émergence des Etats-Nations imposait une redéfinition en termes politiques de la société, une société comme « nation ». Cette dernière apparaît comme la raison d’existence de l’Etat et comme la source même de sa légitimation. Si dans certaines parties de l’Europe occidentale (la France étant ici l’exemple typique) l’Etat existait déjà et ses frontières étaient plutôt stables, dans les régions de l’Europe centrale et orientale la construction des Etats-Nations supposait un processus concomitant de création d’une nation et d’un Etat.

Pendant le XIXe siècle, les intellectuels de cette partie de l’Europe étaient sous l’influence des deux courants idéologiques différents : d’une part, un courant inspiré par les idées des Lumières, associé dans l’Empire austro-hongrois à la victoire du joséphisme et à la possibilité d’édification d’un Etat moderne autrichien englobant des populations de cultures différentes ; d’autre part, l’affirmation des sentiments d’appartenance à une collectivité pensée comme délimitée par d’autres groupes linguistiques et, finalement, l’association à cette nation culturelle d’un territoire propre. Avec cette possibilité envisagée de plus en plus d’accès des nations à une autonomie politique, apparaissait donc sur la scène publique une autre question cruciale jusqu’alors éludée, la question du territoire de la nation.

En Transylvanie, après la révolution de 1848, des deux positions énoncées précédemment, la balance penchera en faveur de la seconde. Et cela même si, comme le note C. Durandin, le soulèvement de 1848 poussa initialement les Roumains (et les Hongrois) vers un schéma français.

En lien avec ces deux positions mentionnées précédemment, se développent deux conceptions différentes de la nation, d’une part ce que l’on a appelé la nation politique ou civique (la version française de la nation) ; d’autre part, la nation de type allemand accompagné d’une conception culturelle de la nation. Ces deux versions tiennent à deux contextes sociaux et politiques différents.

En France, durant une longue période, le centralisme monarchique n’a pas laissé de place au développement de forces internes qui souhaitaient contrôler des territoires locaux, contester le pouvoir central ou aspirer à un Etat séparé.Plus tard, comme le cadre étatique existait déjà, les individus vivant à l’intérieur des frontières passèrent de leur statut de sujets obéissant à la Couronne à un statut de citoyens de la nation, égaux dans leur relation à l’Etat. Ainsi, comme il n’existait pas un problème de délimitation d’une population qui constitue le peuple, ni de délimitation de son territoire, en France « le problème de la nation se réduisait essentiellement à une intégration politique d’une population à un nouveau système politique », comme soulignait Horváth István.45

Dans le cas de l’Allemagne et des autres pays d’Europe centrale et orientale, les cadres étatiques et territoriaux manquaient ou présentaient des contours instables, posant à la fois le problème de la définition de la population qui devait représenter la nation, et de la délimitation de son territoire. En outre, le caractère fragmenté de ces régions constituées d’élites fonctionnant au niveau local comme des petits centres de pouvoir, rendait difficile le processus d’intégration nationale et étatique.

Dans ce contexte se développa une conception culturelle de la nation d’inspiration herderienne. « Le mythe de la pureté des origines, des traditions religieuses communes, de la continuité de la vie sur le même territoire sont les principaux éléments qui se substitueront aux valeurs libérales et socio-démocratiques promues par la Révolution de 1789. »46

Pour Herder, « celui qui a attribué à l’homme la Raison la lui a donné dans sa langue »47. Selon lui, l’éducation ne peut se faire que dans la langue de chaque peuple et dans le lieu de sa naissance. Le peuple est une entité ethnique, formée à partir de son territoire et de sa langue. La subordination à un espace dont les frontières sont définies par l’usage d’une langue devient une idée centrale des doctrines nationalistes qui se répandent dans les régions des Empires austro-hongrois et ottoman. Cette idée est visible sur les cartes et les atlas ethnographiques de l’époque qui opèrent une différenciation des populations dans l’espace selon le critère linguistique. Ces cartes illustrent parfaitement une conception essentialiste des territoires. L’importance de la langue comme critère de différenciation nationale est soulignée aussi par son introduction dans les recensements. Si lors d’un congrès en 1860, on considérait que les recensements pouvaient introduire à leur gré des questions concernant la langue maternelle des individus, quelques années plus tard, un des grands fondateurs de la statistique sociale insistait sur l’aspect obligatoire de telles questions. Ultérieurement, lors d’un congrès en 1918, la langue maternelle était considérée comme le seul indicateur objectif pour déterminer la nationalité.

Comment délimiter alors des territoires où vivaient de manière imbriquée des populations différentes ? Le « principe des nationalités », supposant le droit d’autodétermination des peuples, fut une invention des arbitrages internationaux et constitua une base sur laquelle devaient se faire les découpages dans ces territoires bigarrés. Mais cette solution n’apportait pas vraiment une réponse à la complexité des problèmes des Balkans. Si avant 1918 le Royaume de Roumanie avait une majorité ethnique roumaine à plus de 90%, après la première guerre mondiale, selon le recensement de 1930, environ 28% des citoyens roumains appartenaient aux groupes ethniques minoritaires. Dans un communiqué adressé en 1923 par l’Etat roumain à la Société des Nations, il était mentionné qu’en Transylvanie vivaient 5.114.124 habitants, dont 57% étaient Roumains, 25.5% Hongrois, 10.6% Allemands, 3.5% Juifs et 3.1% d’autres nationalités.

Ainsi, après 1918, la nouvelle configuration territoriale de la Roumanie posait de nombreuses difficultés au gouvernement dans son objectif d’intégrer au sein d’une unité politique des régions culturellement hétérogènes, porteuses de traditions historiques et politiques diverses. Comme l’attestent de nombreux historiens, en 1918, la Roumanie était composée de plusieurs « pays », à savoir des régions issues d’héritages impériaux différents. « La Roumanie est à la fois balkanique, orientale et centrale européenne, sans qu’elle n’appartienne entièrement à aucune de ces divisions, d’ailleurs assez artificielles », mentionnait Lucian Boia48.

La tâche que se donnait le pouvoir roumain était d’autant plus difficile que son objectif était de construire un Etat « national-unitaire », tel que l’exprimait la Constitution de 1923. Celle-ci définissait les principes de la construction d’un Etat unifié d’un point de vue législatif, économique, administratif, et centraliste.

Malgré le caractère composite du territoire roumain, la construction de la nouvelle communauté politique et étatique s’appuiera sur le principe de la langue, de la culture et de l’ethnicité. Il convient d’observer que la Transylvanie fut un vrai défi, non seulement pour l’Etat roumain d’après 1918, mais aussi pour le Royaume hongrois dans la deuxième partie du XIXe siècle. Si le premier était confronté à une grande minorité hongroise, le second sentait de plus en plus le poids d’une population roumaine déjà majoritaire dans la région et qui demandait des droits. A cette époque d’émergence du nationalisme et des projets de construction des Etats-Nations, les stratégies adoptées aussi bien au sein du Royaume Hongrois que par l’Etat roumain d’après 1918 furent similaires : des politiques d’assimilation portant principalement sur la culture et principalement la langue. Ces politiques ont été une stratégie constante dans cet espace transylvain de la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours. C’est à la lumière de ces politiques que nous devons comprendre les revendications et les débats autour de la question des écoles (y compris l’université) qui constitue aujourd’hui encore le terrain majeur de lutte dans le domaine culturel. Si les écoles roumaines ressentaient fortement l’impact des politiques de « magyarisation » mises en place dans le Royaume Hongrois dans la deuxième partie du XIXème siècle, la situation est parfois similaire pour les écoles des minorités d’après 1918.

Si la lutte du pouvoir central pour l’assimilation des fortes minorités nationales se portait sur le terrain des institutions dans lesquelles devaient s’enseigner à partir du XIXe siècle les sciences de la nation, un enjeu majeur était également celui de définir cette nation. A la charnière des XIXe et XXe siècles, une compétition accrue entre les élites se déploie sur le terrain même de la construction de la nation, sur ce qui devait être spécifique et propre à chaque nation. Et cela ne constituait pas une tâche facile pour les élites engagées dans ce processus de partage car les interférences culturelles étaient nombreuses dans ces régions de cohabitation multiethnique. Les sciences humaines et sociales, et plus particulièrement l’histoire, l’ethnographie, la géographie et la philologie, étaient alors les premières à construire et à légitimer scientifiquement cette nouvelle nation. Comme la Transylvanie était intégrée dans deux projets de construction nationale différente, à savoir celui de la nation roumaine et hongroise, les compétitions entre les élites roumaines et hongroises étaient d’autant plus ardues. Censées apporter des éléments qui permettaient de penser de manière cohérente l’unité de cette nation et de son territoire, ces sciences se sont souvent appuyées sur un imaginaire national naissant (parfois mythologique) et ont inventé des traditions lorsque celles-ci faisaient défaut. Lautochtonie et la continuité (une version roumaine d’autochtonie) sont des éléments importants de ce dispositif idéologique national. J’analyserai dans le prochain chapitre les disputes entre historiens hongrois et roumains autour de ces thèses. Si, comme le soulignait l’historien Ivo Banac, « l’histoire des Balkans est l’histoire des migrations - pas seulement des peuples, mais aussi des territoires »49, ce n’est pas pour autant que l’idée d’autochtonie est moins présente dans les discours de ses habitants. Elle est même essentielle dans la construction symbolique de cet espace transylvain.

Pour revenir à la caractéristique du pays roumain d’après 1918, à savoir sa multiethnicité et multiconfessionalité, cette spécificité donne une dimension singulière au processus de construction nationale roumaine. Comme le remarque V. Mihailescu50, la construction du peuple-nation et de l’identité nationale roumaine vont de pair avec l’invention de l’autre qui est constamment perçu comme étranger. Dans l’ancien Royaume roumain cet étranger est représenté par la figure du Grec51, en Transylvanie celui-ci était par excellence le Hongrois. L’image de cet étranger est celui d’un « accapareur », d’un « voleur ». Cette image de l’ « autre » est donc associée à quelqu’un qui vient d’ailleurs, en opposition avec « nous », les autochtones, qui sommes d’ici. Comme le soulignait V. Mihailescu, « dans ce découpage entre identité et altérité, le critère est spatial (…). L’histoire (le temps) ne fait que justifier ou témoigner pour l’espace : nous,nous sommes ici depuis longtemps (voire depuis toujours), eux, ils sont arrivés bien après »52. Nous remarquerons ensuite que le cas de la Transylvanie illustre parfaitement cette construction en opposition entre « nous », les autochtones, et « eux », les étrangers.

J’ai présenté brièvement ici les deux conceptions de la nation qui ont émergé en Europe au XVIIIe et au XIXe siècles, afin de saisir ce qui faisait la singularité de ces espaces d’Europe centrale et orientale. Il convient cependant d’observer, avec Horváth I., que nous ne pouvons pas absolutiser la valeur explicative de ces modèles de la nation, à la fois sur les plans culturel et politique. Dans la pratique sociale et politique ces modèles ne s’excluent pas. Les recherches de cet auteur ont mis en évidence le fait qu’en Roumanie et en Hongrie l’identification à la nation (respectivement roumaine et hongroise) s’appuyait non seulement sur le modèle de la nation culturelle d’inspiration herderienne, mais également sur des éléments de la nation politique. Au contraire, pour les citoyens roumains qui se considèrent culturellement comme « Hongrois », les critères mis en évidence renvoient à la nation culturelle et principalement à la langue. Je reviendrai plus tard sur ces aspects.

Si en Roumanie le modèle d’identification nationale est de nos jours composite, comme l’est aussi celui de la nation française ou allemande, cela n’annule en rien le fort héritage d’une construction nationale basée sur la communauté de culture, laquelle organise la communauté politique et élabore le droit. Dans les mouvements nationalistes d’aujourd’hui (que ce soit pour la souveraineté nationale ou pour la reconnaissance des droits des minorités nationales), les individus se présentent sur la scène politique comme membres d’une communauté (ethos) et non comme citoyens d’un espace public (demos).

L’héritage allemand dans la construction nationale se manifeste aujourd’hui sous de nombreux aspects. Les recensements, actes officiels ayant le soutien de l’Etat, incluent des questions concernant la langue maternelle et l’identification ethnique des individus. Ces recensements reflètent dans une certaine mesure une conception plus généralisée dans ces pays d’Europe centrale et orientale, selon laquelle on suppose qu’entre différentes catégories ethniques (et entre plusieurs langues) existe une relation d’exclusion réciproque. En dehors des actes et des discours officiels, l’ethnicité et la langue (ainsi que le principe disjonctif selon lequel elles sont pensées) sont des catégories qui reviennent souvent dans les discours publics mais également dans les pratiques individuelles.

Ayant tracé ici quelques unes des caractéristiques de cette époque de transition, je souhaitais saisir le contexte social et politique au sein duquel la question de la Transylvanie émerge comme problème politique. Elle n’est pas alors un pur produit local, mais le résultat des transformations sociales et politiques survenues dans un moment charnière de la pensée européenne ; dans ce contexte d’émergence de la « question transylvaine », d’autres facteurs comme les alliances de guerre ou les lobbies internationaux ont joué un rôle important. Je vais fournir ici une dernière illustration dans ce sens, qui me semble être aussi une entrée pertinente dans la problématique de construction sociale et politique de ce territoire.

Il s’agit du contexte particulier issu de la première guerre mondiale, lorsque la question de la Transylvanie et de l’établissement des frontières de l’Etat roumain seront tranchés tout au long des débats internationaux et congrès de paix. Je m’arrêterai ici plus particulièrement sur le discours de Dumitru Draghicescu (à l’époque sénateur roumain)53, discours publié en France en 1918 dans un livre dont la préface est rédigée par Émile Boutroux de l’Académie Française.

D. Draghicescu tente de trouver les arguments susceptibles de convaincre les instances internationales de rattacher la « Transylvanie » (le territoire qui allait être officiellement dénommait ainsi justement après 1918) au Royaume roumain. L’auteur présente le territoire de la « Transylvanie » comme étant une entité unitaire qui intégrait de manière naturelle (et non pas artificielle) les autres parties de l’Empire austro-hongrois, voisines de la Transylvanie (Crisana, Banat, Maramures). La vraie Transylvanie historique sera alors le territoire qu’on souhaitait rattacher à la Roumanie, même si en réalité la « Transylvanie historique » était un territoire plus restreint, n’incluant pas Crisana, Banat et Maramures. Dans une logique de réécriture de l’histoire, tout peut finalement devenir « historique » : « La Transylvanie historique, individualisée et consacrée par cinq siècles de vie commune, reste entière, aujourd’hui encore et plus réelle que les divisons arbitraires, imposées par la politique de magyarisation de Budapest (…) ». Pour légitimer le rattachement de ces différents territoires à la Roumanie, il fallait le concevoir comme un seul territoire homogène. L’existence de la Transylvanie dans le passé (avant 1918), indépendamment du reste de la Roumanie, ne serait donc qu’un accident, dû à un destin et à des conditions de vie hostiles au peuple roumain, considéré par ailleurs comme unitaire.

L’influence du principe des nationalités, qui devait guider les nouveaux découpages en Europe, est très présent dans la pensée de Draghicescu : « Nulle part ailleurs la masse du peuple roumain n’est plus compacte que sur les confins de la Transylvanie et du Banat et dans les districts limitrophes de la frontière commune. » La population roumaine devenait soudainement, et contrairement à la réalité, compacte dans ces zones frontalières. Une région hétérogène d’un point de vue linguistique ou ethnique aurait posé de problèmes quant aux découpages du territoire selon ce principe des nationalités. Car, à plusieurs peuples vivant ici, auraient pu correspondre des volontés d’attachement à des Etats différents.

Sans insister sur une analyse de la situation de la Transylvanie du point de vue du droit historique, l’auteur met l’accent sur la question du droit des peuples à disposer d’eux-même. Cependant, refusant l’idée d’un plébiscite dans cette région sous le motif que les résultats seront faussés par les magnats hongrois, l’auteur propose d’en rester aux chiffres du recensement. Selon les données de ce recensement, « réalisé de plus par les Hongrois », comme l’affirme l’auteur, on pourrait « juger le droit des peuples ». En ayant l’indication de la nationalité des individus (indication déduite du recensement de la langue), poursuit Draghicescu dans son argumentation,  pourquoi aurions-nous besoin d’un plébiscite?

Les arguments de Draghicescu ne s’arrêtent pas ici. Produire de la légitimité pour un territoire local supposerait de l’inscrire dans une géopolitique européenne en trouvant des contingences dans l’histoire, alors même que celles-ci n’existaient pas réellement. Le lien établi entre la Transylvanie et l’Alsace-Lorraine est exemplaire ici.

Je reproduis ici quelques fragments du discours de Draghicescu et de son interlocuteur français (dont les paroles parlent d’elles-mêmes).

Le fragment ci-dessous débute par une référence à l’année 1867, lorsque la Transylvanie passa de la tutelle autrichienne au Royaume hongrois :

D. Draghicescu :

‘« La Prusse aide les Hongrois pour obtenir la Transylvanie de l’empereur François Joseph. En revanche, deux ans plus tard, le compte Andrassy - Ministre des Affaires Étrangères, paya aux Prussiens la dette. Andrassy empêcha l’Autriche en 1870 de venir en aide à la France combattant contre la Prusse pour la question de l’Alsace-Lorraine. L’Alsace-Lorraine et l’écrasement de la France furent la monnaie dont les Magyars payèrent l’annexion de la Transylvanie. (…)
Voici (…) que la question de la Transylvanie se pose de nouveau, cette fois au milieu d’une conflagration mondiale. (…) Une fois encore, la question de l’Alsace-Lorraine se pose en relation avec la question de la Transylvanie. (…) Dans cette guerre mondiale, il s’agit de réparer l’injustice criminelle faite à la civilisation latine en 1870-1871. Cette réparation ne sera d’ailleurs que l’application du principe d’équité internationale élémentaire : le droit des peuples à disposer d’eux mêmes. (…)
La Transylvanie fut arrachée à la nation roumaine, indirectement donc à la France, étant donnés les liens étroits qui attachent notre race à la sienne, et elle fut soumise indirectement aussi à la
Kultur prussienne par l’entremise obligeante des Magyars. (…) Si la Transylvanie avait été laissée libre, ou réunie à la Roumanie, elle aurait subi, comme les Roumains du Royaume, la bienfaisante influence de la civilisation française. Comme la Roumanie, elle aurait été tout simplement une colonie intellectuelle de la France, au lieu d’être ce qu’elle est maintenant un hinterland magyar de la Prusse. (…)
Les Roumains peuvent donc dire que la Transylvanie est leur Alsace-Lorraine et, si l’on envisage la question des Roumains de cette province du point de vue de l’expansion intellectuelle française, nous pouvons dire, et les Français peuvent le dire avec nous sans exagération, que la Transylvanie n’est pas seulement notre Alsace-Lorraine, mais aussi la leur.
»’

Émile Boutroux, dans la Préface du livre de D. Draghicescu en reprenant des éléments du discours de ce dernier, mentionne :

‘« La Transylvanie, fut le tronc sur lequel poussèrent les branches de la Moldavie et de la Valachie (…). Laisser la Transylvanie à l’Autriche-Hongrie, c’est vouer à une magyarisation complète le tronc et les racines mêmes de la nation roumaine, c’est menacer de mort l’âme de la Roumanie (…) ».’

Loin d’être une production purement locale, la question de la Transylvanie comme espace de controverse entre Roumains et Hongrois émerge alors dans un espace de débat compris dans une dynamique entre local et global. En premier lieu, les récits du XVIIIe siècle des voyageurs venant d’Europe occidentale ou, comme nous le remarquerons plus tard, des récits valorisant ce territoire dès le XVIe siècle, comme espace de la résistance contre l’occupation ottomane ou habsbourgeoise, ont constitué un imaginaire riche attaché à ce territoire. A partir de ces éléments s’élabore une construction de la Transylvanie comme production de deux idéologies nationales concurrentes, idéologies qui sont elles-mêmes le fruit des idées européennes de l’époque et des champs de forces au niveau international.

Notes
44.

Corm G., L'Europe et l'Orient : De la balkanisation à la libanisation. Histoire d'une modernité inaccomplie, Paris, La Découverte, 2002.

45.

Horváth I., Limba, identitate si etnicitate, Thèse de doctorat en Philosophie de l’Histoire, Cluj-Napoca, Université Babes-Bolyai, 2002, p. 15-16.

46.

Neumann V., Ideologie si fantasmagorie, Iasi, Polirom, 2001.

47.

Herder J. G., Traité sur l’origine de la langue, Editions Aubier-Montaigne, 1977.

48.

Boia L., Romania : tara de frontiera a Europei, Bucuresti, Humanitas, 2002, p. 12.

49.

Banac I., cité in Guillorel H. et Michels P., « Continuité territoriale, continuité nationale : l’exemple Yougoslave », in Balkanologie, Vol. 1, No. 1, Juillet 1997.

50.

Mihailescu V., « Nous, les autres ; Histoire d’une identité non-moderne », in Mihailescu V., Civilisations. En quête d’identité, Vol. XLII, No. 2, Bruxelles, 1993.

51.

Cette image péjorative du Grec est liée aux princes phanariotes du Royaume roumain réputés comme « les accaparateurs grecques, même si parmi ces princes certains étaient des Albanais ou même des Roumains (cf. Mihailescu V., op. cit., p. 114.

52.

Ibid., p. 114.

53.

D. Draghicescu est une importante personnalité de l’époque. Diplômé en droit et en philosophie, il passe son doctorat en sociologie à la Sorbonne. Il s’est aussi consacré à la politique en tant que député et sénateur. Entre 1916 et 1918, il se trouve à Paris pour défendre les intérêts de la Roumanie en Occident et pour convaincre des droits des Roumains à l’unité nationale.