1.2. Histoires et historiographies de la Transylvanie

1.2.1 Les historiographies nationales

Un rapide regard sur la carte actuelle de la Roumanie met en évidence la présence imposante de la chaîne des Carpates qui traverse le pays. Cette simple indication donne déjà lieu à plusieurs histoires possibles, à plusieurs récits qui alimentent l’imaginaire collectif. En rapport à cette géographie physique de la région se dessinent plusieurs interprétations opposées. D’un côté, dans l’imaginaire hongrois, la chaîne carpatique est conçue comme une nette séparation entre la Transylvanie et les deux autres régions historiques qui ont fondé le Royaume de la Roumanie. Cette interprétation fait de la Transylvanie soit une entité géographique et politique indépendante, soit une région rattachée au Bassin des Carpates et donc située au cœur de la nation hongroise. Les historiens roumains en font aussi une double lecture. Des noms importants comme Xenopol voyaient dans les Carpates une barrière qui séparait la Transylvanie du reste du pays et qui conférait quelque part à ce dernier son caractère très divers : la Valachie regarde vers le sud (l’Empire Ottoman, Byzance), la Moldavie vers l’Est (l’Empire russe) et la Transylvanie vers l’Ouest (l’Empire austro-hongrois). Pourtant, une autre vision est devenue dominante pendant l’entre-deux-guerres, constituant aussi la version officielle présente dans les manuels scolaires d’histoire : les Carpates n’ont pas un rôle de séparation, mais d’unification : ils forment l’épine dorsale de l’organisme roumain dont le cœur est justement la Transylvanie. De cette dernière partent toutes les rivières qui arrosent les plaines moldo-valaques.

Par conséquent, nous remarquons qu’aux mêmes données physiques correspondent deux lectures opposées qui essaient de placer la Transylvanie dans deux espaces politiques, géographiques et culturels différents. Les frontières « naturelles » des Carpates font souvent partie de l’argumentaire d’une double construction nationale : roumaine et hongroise. Nous en avons ici deux illustrations différentes : d’un côté une frontière qui sépare, de l’autre côté une autre frontière qui est transgressée pour mieux rassembler.

Je suis partie de cet exemple pour illustrer et introduire un débat plus général qui porte sur l’histoire du territoire de la Transylvanie et qui est, depuis deux siècles déjà, un premier élément de controverse entre élites roumaines et hongroises.

La raison pour laquelle j’ai commencé la présentation de mon terrain à Cluj par un chapitre sur l’histoire et sur l’historiographie de la Transylvanie, tient simplement au fait que mon parcours de recherche a débuté avec cette question. J’avais dans l’esprit au début l’idée de lire rapidement l’ « histoire » de cette région et de la ville, pour passer ensuite à des choses plus ethnologiques.

Arrivée à Cluj, j’ai exploré les bibliothèques à la recherche de livres plus ou moins complets sur l’histoire de la région. Sans grand résultat, je me suis adressée aux historiens du Musée National d’Histoire de la Transylvanie, où, je fus renvoyée d’une personne à l’autre, chacun de mes interlocuteurs se contentant de me préciser : « Demande à …X. Il sait mieux que moi ». Je suis finalement arrivée à la directrice adjointe du musée, une historienne hongroise réputée pour être une personne compétente sur la question. Une fois encore, je suis partie sans le livre d’histoire de la Transylvanie que je cherchais et cela, comme j’allais l’apprendre plus tard, simplement parce que celui-ci n’existait pas. Après m’avoir présentée de nombreuses brochures et informations sur le musée, quand le moment fut venu de parler de l’histoire de la Transylvanie, la directrice me suggéra de repasser une autre fois car elle était très occupée.

Je commençais déjà à être impatiente car comment mener une étude sur la Transylvanie sans lire d’abord l’histoire de la région. J’ai alors rendu visite à un ami historien, dans le but de lui demander conseil sur la question. Très sérieux, il me demanda si j’avais un stylo pour noter et m’indiqua une succession de sept livres (des gros volumes) dans lesquels j’aurais pu trouver des éléments pour comprendre l’histoire de la région. Ultérieurement je compris qu’il m’indiquait uniquement les versions « roumaines » de cette histoire. Car, il faut le noter, il était aussi question des histoires « hongroises » de la Transylvanie et des histoires « allemandes »54. Par rapport aux livres des historiens hongrois et allemand dont le titre était généralement « Histoire de la Transylvanie », les livres indiqués par mon ami s’intitulaient tous « Histoire de la Roumanie » ou des versions sur le même thème et presque jamais : « Histoire de la Transylvanie ». Je trouverai plus tard des réponses à cette absence.

Lors de mes premières lectures sur l’histoire de la région, j’étais prise presque involontairement dans une quête d’arguments historiques afin de savoir qui avait finalement raison, les « Roumains » ou les « Hongrois ». Alors que mon but était de comprendre comment on parlait de l’histoire de la région, je lisais avec beaucoup d’émotion, captivée par des interprétations de l’histoire d’une région que je ne connaissais pas. Dans ce parcours de découverte, je me suis imprégné parfois de certains arguments des versions hongroises et j’ai découvert fébrilement à certains moments que « finalement, la Transylvanie n’était pas roumaine ». Il est certain qu’il existe une naturalisation forte d’un rapport ethnique et exclusif à l’histoire de la Transylvanie, ce dont je peux témoigner moi-même par mes premières réactions face à ces lectures. Le constat qu’un livre d’histoire de la région - qui ne fait pas forcément consensus mais qui rassemble plusieurs versions de cette histoire - faisait défaut, fut alors une des premières données importantes du terrain. Cette réalité devait être questionnée.

Il n’était pas essentiel de savoir qui avait raison et pourquoi (et je répétais souvent cela dans mon entourage sous les regards étonnés et peu convaincus). Il était plutôt question de comprendre qui parlait et en quels termes de l’histoire de la Transylvanie, comment en était-on arrivé à parler ainsi et quels aspects révélait cette mise en récit multiple du passé de la région.

Ainsi, mon but ne sera pas de présenter en détail l’histoire ou les histoires de la région, mais davantage de s’interroger sur la production, par le biais de l’historiographie, d’un territoire conflictuel de la Transylvanie. Cet objectif me permettra, au-delà d’une approche des deux histoires nationales, de saisir le rôle de l’histoire et de l’historiographie dans la construction sociale de la Transylvanie. Pour répondre à ces questions, je me propose de saisir les grandes périodes et les différentes étapes qui ont cristallisé les controverses entre historiens, ainsi que les thèmes et les éléments de l’imaginaire historique, qui aujourd’hui sont l’objet des sélections et des réinterprétations contradictoires du passé de la part de ces historiens, mais aussi de l’opinion publique.

Ces objectifs m’obligent à me pencher davantage sur les historiographies roumaine et hongroise relatives à la question de la Transylvanie, alors que l’historiographie allemande, loin d’être moins importante, aura moins de place dans ma présentation. La Transylvanie ne s’inscrit pas dans un projet national allemand, comme c’est le cas des deux autres historiographies nationales. De plus, même si l’historiographie allemande offre sa propre interprétation de cette région dans laquelle les Saxons occupent un rôle central, elle n’a pas fait de cette région un objet si fortement disputé avec les autres historiographies. Elle n’a pas conduit à des affrontements similaires qui ont pris des formes institutionnalisées visibles jusqu’à aujourd’hui.

Je n’oublie pas enfin que le fait de présenter brièvement certains moments des différentes histoires de la région, ne sera finalement qu’une façon supplémentaire de réécrire l’histoire de la Transylvanie. L’histoire que je vais produire ici n’est donc qu’une nouvelle version dans ce processus d’interprétation infinie des textes étroitement liée à un temps et à une action menée dans le présent.

Notes
54.

Les traductions en langue roumaine des écrits des historiens hongrois ou allemand sur la question sont presque inexistantes. Une exception pour les écrits hongrois est le l’ouvrage : Transilvania vazuta in publicistica istorica maghiara, Miercurea-Ciuc, Editura Pro-Print, 1999. Autrement, l’accès à ces livres et à ces théories se fait presque uniquement par leurs versions publiées en français, anglais ou allemand.