La thèse de la continuité / La thèse de l’immigration

La lecture différente du territoire de la part des historiens repose principalement sur le fait que la Transylvanie est intégrée dans le projet de construction des deux Etats-Nations différents, roumain et hongrois.

Comme le montrait Bernard Michel, « le XIXe siècle a été le triomphe de l’histoire. L’historien est présent partout. L’opinion publique attend de lui qu’il définisse la nation, qu’il en étudie le passé et en déduise l’avenir. Il doit tracer les frontières entre les nations, puis, en 1918, les frontières entre les Etats.»55 A cette époque, l’histoire est souvent appelée à légitimer l’existence d’une nation et ses droits politiques. Si, comme le souligne Catherine Durandin, « le besoin du récit du passé est antérieur au romantisme (…), ce qu’apportent les romantiques, c’est une conscience neuve de l’histoire comme fondement du droit. »56 En effet, le discours national s’appuie sur deux types de légitimation : le droit historique (un passé sera évoqué pour argumenter le droit et le contrôle politique sur un territoire) et le droit naturel, argument apparu plus tardivement, ayant pour base le principe de l’autodétermination des populations.

Même si les historiens ne sont pas les seuls à porter et à appuyer le projet national - les juristes, les linguistes, les ethnographes, les écrivains jouent un rôle aussi important - l’historien est chargé de chercher les origines de la nation et de fournir leur cheminement historique jusqu’à l’époque actuelle. La mémoire n’est plus seulement un réservoir des souvenirs : elle devient un instrument de mobilisation sociale et d’action politique. Comme C. Durandin l’observait pour le cas des Roumains, l’histoire sera confondue avec le droit historique.

Les visions des historiens roumains et hongrois concernant la Transylvanie, s’articulent autour de deux thèses principales et opposées,  devenues ensuite les versions dominantes des deux histoires nationales : la thèse de la continuité pour la version roumaine et la thèse de l’immigration pour la version hongroise. Au cœur de l’historiographie roumaine est l’idée d’une présence continue à travers le temps sur ce territoire de populations actuellement roumaines. L’ethnogenèse devient ainsi, selon l’historien roumain Lucian Boia, une vraie obsession de l’historiographie nationale, entretenue par des enjeux idéologiques et politiques.

Cette thèse a été combattue pour la première fois vers le XVIIIe siècle par les historiens de langue allemande, le suisse F. J. Sulzer et l’allemand J. C. Engel et ensuite, avec des idées plus modernes, par l’autrichien R. Roesler. Elle soutient que les Daces, ancêtres des Roumains, se sont repliés au sud du Danube après l’abandon de la Dacie (territoire ancien de la Roumanie) vers l’année 240 ; ces populations ne seraient remontées vers les territoires actuelles de la Transylvanie que tardivement, vers le XIIIe siècle, c’est-à-dire après l’arrivée ici des tribus hongroises (aux IXe et Xe siècles). Cette théorie de l’immigration est devenue un vrai dogme dans l’historiographie hongroise et un élément de controverse permanente avec les historiens roumains ; une telle thèse donnerait aux Hongrois le statut de « premiers arrivés » en Transylvanie. La citation suivante, retirée de la publication en français par l’Académie des Sciences Hongroises de l’Histoire de la Transylvanie, résume très bien l’opposition à la thèse de la continuité : « Les sources historiques, les fouilles archéologiques et la toponymie prouvent sans équivoque que le territoire de la Dacie, militairement et politiquement coupé de l’empire [romain] après 270, fut ainsi définitivement perdu pour la civilisation romaine. (…)Avant la fin de l’année 895, toutes les forces importantes des Hongrois se trouvaient dans le Bassin carpatique qu’ils occupèrent. »57

Cette situation qui fait que les mêmes données sont articulées dans des scénarios différents et exclusifs, s’explique en grande partie par l’insuffisance des sources historiques et par le manque total de sources internes à la région concernant le millénaire qui suit l’abandon de la Dacie par les Romains (nommé ainsi le « millénaire noir »). Si les sources internes ne mentionnent pas la présence des Roumains pendant cette période au nord du Danube, en même temps elles ne nous donnent aucune information sur leur migration ultérieure venant des Balkans. De plus, comme observait l’historien Boia, les découvertes archéologiques soutiennent finalement les deux thèses en même temps. Quant à l’historiographie roumaine, un autre aspect est ici constant : une confusion entre une continuité « de vie » après le départ des Romains (qui serait évidente et qui comporte des preuves archéologiques) et une continuité « roumaine » (le fait que les populations sur place ont continué à parler le latin et ensuite le roumain), dont nous ne disposons que de peu d’éléments.

Il est évident que cet amalgame fait entre les deux dimensions de la continuité ainsi que le caractère dogmatique de la thèse de l’immigration sont entretenus des deux côtés par une idéologie nationaliste fondée sur le droit historique. Cet aspect n’a pas facilité le dialogue entre les historiens, pour ne pas dire l’écriture d’une histoire commune de la Transylvanie. De plus, mes recherches de terrain à Cluj au Musée National d’Histoire de la Transylvanieet à l’association hongroise Erdélyi Museum ont relevé un autre aspect : la mise en commun n’est pas seulement un aspect qui n’intéresse aucune des deux parties, mais le manque de communication autour du même matériel documentaire est dû aussi au fait que les périodes historiques étudiées sont en général différentes. Les recherches des historiens et des archéologues roumains de Transylvanie se concentrent sur la période dace et romane (avant l’année 241), tandis que les recherches hongroises se concentrent surtout à la période du Moyen Age.

Il est important de noter qu’au sein de ces deux grandes thèses (la continuité et l’immigration) coexistent des positions différentes et que, surtout dans le cas roumain, chaque époque interprétera de manière différente et apportera des nouveaux éléments aux mythes fondateurs de la nation roumaine.

Revenons maintenant au contexte dans lequel sont apparues et se sont développées ces deux théories afin de saisir comment ont-elles été reprises et réactualisées à différentes périodes de l’histoire.

Il est intéressant d’observer que le nationalisme roumain émerge à partir du XVIIIe siècle dans la Transylvanie historique (et non pas dans les deux provinces roumaines du Royaume de la Roumanie), alors que ce territoire faisait partie de la monarchie des Habsbourg. Ultérieurement, cette idéologie nationale sera reprise au XIXe siècle dans les deux provinces roumaines de l’autre côté des Carpates. Cette conjecture historique dans laquelle se trouvait la Transylvanie faisait que, dans cette partie de l’Europe, l’idéologie nationale n’était pas seulement le résultat d’une influence du romantisme européen, mais qu’elle était issue également de ce que les historiens appellent « le problème national ». Durant cette époque et même un peu avant, les trois seules nations (au sens pré-moderne d’état) reconnues sont les Hongrois, les Saxons et les Sicules ainsi que les religions catholique, calviniste, luthérienne et unitarienne. Dans ces conditions, les Roumains demandent une reconnaissance de leurs droits politiques, un statut égal aux autres nations. Un rôle important dans cette action de revendication, conçue à la fois comme un mouvement culturel (« éclairer » les populations roumaines) et national, a été tenue par l’école transylvaine des Lumières (Scoala Ardeleana, l’Ecole Transylvaine) avec Samuel Micu, Petru Maior, Gheorghe Sincai, Budai-Deleanu. Parmi les arguments invoqués pour appuyer les droits des Roumains, on compte leur origine latine et leur antériorité de leur présence sur cet espace.

L’union religieuse avec Rome d’une grande partie de la population roumaine orthodoxe (devenue ainsi gréco-catholique) constitue un autre mouvement représentatif de cette époque et permet l’émergence d’une conscience nationale roumaine. L’évêque gréco-catholique, Inochentie Micu-Klein a tenu un rôle important dans cette période. Celui-ci développe en 1735, pour la première fois, l’idée de la continuité latine sur ce territoire. Cet acte d’union religieuse avec Rome s’inscrit dans plusieurs logiques. D’un côté, il est issu d’une volonté d’homogénéisation religieuse de l’empereur et de l’Eglise catholique dans le contexte de la Contre-Réforme. Quant aux Roumains devenus par cet acte religieux des gréco-catholiques, ce nouveau statut leur permettait un meilleur niveau de vie et une certaine promotion sociale face à une religion orthodoxe qui était seulement tolérée en Transylvanie. D’autres historiens, comme le hongrois Zsólt Trocsanyi, considèrent que « le but politique de cette initiative d’unification a été, avant tout, d’éliminer la suprématie, sur les orthodoxes transylvains, des chefs de l’Eglise orthodoxes de la Valachie et la Moldavie, qui se trouvaient sous domination turque. »58 Dans cette situation de rapport de forces entre les Empires, la Transylvanie prend toute son importance car elle est au carrefour de ces empires.

Si, en réalité, la découverte des origines latines des Roumains a été effectuée avant l’Ecole Transylvaine, par Grigore Ureche, Miron Costin et Dimitrie Cantemir, la fin du XVIIIe siècle apporte un élément nouveau : l’histoire est mise en lien avec un programme politique et les origines et la continuité deviennent des instruments de lutte nationale pour les Roumains. L’historiographie hongroise se développera en opposition avec l’historiographie roumaine et elle tentera de démonter les arguments qui soutiendraient les droits politiques des Roumains sur ce territoire. Ce processus d’écriture de l’histoire en miroir, comme réponse à l’écriture de l’autre, est un aspect historiographique constant depuis deux siècles.

Quant au rôle de la Transylvanie dans l’émergence d’une conscience nationale hongroise, on évoque souvent la période de la Principauté de la Transylvanie (1541-1699), une période antérieure à l’incorporation de ce territoire dans la monarchie des Habsbourg. A ce moment-là, le Royaume hongrois était en partie sous occupation turque et en partie sous la domination des Habsbourg, tandis que la Transylvanie, bien que sous l’influence de l’Empire Ottoman, restait une Principauté autonome. Cela a entraîné une grande partie de l’aristocratie hongroise à se réfugier en Transylvanie. Ainsi, à cette période historique sont désormais attachés quelques éléments qui fonderont les bases d’un imaginaire hongrois sur ce territoire. La Transylvanie sera vue comme le lieu de résistance et d’affirmation de la culture hongroise, qui, à un moment, a permis la pérennisation de cette. A partir du XVIe siècle et surtout pendant le XIXe et le début du XXe siècle, la littérature a fourni des éléments d’un imaginaire national dans lequel la Transylvanie occupait une place centrale. Des écrivains et des poètes de l’époque moderne idéalisaient dans leurs œuvres le paysan et certains territoires parmi lesquels principalement la Transylvanie. A partir du XVIIIe siècle, on retrouve des épitaphes sur la Transylvanie vue comme « pays des merveilles » et « trésor » de l’histoire et de la culture « hongroise » (même si pas encore dans le sens d’une nation moderne hongroise), qui deviendront des métaphores usuelles dans l’esprit populaire.59 L’auteur observe qu’à partir de la littérature, les élites politiques magyares ont construit le discours de l’éveil national et les bases idéologiques de l’Etat-Nation. Quant aux élites roumaines, jusqu’au XIXe siècle, elles n’ont pas bénéficié d’un support littéraire comparable. La mythologie nationale s’est construite d’abord dans les écrits historiographiques et politiques et, ultérieurement, s’est déplacée vers la littérature.

La période de la principauté médiévale de la Transylvanie est fortement idéalisée dans l’imaginaire hongrois, alors qu’elle est moins présente dans l’historiographie roumaine où elle renvoie à la domination hongroise et à l’inégalité des droits des Roumains par rapport aux Hongrois ou aux Allemands. Au contraire, les Hongrois accentuent plutôt l’aspect positif donné par le caractère multiconfessionnel de la Transylvanie durant cette époque de la grande Réforme religieuse en Europe. Comparée à une Europe dévastée par des guerres de religion, la Transylvanie ressemble à un « oasis » de paix. Dans cette région, à Turda, en 1568, a été signé un document stipulant la « tolérance religieuse ». Nous pourrions résumer ainsi la vision des historiens hongrois concernant cette époque et son système religieux : « Même si celui-ci n’a pas été un système parfait et n’a pas apporté une égalité réelle, il a pourtant constitué une forme de vie commune supérieure dans l’humanité par rapport à cette époque et à cette région [Europe]. »60 En réalité, le document signé à Turda reconnaissait l’égalité religieuse des églises catholique et des différentes confessions protestantes, mais l’orthodoxie (qui sera plus tard la religion dominante des « Roumains ») restait une confession tolérée.61 De plus, on insiste moins sur d’autres aspects présents à cette époque comme la servitude des paysans ou l’instabilité interne du pays.

Notes
55.

Michel B., Nations et nationalismes en Europe centrale. XIXe – XXe siècle, Aubier, Paris, 1995, p. 65

56.

Durandin C., Histoire des Roumains, Fayard, 1995, p. 29.

57.

Köpeczi B., Histoire de la Transylvanie, Budapest, Akadémiai Kiadó, 1992.

58.

Trocsanyi Z., « Transilvania in Imperiul Habsburgic », in Transilvania vazuta in publicistica istorica maghiara, op. cit.

59.

Kürti L., The Remote Borderland. Transylvania in the Hungarian Imagination, State University of New York Press, 2001.

60.

Kovács A., Les minorités nationales de Roumanie. Les Hongrois, document interne de UDMR (Union Démocratique des Magyars de Roumanie), 2000.

61.

On ne sait pas combien d’orthodoxes comptait à cette époque la population transylvaine, il est seulement connu qu’ils représentaient au moins 50% de la population vers le milieu du XVIIIe siècle. (cf. Durandin C., op. cit, p. 39).