L’unité et l’indépendance

Il est temps maintenant d’aborder un autre élément idéologique qui s’ajoute au dispositif historiographique appelé à fabriquer une histoire et une conscience nationale. Au-delà des théories - de la continuité et de l’immigration – sur lesquelles se sont appuyées les deux historiographies nationales, le mythe de l’unité nationale a été lui largement utilisé à travers le temps (et il continue à l’être), surtout dans le cas roumain. Comme nous le rappelle Bernard Michel «  le mythe de la nation rassemblée et unanime (…) reste le grand mythe dominant de tous les nationalismes »62.

L’historien roumain, L. Boia analyse ce « mythe de l’unité nationale », qui met en évidence l’idée que l’union nationale de la Transylvanie avec les deux autres provinces roumaines (Valachie, Moldavie) était depuis des temps immémoriaux le rêve de tous les Roumains et non pas le produit d’une conjecture historique. Si l’unité nationale constitue une des pierres angulaires de la construction idéologique nationale roumaine, cette idée est moins présente dans le cas hongrois où le thème de l’indépendance nationale prend, au contraire, plus d’importance. L’affirmation, du côté roumain, de l’idée d’unité et, du côté hongrois, del’indépendance nationale tient à une différence dans la constitution de l’Etat. Dans le cas roumain, on énonce l’unité du peuple, à partir de laquelle on va construire aussi l’unité de l’Etat(d’après 1918). Dans le cas hongrois, l’idée d’unité est moins présente parce que l’Etat était déjà plus ou moins constitué, sa création précédant la construction de la nation. L’accent est alors mis sur l’idée de défense de cette Etat, de son indépendance. Cela explique aussi une idéalisation dans l’imaginaire historique hongrois de la période de la Principauté de Transylvanie (semi indépendante), seul territoire à avoir permis la survie de la civilisation hongroise pendant que le Royaume hongrois était occupé.

Quant à l’idéal « éternel » des Roumains à l’égard de l’unité nationale, nous pouvons constater qu’en réalité la patrie des Roumains de Transylvanie, pendant la première moitié du XIXe siècle, était loin d’être un territoire bien délimité et porteur d’une unité politique panroumaine. Il était plutôt question d’un territoire ambigu, avec des frontières variables, résultat de plusieurs projets politiques.

Selon l’historien roumain Sorin Mitu63, les intellectuels roumains transylvains envisageaient à cette époque plusieurs patries possibles : en premier lieu la Transylvanie, mais aussi l’Empire des Habsbourg. Quant au premier cas, plusieurs versions étaient prises en compte. Il fut d’abord question d’une Transylvanie multinationale dans laquelle les Roumains n’étaient qu’un élément constitutif, projet issu des idées de tolérance et de cosmopolitisme des Lumières, mais aussi des réalités multiethniques de l’Empire. Je reviendrai plus tard sur la présentation détaillée de ce projet. Dans un deuxième temps, leur patrie pouvait être une Transylvanie roumaine dans laquelle le rôle dirigeant revenaient aux Roumains (car numériquement majoritaires) et, qui plus est, s’autoproclamant premiers arrivants sur ce territoire. Troisièmement, les intellectuels roumains transylvains envisageaient même le projet d’une Transylvanie hongroise s’appuyant sur un argument historique lié à l’appartenance de la Transylvanie au Royaume de la Hongrie, mais aussi sur un autre argument qui soutenait le projet national hongrois à l’ordre du jour, concevant ainsi un territoire national qui correspondait au territoire historique. Pour les Roumains de Transylvanie, ce projet était en lien avec leurs confrères des parties orientales de la Hongrie, presque aussi nombreux qu’eux. Ainsi, au printemps de 1848, le roumain transylvain Timotei Cipariu exprime les idées de ce projet, qui ne pourraient aucunement être envisagées quelques décennies plus tard :

« Séparant la Transylvanie de la Hongrie, nous, ceux qui vivons dans cette partie des Carpates et formions jusqu’à ce moment-là un seul peuple, nous nous retrouvions coupés en deux et, suite au mécontentement provoqué par l’union religieuse, même en quatre. Cette séparation, à tout hasard, est une calamité publique de la nation. C’est elle qui est responsable de la plupart des calamités politiques que ce peuple a dû subir depuis la séparation de la Transylvanie de la Hongrie. » 64

Quant à la Maison de l’Autriche envisagée comme patrie des Roumains transylvains, le projet supposait des droits administratifs pour la nation roumaine qui devait être égale aux autres nations de l’empire. Cette organisation politique nationale n’était donc pas d’ordre territorial.

Il a été également question d’un troisième projet : une patrie pour tous les Roumains vivant d’un côté et de l’autre des Carpates. Mais cette patrie n’était qu’un espace symbolique, sans dimension politique. Comme Sorin Mitu affirmait : « Même aux moments d’effusion maximale de l’utopie de 1848, les Roumains transylvains n’imaginent la réalisation de leur projet politique national que par l’entrée des Principautés [roumaines] sous l’égide de la Maison d’Autriche, et non par la transformation de l’espace habité par les Roumains en une construction politique dont la source de la souveraineté seraient les Etats existant dans les Principautés. »65

L’historien roumain nous dit que jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle une distinction claire était établie entre « patrie » et « nation ».La patrie possède un sens strictement territorial tandis que la « nation » renvoie à la dimension ethnique. La « patrie » à cette époque renvoyait à un territoire délimité au sens historique, administratif et juridique. Elle était un espace multinational, appartenant à toutes les nations qui cohabitaient sur le même territoire en respectant les mêmes lois.

Mais les événements de 1848 feront basculer l’idée d’une Transylvanie multinationale vers un territoire pensé comme exclusivement roumain ou hongrois. Au début de ces événements, intellectuels roumains et hongrois sont solidaires dans les revendications contre l’Empire des Habsbourg. Ces revendications portaient de manière générale sur la reconnaissance des droits égaux pour tous les citoyens et sur la libération des paysans. Mais la proposition des intellectuels hongrois d’unir la Transylvanie à la Hongrie, sans une reconnaissance préalable de la nation roumaine et de ses droits, éloigne de plus en plus les deux parties qui se retrouvent finalement en guerre sur des fronts opposés. Depuis, l’année 1848 reste une question très controversée pour les deux nations, car les héros d’une nation sont les criminels de l’autre. Comment alors pouvoir célébrer ensemble un événement de si grande importance pour les deux parties ? Dans l’imaginaire roumain, la révolution de 1848 est restée (surtout avec les interprétation données à cet événement durant la période du nationalisme communiste) un des plus importants symboles de la lutte nationale contre la domination hongroise. De l’autre côté, chaque année, le 15 mars, les Hongrois du monde entier célèbrent leur fête nationale, qui rappelle leur lutte pour l’indépendance contre les Habsbourg. Nous allons voir plus tard, à travers quelques exemples des villes transylvaines de Cluj-Napoca et d’Arad, comment sont vécues aujourd’hui ces tensions remontant à 1848.

Ces événements de 1848 sont importants parce qu’ils marquent un déplacement de la rhétorique basée sur les droits historiques vers un autre discours, qui s’appuyant sur les droits d’égalité entre citoyens et entre nationalités différentes66.

‘« Déclarons devant l’Europe que nous abandonnerons les vaines disputes historiques sur l’ancienneté des peuples ou sur le nom historique de telle ou telle portion de comté, saxonne, ou domaine royal (…) car elles ne font que nourrir l’histoire et ne rendent pas service à la politique et encore moins à la justice. » 67

Ce changement d’argumentation apparaît, comme nous le voyons, dans le discours des Roumains transylvains, qui sont numériquement majoritaires en Transylvanie. Face à cette donnée démographique, l’argument historique ainsi que celui de la supériorité culturelle de la nation hongroise sont, au contraire, souvent invoqués par les Hongrois.

Par conséquent, nous avons remarqué que les intellectuels roumains transylvains passent de plusieurs projets nationaux (envisageant une Transylvanie commune aux différents groupes culturels) à une patrie transylvaine des Roumains. Si, avant 1848, « patriote signifiait habitant de la Transylvanie, quelle que soit l’ethnie, dorénavant la notion de patriote se superpose à celle de Roumain, car (…) seuls les Roumains expriment les intérêts fondamentaux de la Transylvanie », affirmait George Bariţ, une importante personnalité roumaine de l’époque.68

Pour compléter le tableau de cette période où naissent les projets nationaux, il est important de préciser quelques spécificités de la vision hongroise du territoire.

Quand la Transylvanie passe en 1699 à la Couronne d’Autriche, elle n’est pas réintégrée au sein du Royaume hongrois et conserve ses institutions libres. D’ailleurs, les dirigeants de la Transylvanie ne veulent pas un retour à la mère-patrie. L. Dankovics, en s’appuyant sur une analyse de l’historiographie hongroise, évoque alors un « premier transylvanisme » (du XVIIIe siècle), les élites hongroises transylvaines justifiant le non-rattachement de la Transylvanie à la Hongrie par les différences sociales, historiques et ethniques entre ces deux entités. Seront glorifiées ici la période d’or de la Principauté autonome avec ses dirigeants qui ont combattu contre les turcs et en même temps la cohabitation exemplaire de plusieurs nations. Ainsi, notait Dankovics, ce particularisme de la Transylvanie la transforme « d’une simple notion géographique en une notion politico-historique, indépendante dans le temps et dans l’espace » 69. En effet, cette position sert avant tout à légitimer le maintien des structures autonomes en Transylvanie.

Avec le XIXe siècle et l’essor du nationalisme hongrois, le discours sur la Transylvanie sera renouvelé. Cette fois son particularisme va plutôt naître dans un autre sens : la Transylvanie est mise au service national car d’elle aussi doit venir un souffle nouveau pour libérer la Hongrie.

En effet, nous pouvons remarquer une oscillation, dorénavant permanente (et variera selon l’époque) entre, d’un côté, une tendance qui privilégie le particularisme de la Transylvanie afin de servir les besoins d’autonomie de ses structures politiques, et de l’autre côté, une tendance de fusion dans l’unité nationale hongroise. Cette double rhétorique qui s’inscrit dans une logique du pouvoir est issue des instrumentalisations différentes du territoire de la part des élites hongroises. Les Roumains et les Saxons ont une contribution faible à ces représentations. Au fur à mesure que le nombre majoritaire de Roumains est considéré comme un problème, et aussi dans le contexte d’un relatif soutien de ces derniers par la Maison d’Autriche, les élites dirigeantes de Transylvanie s’orientent de plus en plus vers le projet de l’unité nationale, qui seul pourrait les protéger face au danger roumain.

Je noterai deux autres périodes qui se reflètent réciproquement, l’une étant le miroir de l’autre, construites de manière symétrique dans la mémoire des habitans roumains et hongrois de la région. Il est question d’une part de la période de la deuxième moitié du XIXe siècle jusqu’à la première guerre mondiale et, d’autre part, de la période de l’entre-deux-guerres. Pendant la première, la Transylvanie est rattachée au Royaume Hongrois et c’est l’époque des politiques de magyarisation, de l’idée de réveil de la conscience nationale hongroise. Quant à la deuxième période, la Transylvanie est intégrée au territoire de l’Etat Roumain et devient l’objet de ce que l’on a nommé une roumanisation généralisée. En résumant, la première période est pour les Roumains une époque où le peuple roumain transylvain subi une magyarisation forcée de la part des « méchants »Hongrois. Pour la deuxième, c’est enfin la « vengeance », car la « vérité » est dévoilée et le dominant devient le dominé.

Concernant cette époque où la Transylvanie est rattachée à la Hongrie, je rappellerai ici un moment important dans l’histoire des relations entre la Transylvanie et le Royaume de la Roumanie (constitué en 1859 par l’union de la Valachie et de la Moldavie). Je fais référence au Mémorandum (Memorandum) adressé en 1892 à l’empereur à Vienne par des intellectuels roumains transylvains regroupés dans le Parti National Roumain (fondé en 1881). Cette pétition revendiquant encore une fois les droits des Roumains en Transylvanie conformément au droit historique, sera sanctionnée par Budapest et les « mémorandistes » seront emprisonnés. Cet événement aura un écho dans le Royaume roumain où la cause nationale sera instrumentalisée dans les discours politiques. Ainsi, les libéraux accuseront les conservateurs de n’avoir aucune considération pour les Roumains transylvains, même si un an plus tard, arrivés au pouvoir, les libéraux coupent les subventions destinées aux institutions culturelles roumaines de Transylvanie. Nous sommes ici dans une des premières instrumentalisations politiques de cette catégorie (la Transylvanie) de l’autre côté des Carpates, et ce avant même que ce territoire ne fasse partie du Royaume roumain.

Par conséquent, depuis cette période, nous remarquons des utilisations claires de la Transylvanie dans le discours politique. Ses usages lors d’enjeux électoraux restent un élément constant jusqu’à aujourd’hui, aussi bien en Roumanie qu’en Hongrie.

Cependant, malgré cette rhétorique politique sur la Transylvanie, si nous regardons les écrits des historiens roumains, nous pouvons observer que, jusqu’à l’entre-deux-guerres, cette région est sensiblement moins présente par rapport aux deux autres provinces roumaines. L’historien Lucian Boia70 remarquait, dans le tome 2 de l’Histoire des Roumains (C.C. Giurescu), consacré aux XVe et XVIe siècles, que la Moldavie compte en nombre de pages 48% du total, la Valachie 41%, tandis que la Transylvanie seulement 11%. Il y a aussi des cas extrêmes, comme le livre de D. Onciu, De l’histoire de la Roumanie (Din istoria Romanilor), qui ne prend absolument pas en compte la Transylvanie. Il est alors intéressant d’observer ce décalage entre une rhétorique de l’unité nationale – pensée comme l’idéal des Roumains depuis toujours - et une absence ou une présentation très restreinte de cette région dans les livres d’histoire. En réalité, l’histoire d’avant 1918 de cette région est souvent très mal connue (une majorité des archives est rédigée en langue hongroise) et elle ne présente pas beaucoup d’intérêt pour les historiens roumains.

Il convient aussi de mentionner que jusqu’à l’éclatement de la première guerre mondiale, le rattachement de la Transylvanie au Royaume de la Roumanie n’était pas perçu comme un projet réaliste. Après 1914 la situation change et le choix des alliés dans la guerre fut étroitement lié au choix du territoire à annexer ou à récupérer après la guerre : la Bessarabie ou la Transylvanie ? Sur la Bessarabie, les Roumains avaient un droit incontestable (car « volée » à la principauté roumaine de Moldavie en 1812). De plus, les populations roumaines de cette région vivaient dans des conditions plus dures et la « russification » évoluait plus vite que la « magyarisation ». Malgré tout ces aspects, comme le remarque Lucian Boia : « La Transylvanie avait un autre éclat. Elle était un beau et riche pays. Elle avait donné aux Roumains une pléiade d’érudits et c’est ici que le mouvement national roumain a commencé. L’âme des Roumains était pour la Transylvanie ».71 La Transylvanie acquiert ainsi, par rapport à la Bessarabie, une place plus importante dans l’imaginaire roumain.

Le territoire récupéré après la première guerre mondiale par les Roumains et perdu par les Hongrois sera, depuis cette période, connu sous le nom de « Transylvanie », même si cette nouvelle Transylvanie est un territoire plus étendu que celui de la Transylvanie historique. Il inclut ainsi d’autres territoires qui appartenaient à la Hongrie (le Partium : Banat, Crisana, Maramures).

La Grande Roumanie sera un Etat unitaire et centralisé proche du modèle français. Les principes du fédéralisme et des autonomies régionales seront marginalisés dans la crainte (très présente encore aujourd’hui) d’une sécession du pays, constitué par des régions trop différentes.72 L’époque de l’entre-deux-guerres est une période de manifestation plénière du nationalisme roumain qui reprend certes des anciennes thèses, mais qui s’affirme toutefois plus largement et de manière plus institutionnalisée. Si un nouveau « style roumain » est affirmé en architecture, version sui generis de l’art nouveau, la littérature et toute la vie intellectuelle glorifie une mythologie du rural, du paysan roumain « (le roumain authentique) s’inscrivant dans une recherche de pureté de l’« âme roumaine ». Cette obsession de l’autochtonie est présente également en histoire avec la réponse donnée par G. I. Bratianu à la théorie de l’immigration : Une énigme et un miracle historique : le peuple roumain (1937). Un autre historien roumain de l’époque, P. P. Panaitescu, qui selon Lucian Boia, arrive à déconstruire quelques mythes historiques de l’époque, rejoindra finalement pour une certaine période le mouvement légionnaire d’extrême droite, expression la plus poussée du nationalisme de l’époque. Panaitescu affirme : «  Nous sommes des Daces. Dans le corps et dans l’âme, nous nous sentons les ancêtres de ce grand et ancien peuple, vivant dans les Carpates des siècles avant Trajan. Nous n’avons pas de point de départ, nous sommes là depuis toujours. »73 Dans l’esprit de l’autochtonie de l’époque, l’accent est mis davantage sur les racines daces des Roumains que sur leur origines latines. Les mouvements nationalistes-extrémistes deviennent de plus en plus nombreux dans les années 30 et ils sont l’expression d’une recherche de la « roumanité » pure fondée de plus en plus sur une mystique religieuse. Orthodoxie et « roumanité » se superpose, même si le mouvement national roumain fut initialement l’apport des gréco-catholiques transylvains.

Cette idéologie nationaliste de la Grande Roumanie se construit dans une certaine mesure aussi en réponse au révisionnisme hongrois de l’après première guerre mondiale. Les deux nationalismes se soutiennent de manière réciproque. Regardons maintenant le revers hongrois de la médaille.

La période qui a fondamentalement marqué l’imaginaire hongrois dans son rapport à la question transylvaine est indiscutablement l’entre-deux-guerres. Le Traité de Trianon (1920), par lequel la Transylvanie et d’autres parties du Royaume hongrois sont rétrocédées (cf. annexe 3), est perçu comme un stigmate national. La Hongrie perdait deux tiers de son territoire et cette perte a représenté surtout pour les irrédentistes « la mort de la nation ». Le rôle symbolique de la Transylvanie dans l’imaginaire national hongrois est renforcé durant cette période, d’autant plus que se développent une politisation du discours et une institutionnalisation de la propagande irrédentiste. L’éducation, les sciences naturelles et sociales, la littérature, toutes les disciplines devaient servir la nouvelle idéologie. Les trois slogans de l’époque étaient :

  • Nem nem soha ! (Non, non, jamais !) dans le sens de : Nous n’obéirons jamais aux décisions de Trianon
  • Emlékezzetek és Emlékeztessetek ! (Souviens-toi et tu verras, que personne n’oublie le Trianon)
  • Csonka Magyarország nem ország, Nagy Magyarország mennyország ! (Un doublet rythmé que l’on demandait aux enfants à l’école de mémoriser et de réciter. La phrase signifie La Hongrie tronquée n’est pas la Hongrie, la Grande Hongrie est divine !)

Ce renforcement du rôle de la Transylvanie par la propagande irrédentiste est soutenu par deux autres idées : d’une part, une rhétorique du paysan qui s’est développée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle; d’autre part, le mythe de l’origine asiatique des Hongrois. Cet éloge du paysan donnera toute sa force à une idée plus ancienne qui accordait à la Transylvanie le statut et le rôle de patrie originaire de la nation hongroise (nation au sens pré-moderne). Parmi tous les paysans, le paysan de Transylvanie était considéré comme le plus « pur » et le plus « archaïque », le vrai porteur de la langue et des traditions des ancêtres. László Kürti74 nous rappelle un aspect important à signaler ici, plus précisément le fait que, vers la fin du XIXe siècle et le début du XIXe, des ethnographes, des poètes, des architectes, des musiciens, des peintres et autres, partaient en Transylvanie, plus particulièrement dans une région proche de Cluj, la région de Calata (Kalotaszeg, en hongrois) pour chercher « le modèle du vrai Hongrois ».

Quant au mythe de l’origine centrale asiatique du peuple hongrois analysé par L. Kürti75, il est lié directement à la Transylvanie. Fortement présent dans l’entre-deux-guerres, il repose sur l’idée qu’une certaine partie de la population de la Transylvanie (les Sicules) descendait des tribus asiatiques (scythes ou hunniques). La présence de ces tribus serait attestée en Transylvanie avant l’arrivée des Hongrois et des chroniques du Moyen Age soutiendraient l’idée que la première dynastie des rois hongrois aurait des liaisons généalogiques avec ces tribus lointaines. Ce mythe peut être vu comme une construction idéologique qui sert à affirmer l’antériorité des Hongrois sur le territoire de la Transylvanie. En même temps, cette théorie fait des Sicules de Transylvanie une population « originaire » et « archaïque », les seuls et vrais gardiens de la tradition des ancêtres. Cette origine asiatique des Hongrois a attiré du côté roumain des interprétations qui accentuent plutôt le caractère « barbare » de cette descendance, évoquant l’arrivée en Transylvanie des tribus sauvages hongroises venant d’horizons très lointains, y compris de civilisations « barbares ».

Comme le montre également Kürti, ce mythe « asiatique » sera un élément central d'une idéologie raciste qui justifiera l'occupation militaire de la Transylvanie durant la période 1940-1944. On menait des tests sérologiques et d'autres tests "scientifiques" censés prouver que les paysans de Transylvanie possédaient des traits similaires avec les populations tatares de Crimée. De plus, on voulait montrer que les Hongrois et les Roumains de Transylvanie différaient considérablement les uns par rapport aux autres, non seulement par leur culture populaire mais aussi par leur aspects génétiques et leurs traits corporels.76

La période de la deuxième guerre mondiale rétablit dans une large mesure l’ordre ancien, celui d’avant la première guerre mondiale. Alliés aux Allemands, les Hongrois réussissent à récupérer (entre 1940-1944) une partie de leurs territoires perdus, parmi lesquels le nord de la Transylvanie (cf. carte 4 ci-jointe et annexe 3). Cette période est assez présente dans l’imaginaire social des Roumains transylvains, aujourd’hui encore. Elle subsiste comme un symbole du « mal » et des massacres commis auprès de la population roumaine par les Hongrois en Transylvanie. Dans les parties de la Transylvanie restées entre 1940 et 1944 en territoire roumain, les Hongrois étaient considérés comme les boucs émissaires de cette situation. Quant à l’imaginaire hongrois, cette époque n’est pas souvent évoquée, fait lié à une sorte de culpabilité nationale par rapport aux alliances de guerre.

Carte 4 : La Roumanie durant la Seconde Guerre Mondiale
Notes
62.

Michel B., op. cit., p. 13.

63.

Mitu S., « Formation de l’idée de patrie chez les Roumains de Transylvanie pendant la première moitié du XIXe siècle », in Romanian Political Science Review, Vol. II, Nr. 2, Editura Meridiane, 2002.

64.

Cipariu T., « Uniunea », in Organul luminarii, nr. 67, 1848, p. 381 cité in Mitu S., op. cit., p. 374.

65.

Mitu S., op. cit., p. 371.

66.

Pourtant ce déplacement n’est pas définitif, le recours aux arguments historiques reste très fréquent à l’époque et encore aujourd’hui.

67.

Cité par Durandin C., op. cit., p. 134.

68.

Mitu S., op. cit., p. 375.

69.

Dankovics L., Les Hongrois de Transylvanie. Perception et occupation de l’espace, Mémoire de DEA, Université Paris VIII, 1993-1994, p. 78.

70.

Boia L., Istorie si mit in constiinta romaneasca, Bucuresti, Humanitas, 1997, p. 153.

71.

Boia L., Romania : tara de frontiera a Europei, Bucuresti, Humanitas, 2002, p. 86.

72.

Sur la constitution de la Roumanie par trois régions venant des espaces culturels et politiques très différents, voir le livre de Boia L., Romania : tara de frontiera a Europei, op. cit.

73.

Panaitescu P.P., cité en Boia L., Istorie si mit in constiinta romaneasca, Bucuresti, Humanitas, 1997, p. 64.

74.

Kürti, op. cit., p. 97.

75.

Ibid.

76.

Ibid, p. 98.