Les années du communisme

Dans un premier temps, jusqu’à la fin des années 50, le communisme opère un changement radical avec toute la tradition intellectuelle et politique de l’entre-deux-guerres. Ce changement s’inscrit dans une restructuration plus généralisée de la Roumanie, laquelle réintègre la Transylvanie du nord. Quelques éléments définissent le tableau global de la société roumaine d’après guerre : le régime s’en prend aux intellectuels qui, pour certains d’entre eux, seront mis en prison ou bien finiront en exil, tandis que la plupart, s’ils n’ont pas collaboré avec le régime, arriveront difficilement à s’exprimer dans le nouveaux contexte politique. La collectivisation des terres atteint profondément le monde paysan, catégorie sociale pourtant considérée jusque-là comme porteuse des valeurs traditionnelles du peuple. L’industrialisation massive modifie la composition urbaine et exile du monde rural des individus déracinés et plus facilement manipulables. Le discours politique se concentrera sur l’éloge du prolétariat, considéré comme la seule classe « dirigeante » du pays.

Un communisme de type stalinien, s’impose, essayant de rompre avec la tradition et niant toute référence à une spécificité nationale roumaine.

L’historiographie porte elle aussi les signes du changement. L’idée d’unité nationale, ancienne obsession de l’historiographie roumaine, est remplacée par une mythologie de « lutte de classe ». L’accent sera mis sur les conflits sociaux et les œuvres de nombreuses personnalités et seront occultées au motif de leur appartenance à la « classe exploitante » (clasa exploatatoare). Même l’idée ancienne de l’union de la Transylvanie, qui vient enfin de réintégrer le pays, n’est plus présente. Comme l’observait Lucian Boia, ce rattachement de la Transylvanie est mis sous le signe « des actions agressives de la bourgeoisie roumaine à la fin de la première guerre mondiale »77.

A cette époque, l’idée des origines latines du peuple roumain n’est plus à l’ordre du jour car les racines slaves sont mises en avant dans le nouveau contexte d’influence soviétique.

Une autre idée est présente à l’époque : non seulement les différences sociales doivent disparaître, mais aussi les différences entre les nationalités. Le soi-disant cadre fasciste et le nationalisme générateur de haine, d’exclusion et de division sont condamnés. La paix venait de l’entente et donc, pour que les individus se comprennent, ils devaient parler tous la même langue au sein d’une unique et seule nation : la nation roumaine. Sous le masque du discours « internationaliste » qui pérorait la « fraternité roumaine-hongroise », le régime se dirigeait de plus en plus vers une homogénéisation culturelle et un nationalisme exacerbé. D’ailleurs, en 1948, l’église gréco-catholique est interdite et ses prêtres ou évêques sont mis en prison.

Vers la fin des années 50, un autre changement radical s’opère, marquant le retour des valeurs nationales. Pour masquer la pauvreté et l’existence médiocre qui venaient en contradiction avec le discours sur l’« avenir radieux » et en même temps pour donner une légitimité à un pouvoir qui s’appuyait sur d’autres valeurs que les valeurs autochtones, le retour au passé glorieux des Roumains et au nationalisme était une bonne stratégie. Cette nouvelle orientation s’exprime tout d’abord dans le discours historique. La thèse des origines daces du peuple roumain est poussée jusqu’au point où, vers les années 70, la présence et le rôle des Romains dans l’histoire sont totalement marginalisés. Tout devait être autochtone et non plus d’influence occidentale (la latinité) ou soviétique (les origines slaves). Le mythe de l’unité nationale est repris de la période de l’entre-deux-guerres et il devient un élément important dans la propagande du régime de Ceausescu. L’idée de l’unité de tous les Roumains à travers le temps allait de pair avec celle de l’unité de tous autour du parti unique. Dans les expositions et les discours de l’époque, Ceausescu s’inscrivait dans la longue tradition historique à côté d’autres héros de l’histoire roumaine ayant combattu pour l’unité nationale.

Evidemment, la Transylvanie, qui était loin d’offrir l’image d’un bloc compact et fusionnel avec le reste du pays, était soumise à un processus d’homogénéisation symbolique via une réinterprétation de son histoire. Ainsi, liée pendant presque mille ans au Royaume hongrois, dans l’historiographie de l’époque et souvent dans celle d’aujourd’hui, la Transylvanie est simplement soustraite à ce cadre d’influence, par la mise en évidence des liens de ce territoire avec les deux autres provinces roumaines (la Valachie et la Moldavie), en minimisant aussi ses attaches au Royaume hongrois. Si, jusqu’aux années du communisme, les historiens roumains ne passaient sous silence ni les conflits importants qui avaient eu lieu entre la Valachie et la Moldavie, ni le caractère de province particulière de la Transylvanie, cela ne fut plus possible après.

C’est à cette époque que s’exprime pleinement le mythe de Mihai Viteazul, le prince qui aurait « unit » pour la première fois en 1600 les trois provinces roumaines, préfigurant par cela le rêve d’unité nationale des Roumains, et ce à une époque où le terme de « nation » n’existait pas dans son acception moderne. Le régime avait interdit une interprétation de cet événement en terme de « conquête », même si en réalité il fut question d’une volonté de « conquête » de la Transylvanie par ce prince valaque et non pas d’un désir de réaliser une « union nationale ».

Vers les années 80, dans la dernière phase de nationalisme et d’homogénéisation culturelle et politique du pays, on interdit la publication des études et des synthèses régionales qui seront masquées par des titres généraux et généralisateurs : Les Roumains du sud-ouest de la Roumanie au lieu de Les Roumains de Banat 78 .

L’instrumentalisation des minorités est un élément constant à l’époque. Pour détourner l’attention des problèmes sociaux et économiques qui secouaient le pays, le régime s’est servi des minorités, qui deviennent l’ennemi interne. Réactivant et renforçant certaines représentations anciennes autour du « danger hongrois », c’est-à-dire de l’irrédentisme hongrois au sujet de la Transylvanie, le régime justifiait ainsi l’union et le consensus de tous les Roumains face à ce danger. Les aspirations des minorités culturelles concernant la sauvegarde de leurs traditions et le fonctionnement de leurs associations culturelles étaient jugées comme des agitations anti-socialistes et des réminiscences fascistes de l’entre-deux-guerres.

Les années 80 apportent de grandes confrontations entre les historiens magyars de Hongrie (ou de l’Occident) et les historiens roumains. En 1980, le Comité hongrois pour les études transylvaines publie à New York le livre Transylvania and the theory of daco-rumanian continuity, réédité en 1991. Mais, la parution à Budapest de l’ouvrage Histoire de la Transylvanie (1987), traduite et diffusée en France en 1992, est jugée encore plus scandaleuse par les historiens roumains. Comme le montre Catherine Durandin79, les réactions roumaines n’ont pas tardé à apparaître. La revue Roumanie. Pages d’histoire lance une série de numéros consacrés à la Transylvanie et une position officielle de la part de certains historiens (Stefan Pascu, Florin Constantiniu, Mircea Musat) est exprimée dans la rubrique « La falsification consciente de l’histoire sous l’égide de l’Académie hongroise des sciences». En même temps, les historiens Pascu et Stefanescu vont coordonner l’ouvrage Un jeu dangereux : la falsification de l’histoire, publié en 1987 à Bucarest.

Notes
77.

Boia L., op.cit., p. 158.

78.

Le Banat est une des régions rattachées en 1918 à la Roumanie. Considéré comme partie composante du territoire de la Transylvanie d’après 1918, le Banat est jugé surtout par ses habitants comme une partie distincte de celui-ci.

79.

Durandin C., op. cit., p. 40.