La démocratisation du pays et la libéralisation de l’activité éditoriale ont permis la publication d’un large spectre d’ouvrages. Sans disparaître complètement, les livres d’histoire dans lesquels nous retrouvons l’ancienne mythologie communiste et nationaliste sont concurrencés par de nouveaux auteurs qui tentent de démystifier l’histoire du pays, de problématiser ou déconstruire les faits historiques et leur interprétation commune. Parmi les historiens roumains, nous pouvons signaler les contributions de Sorin Mitu, Sorin Antohi, Lucian Boia, Daniel Barbu, Ovidiu Pecican, Andrei Pippidi.
Mais au-delà des initiatives individuelles, il faut s’arrêter sur quelques actions collectives qui présentent l’intérêt de porter la question de l’écriture de l’histoire dans un débat national. Ces entreprises collectives permettent en même temps d’éclairer une certaine conception de l’historiographie et son imbrication avec le champ politique, après 1989.
Tout d’abord, paraît, à la fin de l’année 2001, les quatre premiers volumes d’une très attendue synthèse de l’histoire de la Roumanie. Publiés par l’Académie Roumaine, ces volumes ne font que « réécrire presque ad litteram les ouvrages des autres (le ‘’degré zéro’’ du plagiat), ainsi que les ouvrages de ses propres auteurs (‘’l’autoplagiat ‘’) »80. Sont perpétués ainsi les grands thèmes et interprétations élaborés pendant l’entre-deux-guerres, mais surtout dans les années du communisme.
Un autre événement du tableau historiographique mérite l’attention : le scandale public provoqué par l’apparition, en 1999, de manuels « alternatifs », dans le contexte de la libéralisation du marché des livres scolaires. En effet, le plus contesté parmi ceux-ci fut un manuel d’histoire élaboré par une équipe d’historiens de Cluj-Napoca dirigée par Sorin Mitu81. Cet ouvrage propose, entre autres, une nouvelle lecture de certains thèmes et événements de l’histoire de la Transylvanie, lesquels faisaient, jusque là, l’objet de discordes avec les historiens hongrois (par exemple la question de la continuité, de la constitution de l’Etat-Nation, du rôle de certains personnalités historiques, etc.). Ce manuel scolaire a été considéré, par les hommes politiques du Parti Social-Démocrate roumain (PDSR) - parti longtemps au pouvoir après 1989 et actuellement dans l’opposition - comme une « attaque contre notre histoire nationale », nécessitant en conséquence d’« être brûlé sur la place publique ». En même temps, ses auteurs ont été vus comme des « ennemis de la nation ». Le vice-président du même parti, ancien premier ministre de la Roumanie, estimait que ce manuel d’histoire était le résultat d’une manipulation de ses auteurs par les Hongrois et le résultat « du révisionnisme hongrois et d’un internationalisme homogénéisateur et radical »82. De mon côté, j’ai constaté que les accusateurs étaient principalement des hommes politiques et des journalistes et non pas des historiens. Cela démontre que des mécanismes fortement présents durant le communisme, comme le contrôle de l’histoire par le pouvoir, sont utilisés aussi après 1989. En même temps, les critiques faites de ce manuel dans les média (voir l’émission Marius Tuca Show du 6 octobre 1999 présentée à des heures d’audience maximale), témoignent du fait que les versions nationalistes de l’histoire restent très ancrées dans l’imaginaire collectif.
Un autre moment important dans l’historiographie de la Transylvanie concerne la publication à Paris (1992) de l’édition française de l’Histoire de la Transylvanie, ouvrage réalisé par l’Académie Hongroise de Sciences. A cette occasion, Jacques le Goff participe à une rencontre télévisée, avec des historiens roumains et hongrois. L’évènement est important car nous avons vu que l’apparition dans les années 80 de cet ouvrage avait provoqué des contestations violentes du côté roumain. Ainsi, comme le soulignait Ovidiu Pecican83, en 1992 - pour la première fois après 1989 - le dossier des relations roumano-hongroises au sujet de l’interprétation du passé était ré-ouvert. Selon l’auteur, malgré une reproduction des deux positions classiques historiographiques, l’idée d’une vision unique de l’histoire commençait à être remise en cause à cette table ronde, même au sein des historiens roumains affirmant des points de vues parfois différents. Dans un second temps, le débat, animé à Paris par Jacques le Goff, a marqué la sortie sur la scène publique de discussions sur des thèmes historiques se trouvant jusque-là sous la tutelle des deux pouvoirs officiels. L’événement était ainsi important parce qu’il était un point de départ pour un dialogue entre historiens, réveillés de l’idéologie étatique, mais également dans sa dimension de restitution auprès d’un large public84. Cette évolution des relations entre historiens roumains, hongrois et allemands est confirmée, selon Pecican, par des coopérations effectives ultérieures sous la forme de projets financés par des institutions américaines ou européennes, par l’effort des départements universitaires d’histoire ou bien par différents ouvrages collectif85.
Je considère pourtant qu’il ne faut pas ignorer d’autres aspects qui obligent à relativiser ce point de vue. Même si une étape a été franchie, une analyse plus fine de ces collaborations entre universitaires sous la forme de projets financés de l’extérieur, démontre une instrumentalisation (dans des buts professionnels individuels) des thèmes tels que le « multiculturalisme » ou l’« interethnicité », sans qu’un réel intérêt pour le dialogue avec les autres parties n’émerge vraiment.
Une autre initiative intéressante, en lien avec des projets communs financés par des ONG internationaux, est menée par Provincia, un groupe de réflexion créé en 2000 autour d’une publication bimensuelle bilingue roumano-hongroise. Cette revue a offert un espace pour un forum de débat entre historiens, écrivains, sociologues, etc. sur des problèmes qui ont concerné principalement la Transylvanie. Je reviendrai plus tard sur les projets de Provincia et sur d’autres formes de collaborations entre historiens.
Antohi S., cité in Pecican O., « Scandaluri istorice in postcomunism » (à paraître).
Mitu S., Copoeru L., Pecican O., Tirau L., Tirau V., Istoria Romanilor, manual pentru clasa a XII (Histoire des Roumains, manuel pour la terminale), Bucuresti, Sigma, 1999.
Paraianu R., « National Prejudices, Mass Media and History Textbooks : The Mitu Controversy », in Trencsényi B., Petrescu D., Petrescu C., Iordachi C., Kantor Z. (éd.), Nationalism-Building and Contested Identities, Budapest, Regio Books, Iasi, Editura Polirom, 2001.
Pecican O., op. cit.
Cependant, l’émission ne fut pas retransmise sur les chaînes nationales de télévision en Roumanie. Le pouvoir de l’époque ne souhaitait pas trouver une solution aux controverses liées à la question transylvaine, se servait lui-même de celles-ci (et de l’instrumentalisation de l’ennemi interne, le Hongrois) pour mieux appuyer son pouvoir.
Parmi ces derniers nous signalons ici la collection des ouvrages Regio Books qui apparaissent en collaboration avec les éditions roumaines Polirom. Parmi ces ouvrages, on peut noter : les volumes coordonés par Gogaltan F. et Mitu S., Interethnische - und- Zivilisations – beziehungen im siebenbürgischen raum, Cluj, 1996 , ou Diaconescu M., Nobilimea romaneasca din Transilvania. Az erdélyi roman nemesseg, Satu Mare, 1997 ; Trencsényi B, Petrescu D. et al., Nation-Building and Contested Identities : Romanian and Hungarian Case Studies, Budapest, Regio Books, Iasi, Polirom, 2001.