Conclusion

En guise de conclusion, il faudrait revenir sur quelques aspects qui se dégagent de cette présentation de la Transylvanie et qui permettent de comprendre les enjeux et problèmes que pose aujourd’hui ce territoire.

Il faut d’abord observer que du point de vue historique, les contours de ce territoire ont connu des changements à travers le temps. Les historiens appellent la « Transylvanie historique » le territoire de la Principauté médiévale de la Transylvanie. Cependant, il est important de signaler qu’à l’époque les frontières de ce territoire étaient mobiles, se définissant de manière permanente en fonction des conquêtes turques ou habsbourgeoises sur les territoires du Royaume hongrois. Pendant l’époque de la principauté, tous les comitats libres du royaume s’ajoutaient à la Transylvanie, comme fut par exemple le cas de la région actuelle de Debrecen (qui passa du royaume à la Transylvanie). Cet état de fait laisse entrevoir un caractère discontinu et mobile de ce territoire. Après 1918, ce qu’on appellera la « Transylvanie » sera un territoire plus large, c’est-à-dire tout le territoire de la frontière roumaine de l’ouest rattaché à la Roumanie (intégrant en plus du territoire « historique » d’autres anciens parties du Royaume hongrois : le Banat, Crisana, Maramures). Si encore aujourd’hui dans l’imaginaire hongrois l’époque de la Principauté reste référentielle, la « Transylvanie » (ou Erdély en hongrois) ne désigne pas pour les Hongrois le territoire « historique » de la principauté, mais la totalité du territoire perdu par la Hongrie et « annexé » par la Roumanie.

Cette appellation désignant d’un jour à l’autre un autre territoire s’est donc imposée aussi bien du côté roumain que hongrois et ce fait pourrait être vu aussi comme une victoire des pouvoirs politiques qui ont mené des efforts pour l’imposer. Certains de mes interlocuteurs historiens témoignent des difficultés qu’ils avaient durant le régime communiste à utiliser le terme de Transylvanie pour faire référence à la Transylvanie « historique » et pour faire ainsi une distinction entre la Transylvanie  et le Banat. Dans un souci d’homogénéisation culturelle et de construction de l’Homme nouveau, rien ne devait se différencier et il fallait censurer les différences internes de la Transylvanie, qui même considérée dans sa globalité, posait problème au régime par sa diversité ethnique et culturelle. Fondre dans le seul nom de « Transylvanie » plusieurs régions et ignorer ainsi leurs spécificités a permis au jeune Etat-nation roumain la mise en place d’un processus d’assimilation et d’intégration des territoires rattachés après 1918, territoires issus de traditions impériales différentes.

Comme une conséquence à l’imposition d’un nouveau sens à cette appellation, nombreux sont aujourd’hui les cas qui traitent de manière indifférenciée le territoire « historique » de la Transylvanie et celui d’après 1918. Nous verrons un exemple de ce phénomène dans la mise en exposition de la Transylvanie dans deux musées de Cluj. Dans un autre temps, le caractère mobile des frontières historiques de la Transylvanie laisse de la place à des usages multiples de la Transylvanie comme catégorie de discours, en cherchant dans le passé le découpage territorial le plus adéquat à légitimer un certain discours dans le présent. Je reviendrai plus tard sur quelques exemples dans ce sens.

Par conséquent, la réalité historique même de la Transylvanie, plus précisément ce caractère mobile de son territoire et de ses frontières, crée d’emblée un terrain favorable à des utilisations différentes et controversées de cette appellation, à des récits et à des histoires multiples de ce territoire.

Effectivement, partie à la recherche d’un livre d’histoire de la Transylvanie qui aurait englobé, selon mes attentes initiales, les histoires particulières de chaque groupe, je me suis retrouvée face à plusieurs histoires, souvent exclusives, et qui n’ont pas pu jusqu’à présent trouver place dans une histoire commune.

En me référant ici à la version roumaine et hongroise de l’histoire de la Transylvanie, j’ai pu constater qu’elles se construisent en miroir, étant chacune la réplique de l’autre et s’alimentant de manière réciproque. La controverse historique est d’autant plus puissante que la Transylvanie est partie intégrante des deux projets nationaux.

Nous avons remarqué qu’à partir du XIXe siècle, plusieurs projets politiques se construisent au regard de la Transylvanie et que, finalement, le projet qui s’impose est celui qui conçoit ce territoire dans une dimension ethnique. La Transylvanie passe d’une « patrie » transylvaine appartenant à toutes les nations, telle qu’elle est vue au début du XIXe siècle par les Roumains de la région, à une « patrie transylvaine roumaine » à partir de 1848. Du côté hongrois, à la même époque, les projets plutôt « transylvanistes » qui s’affirment dans la région, laissent la place progressivement à un projet national hongrois qui ne laisse plus de place ni à une spécificité transylvaine, ni à l’affirmation des différentes groupes vivant sur ce territoire. C’est l’époque de construction des Etats-Nations en Europe centrale et orientale. Ces Etats mettront en place un dispositif complet afin de favoriser la création d’une conscience nationale et d’une unité politique, faisant principalement de l’histoire mais aussi, comme nous allons le voir plus tard, d’autres sciences comme l’ethnographie, des instruments mis au service de la nation.

Il est intéressant d’observer qu’afin de servir le processus de construction nationale, les deux historiographies vont s’appuyer respectivement sur des éléments idéologiques qui sont le produit d’un contexte historique particulier aux deux pays. Dans le cas roumain, la réunion sous un même Etat, après 1918, de territoires appartenant historiquement à des Empires différents et ayant un profil ethnique et socio-culturel distinct, devenait plus légitime et naturelle en évoquant la lutte ancestrale des Roumains pour l’unité nationale et la théorie de la continuité. Dans le cas hongrois, l’existence d’une population majoritaire roumaine en Transylvanie et les revendications de plus en plus nombreuses des élites roumaines, mettaient, dans une certaine mesure, en crise la légitimation de la suprématie hongroise sur le territoire. Dans ce contexte, et également comme réponse aux mythes historiques roumains, l’historiographie hongroise a fabriqué elle-aussi ses propres mythes, comme par exemple la thèse de l’immigration.

Par conséquent, les historiographies roumaine et hongroise ont été le terrain de création d’une mythologie nationale censée légitimer et rendre naturel un processus qui n’était en réalité qu’une construction artificielle, due à un contexte historique, d’un Etat-nation homogène. Le mythe de l’unité nationale et celui de la continuité restent exemplaires pour le cas roumain. Nous verrons plus tard que ces deux thèses seront reprises et développées dans d’autres domaines comme la géographie, la littérature, la philosophie, la sociologie, etc., mettant les bases d’une véritable idéologie de l’autochtonie. Quant aux élites hongroises, marqués profondément par le Traité de Trianon, partant d’une historiographie mettant l’accent sur la thèse de l’immigration, glorifiant l’idée d’indépendance nationale, et inspirés par une littérature idéalisant la Transylvanie, ils développeront une conception singulière de ce territoire.