1.2.2 La Transylvanie : une patrie commune ?

La coexistence sociale de l’époque de l’Empire

Si la présentation des histoires et des historiographies de la Transylvanie nous a introduit dans un contexte régional souvent marqué par l’affrontement entre les élites culturelles et politiques, hongroises et roumaines, la réalité de cet espace ne se résume pas pour autant à ce monde des clivages ethniques. Je vais m’attarder ici sur quelques initiatives collectives qui ont rassemblé des élites roumaines, hongroises, Saxonnes ou autres, dans quelques moments de l’histoire. Ces projets bâtis en commun au-delà des affiliations ethniques différentes, apporteront des éléments importants dans la construction historique et socio-politique du territoire de la Transylvanie et serviront de modèle à des actions de mise en commun actuelles.

Nous avons observé que les deux historiographies roumaine et hongroise présentent comme donnée naturelle et incontestable, le fait que la Transylvanie est un territoire « roumain » ou « hongrois ». Mais les différents groupes vivant ici ne se sont pas toujours représenté ce territoire de manière exclusive. Je donnerai ici plusieurs exemples.

Dans un premier temps, je vais m’arrêter à quelques projets politiques de la première moitié du XIXe siècle, auxquels j’ai déjà fait brièvement référence. Ces exemples nous permettront de comprendre comment les élites roumaines de l’Empire austro-hongrois pensaient la Transylvanie et quelle était la place qu’elles accordaient aux autres communautés au sein de ce territoire.

A l’époque du nationalisme et du romantisme, « les traditions fortes des Lumières transylvaines, respectivement le cosmopolitisme et la tolérance, associées à la réalité pluri-ethnique de l’Empire »86 s’expriment fortement. Ces idées sont visibles dans plusieurs projets politiques de l’époque, dont un, resté célèbre, appartient à George Barit. Ce dernier, comparant la Transylvanie à la Suisse, écrivait en 1847 :

‘« Le destin jette, depuis tant de siècles, dans cette belle patrie –chère à nous tous – tant de nations et de confessions, l’une après l’autre. Pourquoi se faire du mauvais sang les uns aux autres ? Pourquoi ne pas vivre tous comme les fils d’une même mère ? Qui accuser pour le fait que le Hongrois, le Sicule, le Saxon, le Roumain, l’Arménien, etc. sont nés dans le même climat, sur la même vallée, dans la même montagne, près de la même rivière ? ».’

La « patrie » avait, à cette époque, une acception strictement territoriale et non pas ethnique, désignant un territoire partagé par plusieurs groupes différents culturellement, tandis que la « nation » avait une acception ethnique. Comme le montre l’historien S. Mitu, il existait une tendance à associer à la nation une dimension territoriale, un « noyau », considéré tant comme « patrie originaire » des Roumains, que comme territoire habité en présent par la nation. Cependant, cet attribut territorial n’était pas identifié à la « patrie » (transylvaine), laquelle était envisagée comme un territoire appartenant à tous.

Cette acception de la « patrie » et de la « nation » au début du XIXe siècle transparaît également dans un autre projet politique qui cherchait des solutions pour l’entente entre plusieurs communautés nationales et dans un contexte où la carte ethnographique de la région était très bigarrée. La solution prévue par les Roumains est présente dans un mémoire adressé au gouvernement impérial par une délégation roumaine à Vienne (mai 1849) :

‘« Le premier point de la pétition est le suivant :’’L’union de tous les Roumains de l’Etat autrichien en une seule nation autonome, sous le sceptre de l’Autriche, comme partie qui complète la monarchie’’. Cependant, pour ne pas donner lieu à des fausses interprétations, il faut déclarer que nous comprenons cette indépendance uniquement sous l’aspect de l’administration interne et par rapport aux autres nations. La nation roumaine appuie son espoir de réalisation de ce désir sur le principe de l’égalité de droit pour toutes les nationalités. Si nous appliquons ce principe aux différents peuples de la monarchie et surtout au pays qui tenaient autrefois de la couronne de Hongrie et de la grande principauté de Transylvanie, nous voyons que la création de droits égaux pour toutes les nationalités ne pourra se réaliser que dans le cas où chaque nation aura le droit de former son propre centre, indépendamment des autres nations (…) et les nations créées de la sorte s’uniront par la suite comme membres d’un grand entier (…). De cette manière, la méfiance, l’envie et la haine entre les nations seront anéanties, les occasions de divergence et les prétextes de discorde seront dissipés, la peur de prédominance d’une nation par rapport aux autres disparaîtra, autrement dit, les différentes nations de Hongrie et de Transylvanie pourront de la sorte vivre fraternellement, rajeunies par des institutions libres indépendantes, attachées par des liaisons de reconnaissance, de fidélité et d’union à la chère Maison royale et à la patrie commune, tout comme elles ont habité jusqu’à présent, en paix » 87

Chaque communauté devait alors bénéficier d’une autonomie administrative créant sa patrie virtuelle en absence d’un territoire propre, mais à l’abri d’une « patrie » commune.

Plus tard, au début du XXe siècle, certaines élites politiques roumaines de Transylvanie envisageaient dans leurs projets fédéraux au sein de l’Empire, en plus d’une autonomie administrative de ces nations, un territoire politico-national délimité selon des critères ethniques (linguistiques). Un tel projet formulé par A. C. Popovici, avait comme objectif la constitution des Etats autonomes à l’intérieur de l’Empire. Les critiques de ces projets ont été nombreuses, d’une part relatives à la difficulté de tracer de telles frontières linguistiques dans un territoire très hétérogène d’un point de vue ethnique ; d’autre part, en raison du fait que le nationalisme politique s’affirmait de plus en plus et, avec lui, les idées d’auto-détermination des peuples et de séparation d’avec l’Empire.

La diversité de ces projets politiques ont en commun un élément qui est par ailleurs constant également dans la pratique sociale : une organisation séparée des communautés ethniques selon le modèle de la coexistence, modèle très répandu à cette époque. Il est évoqué parfois dans divers écrits littéraires qui concernent cette période de l’Empire austro-hongrois.

L’écrivain roumain I. Slavici, né dans un village de Transylvanie, décrit avec nostalgie dans un livre de mémoires le contexte particulier de cette cohabitation pluriethnique caractérisée à cette époque par le plurilinguisme, mais aussi par, à la fois, un « vivre ensemble » et un « vivre séparément » :

‘« Les Roumains ne vivaient pas avec les autres mais à côté d’eux ; en paix, mais pas ensemble. J’avais appris le hongrois en jouant avec les enfants des voisins. Mais il était temps que j’apprenne l’allemand ; je prenais des cours privés avec l’enseignant catholique qui était Saxon. (…) Ma mère me disait : ‘’Quant tu rencontres un Roumain, il faut lui dire : ‘Bună ziua ! [‘Bonjour’, en roumain], quand tu rencontres un hongrois tu lui diras : ‘Jó napot !’ [en hongrois] et si c’est un allemand : ‘Guten Tag !’. Et il faut faire cela quelle que soit leur réponse. ‘’»88

L’organisation des communautés villageoises mixtes dont parle Slavici suivait le modèle : une mairie, une église, une école pour chacune des communautés. Ce modèle était souvent apprécié comme une solution aux tensions entre les différents groupes : « Comme ça c’était très bien car les gens vivaient en paix. Il n’y a avait plus de disputes, sinon uniquement au sein des Roumains ou au sein des Hongrois ».

Je rappellerais ici un type particulier de pratique sociale qui est une illustration de cette organisation sociale par communautés ethniques. Il est question de l’institution de Nachbarschaft (Voisinage 89 ), d’origine saxonne, répandue d’abord en ville et ensuite dans le monde rural et qui peut être rencontrée encore de nos jours dans certains villages transylvains. Cette forme d’organisation sociale est constitué sur le critère territorial : toutes les maisons ou les mesnies 90 d’une rue (ou d’une partie de cette rue) forment un Voisinage, possédant une direction élue, des règles strictes d’admission et des responsabilités établies par un statut transmis de génération en génération.

Le nachbarschaft est en lien avec les traditions occidentales médiévales des corporations funéraires, les fraternitas, que les Saxons semblent avoir apporté avec eux lors de la colonisation de la Transylvanie. Il se développe vers le début du XVIe siècle en relation étroite avec l’expansion du protestantisme. Il « reste une pratique saxonne jusque vers 1781 quand le concivitas imposé par l’Administration impériale pousse vers une co-habitation multiethnique des localités. Les Roumains seront encouragés (et quelques fois forcés) à organiser leur propres nachbarschaften (vecinii ou vatasii) avec, au début, un chef saxon (le père du Voisinage). Les Hongrois feront de même, tout en ayant déjà dans les pratiques catholiques, une certaine tradition associative de ce type. »91 La pratique des Voisinages rendait compte d’un type d’organisation et de gestion de la vie des individus par la communauté et, en même temps, elle était en partie responsable de la reproduction d’une organisation sociale (au niveau économique, culturel, politique) segmentaire du point de vue ethnique.

Ces quelques exemples nous introduisent dans la spécificité de la cohabitation multiethnique (exprimée au niveau des projets politiques et des pratiques sociales) au sein de l’Empire austro-hongrois avant l’affirmation des idéologies nationales. Sans envisager ici d’offrir un tableau plus complet des pratiques de coexistence de l’époque, je m’interroge tout de même sur la possibilité de décrire cette singularité de la cohabitation par un phénomène de cosmopolitisme, terme utilisé par Jean Métral92 pour caractériser les villes portuaires du Moyen-Orient de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Ce type de cosmopolitisme qui se développe dans cette partie de l’Empire ottoman, souligne l’auteur, n’était ni un melting-pot, en train de naître dans les villes américaines à la même époque, ni un phénomène d’individualisation de la métropole industrielle, quand le migrant, l’étranger devient citadin en renonçant presque à ses appartenances communautaires. Mais ce cosmopolitisme ne décrirait pas non plus un « univers harmonieux, ou le plaisir d’échanger et de partager avec autrui en toute transparence et réciprocité. » Ce phénomène ferait plutôt référence à une coexistence imbriquée des différences culturelles, à un mode de cohabitation en « gardant ses distances », en conservant son « quant à soi » mais sans un repli total de ces communautés différentes  sur elles-mêmes ; bref, un espace à la fois de la mise en commun et de la séparation. Une question se pose alors : que reste-t-il aujourd’hui de cette tradition du cosmopolitisme ?

En prenant les précautions nécessaires pour une comparaison entre des phénomènes provenant d’Empires différents, nous pouvons quand même observer que dans l’Europe centrale et orientale comme dans le Moyen-Orient, ce cosmopolitisme (et avec lui la pratique du bilinguisme ou multilinguisme)semble avoir souffert de l’avènement des Etats-Nations. En Transylvanie, le Royaume hongrois à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, ainsi que l’Etat roumain d’après 1918, ont mené une politique d’homogénéisation politique, nationale, religieuse, territoriale, selon le principe un Etat - une culture - une nation issu de l’idéologie nationale en vogue en Europe occidentale. Certains auteurs93 soulignent que dans le contexte du démembrement des anciens empires multiethniques en faveur d’un nouvel ordre social basé sur l’Etat-Nation et sur une identité nationale (ou mieux ethno-nationale, qui repose sur une langue et/ou une religion dominante), l’Occident a amené un processus d’acculturation des peuples vivant auparavant dans des cadres socio-culturels très différents. L’idéologie de l’Etat-nation a brisé une dimension importante de cette tradition du « vivre ensemble et séparé » de populations cohabitant sur un même territoire. Elle va renforcer les séparations en défaveur des liens entre ces communautés, en faisant apparaître des phénomènes d’exclusion ethnique là où les séparations n’excluaient pas l’idée de mise en commun. Cette politique a eu aussi des effets sur la manière de penser le territoire, et en particulier le territoire de la Transylvanie, en direction d’une construction à la fois ethnicisée et exclusive du territoire.

Nous verrons plus tard, dans la recherche auprès des institutions et des associations de la ville de Cluj ainsi que dans les pratiques individuelles, qu’il existe encore de nos jours une tension forte entre la spécificité d’une cohabitation multiethnique héritière des traditions impériales et les pratiques du nationalisme.

Notes
86.

Barit G., cité in Mitu S., « Formation de l’idée de patrie chez les Roumains de Transylvanie pendant la première moitié du XIX siècle », in Romanian Political Science Review, vol. II, nr. 2, Ed. Meridiane, p. 372.

87.

Cité in Mitu S., op. cit., p. 373.

88.

Slavici I., Amintiri, Ed. pentru literatura, 1967.

89.

Le mot « Voisinage » traduit de l’allemand « Nachbarschaft » ne doit pas se confondre avec un simple voisinage de proximité. J’utilise la majuscule pour faire une distinction entre les deux sens.

90.

Ce terme a été proposé par Paul-Henri Stahl pour désigner ce qu’en roumain on appelle gospodarie (du slave gospodar, maître de maison). Le terme roumain fait référence à l’unité domestique rurale, à la fois unité d’habitation familiale et exploitation agro-pastorale.

91.

Mihailescu V., « Parenté et proximité dans les communautés rurales des Balkans », intervention au colloque « Etudes balkanique : état des savoirs et pistes de recherche », Paris, 19-20 décémbre 2002. Pour la question du voisinage voir aussi Mihailescu V. (sous la dir. de), Vecini si vecinatati in Transilvania, Paideia, 2002.

92.

Métral J., « Ordres urbains et cosmopolitismes en Méditerranée orientale », in Joseph I. (ed.), Prendre place : espace public et culture dramatique, Editions Recherche, Paris, 1995.

93.

Corm G., op. cit.