Le « transylvanisme » hongrois et le régionalisme roumain

Afin de rester ici dans le cadre des projets de mise en commun entre les différentes communautés ethniques de Transylvanie, je vais présenter deux autres courants importants, nés dans le contexte de construction de l’Etat national roumain, durant l’entre-deux guerres.

Les conséquences du Traité de Trianon ont produit un grand bouleversement en Transylvanie, aussi bien au sein de la population hongroise qui se retrouve « minoritaire », qu’au sein de l’Etat roumain, lequel incorpore une nouvelle région dont le caractère pluriethnique (environ 40% de la population n’était pas roumaine) est un défi pour la construction d’un Etat national homogène.

Dans le cas de la population hongroise de Transylvanie, la communauté politique se dissocie de la communauté culturelle. L’ancien système d’appartenance à la communauté politique-étatique de la population hongroise subi un changement majeur dans le sens où l’affiliation politique doit se faire désormais à un Etat jugé comme étranger. Cette rupture avec la mère-patrie, protectrice jusqu’alors de leur intérêts, oblige en fin de compte les Hongrois à une réorganisation sociale de leur communauté afin de survivre culturellement et politiquement dans ce nouveau cadre étatique.

Un groupe d’intellectuels, constitué essentiellement d’écrivains, réunis au sein de la publication Erdélyi Helikon, a tenu un rôle extrêmement important dans ce processus de réveil national hongrois transylvain. Ces derniers ont développé un courant important (avant tout littéraire) appelé jusqu’à nos jours « transylvanisme ». Les principes formulés par ce groupe ont permis d’établir les bases de la constitution d’une communauté hongroise transylvaine, affirmant ainsi sa singularité et une rupture certaine avec la mère-patrie.

Kós Károlyi, un des plus remarquables représentants du groupe, écrivait en 1921 un manifeste considéré jusqu’à aujourd’hui comme une idée-force pour la communauté hongroise de Transylvanie. Il soulignait dans ce document :

‘« Pendant un demi-siècle une seule terre hongroise, un grand atelier, jeune et puissant furent vivants. Nous, Hongrois de Transylvanie, de Banat, de Crisana et de Maramures, nous avons été enlevés de cet atelier qui fut constitué autrefois par notre travail épuisant (…). A l’ouest [en Hongrie], le soleil s’est couché, le ciel est pourpre et les nuages lourds du destin s’entrevoient à l’horizon. En vain, couleront nos larmes. (…) Avec nos savoir-faire transylvains millénaires et avec notre force ancienne et éprouvée, nous devons défricher de nouveaux chemins, mais cette fois pour nous seuls. »94

La rupture du corps national (de ce « grand atelier ») est vécue de manière dramatique en Transylvanie. Cependant, il convient de remarquer qu’il n’est pas question d’une rupture avec la « seule terre hongroise », mais seulement avec le « grand atelier ». Autrement dit, comme nous le verrons plus tard, le territoire reste, au niveau symbolique, compact et unique, c’est-à-dire intègre, malgré les modifications politiques d’après Trianon.

Dans la période de l’entre-deux-guerres s’affirme un fort discours sur l’attachement de la population hongroise à la terre transylvaine, restée le seul repère stable dans ce monde bouleversé par les changements. Ce discours sur le lien organique à la terre apparaît à la fois comme un mécanisme d’affirmation d’une singularité culturelle face aux confrères de Hongrie et comme un mécanisme de distinction et de protection face à la volonté d’homogénéisation culturelle manifestée par l’Etat roumain. C’est dans le contexte d’affirmation de cette double distinction que nous devons situer la naissance d’un discours nouveau sur la Transylvanie chez les Hongrois de cette région. Cet espace est perçu comme une entité socio-culturelle et politique distincte à la fois de la Roumanie et de la Hongrie. Le cadre géographique transylvain devient un instrument important sur lequel se construit cette singularité du territoire. Selon Kós K., ce cadre géographique, bien délimité par rapport aux régions voisines et doté d’une individualité territoriale nettement affirmée, conférerait à cette région les caractéristiques d’une entité distincte, y compris du point de vue économique. Le cadre naturel, souligne l’auteur, a joué un rôle important au fil des années dans la création de certains éléments communs aux peuples qui cohabitent sur ce territoire. Une nouvelle interprétation du cadre « naturel » et des frontières « naturelles » (dépassant des interprétations attribuées par les deux idéologies nationales, roumaine et hongroise) modelera une autre image du territoire. Il est question d’un espace idéalisé dans lequel auraient vécu en paix depuis des siècles Roumains, Hongrois et Saxons. Cet accent mis sur la singularité de cet espace transylvain et de la particularité de sa cohabitation multiethnique devrait être compris, en grande partie, comme un élément stratégique de discours dans un contexte où la communauté hongroise cherche une solution pour résister aux politiques homogénéisantes du gouvernement roumain.

Les deux idées-forces du « transylvanisme » concernent dans un premier temps la communauté hongroise et dans un second temps cet espace transylvain de cohabitation pluriethnique. En lien avec ce premier point, les « transylvanistes » conçoivent la communauté hongroise comme une entité sociale organique et distincte possédant un droit légitime à considérer la Transylvanie comme sa patrie, aux côtés des autres peuples qui vivent ici. Kós K. soulignait :

‘« Nous ne sommes pas simplement un nombre d’individus arrachés au cadre national unitaire hongrois, nous formons une entité historique millénaire distincte, avec une conscience transylvaine distincte, avec une culture et une connaissance de soi-même à part ».’

Cette « conscience transylvaine » renvoie à un devoir moral : le devoir de rester sur place et de résister à toute assimilation culturelle. L’émigration est ainsi vue comme une trahison vis à vis de sa communauté :

‘« Celui qui a peur, celui qui est lâche, celui qui n’a pas confiance ou qui n’y croit pas, celui qui est faible, qu’il quitte sa place. Celui-là peut partir. Il nous crée des problèmes, il rend inutile notre travail, il nous met des obstacles. Celui-là est notre traître ! ».’

Par rapport à la singularité de la cohabitation transylvaine, le « transylvanisme » insiste sur les liens et la coexistence en paix des différents groupes culturels vivant ici. Cette idée a fait consensus au sein du groupe, malgré les différences d’opinion qui se sont affirmées par ailleurs au sein du courant « transylvaniste ». La Transylvanie est un espace de la rencontre entre des nations, des langues, des confessions différentes. Comme observait Flóra G.95 en reprenant les idées de Kós K., « l’interaction culturelle aurait conduit à la constitution d’une culture transylvaine, sans annuler ou diminuer la spécificité spirituelle de chaque communauté ». Dans cette lecture de la Transylvanie, l’accent est mis plus sur les liens entre les communautés que sur leurs conflits :

‘« Durant mille ans, le territoire de la Transylvanie a connu un miracle : ainsi trois peuples et trois cultures ont vécu ensemble, en gardant – car elles ont pu le faire – leur personnalité distincte et en acquérant toutefois un caractère commun, différent des cultures et des peuples voisins ».96

Dans le souci de favoriser la mise en commun, les « transylvanistes » se sont proposés de dépasser les images exclusives du territoire entretenues par les deux historiographies nationales. Ils voulaient reconsidérer le rôle de l’histoire et de l’historiographie afin d’éliminer les éléments générateurs de tensions ethniques. A ce propos, Kós K. a d’ailleurs écrit un livre d’histoire intitulé « La Transylvanie », une « esquisse d’histoire culturelle » comme il le disait lui-même, dans lequel ce territoire n’apparaît plus comme une arène de confrontation permanente entre ses peuples, telle que les historiographies traditionnelles le suggèrent. Sans minimiser les mérites de ce livre, certains auteurs ont, cependant, souligné une volonté importante de dépasser les controverses et les conflits du tableau général de la région, allant jusqu’à les ignorer parfois.

La publication Erdélyi Helikon a mené quelques initiatives intéressantes afin de rapprocher les différentes communautés et leurs cultures. Un programme de traductions en hongrois des auteurs roumains et allemands a vu le jour, ainsi que l’organisation de manifestations communes (soirées littéraires, rencontres avec les lecteurs, etc.)

Au-delà de sa dimension culturelle, le « transylvanisme » n’a pas caché ses objectifs politiques. Les membres de ce courant se sont prononcés pour un système d’autonomie de la Transylvanie, que cette région aurait toujours connu et qu’elle ne devait donc pas perdre au sein de la Roumanie. Par ailleurs, les « transylvanistes » mettent en avant la période de la Principauté de la Transylvanie qui est, selon eux, une illustration d’un modèle de tolérance religieuse et d’autonomie des communautés. En outre, le modèle dont ils se sentent les plus proches est celui d’une « Suisse transylvaine », dans laquelle les minorités disposeraient d’un système d’autonomie avec des cantons (nouveaux avatars des anciens districts autonomes de la Principauté) à l’intérieur d’un Etat roumain fédéral.

Sans faire unanimité au sein de la communauté hongroise même, ce courant fut considéré par certains comme utopique et romantique, sous le motif qu’il ne tenait pas compte des réalités sociales de la Transylvanie. Cette critique développée surtout par la publication hongroise Korunk et par son promoteur Gaál Gábor, propose de sortir de ce « transylvanisme littéraire » pour inscrire la littérature hongroise dans le contexte plus large de la Roumanie.

Du côté roumain, les critiques ont été plus violentes, le « transylvanisme » étant jugé comme une forme masquée de régionalisation. Il ne serait qu’un « régionalisme habillé en costume de fête » qui aurait comme objectif de « créer un abîme au sein des Roumains, poussant les Roumains de Transylvanie dans les bras des Hongrois, soit dans le but d’une union avec la Hongrie, soit pour une autonomie de la Transylvanie qui deviendrait ainsi un Etat-tampon entre la Hongrie et la Roumanie »97. Les réactions roumaines ont porté aussi sur l’idée de supériorité, qui aurait été sous-entendue, de la culture roumaine transylvaine face à la culture de l’ancien Royaume roumain.

Le rejet des idées « transylvanistes » de la part des politiciens et des leaders spirituels roumains de l’époque, ont orienté progressivement les adeptes de ce courant vers un repli sur leur propre communauté, vers une position défensive dirigée plus nettement vers la sauvegarde de leur communauté, et moins vers des initiatives de mise en commun avec les autres populations de la région. Cette orientation explique aussi le fait que, malgré l’intérêt des idées « transylvanistes » auprès de certaines élites culturelles roumaines et allemandes, ce courant de pensée reste perçu dans la mémoire collective comme un courant essentiellement hongrois. Les idées du « transylvanisme » seront reprises, comme nous pourrons l’observer plus tard, dans des initiatives collectives roumano-hongroise après 1989.

Il est intéressant de situer les idées politiques du « transylvanisme » dans le contexte de la pensée politique roumaine transylvaine de l’époque. Nous pouvons remarquer que certaines idées trouvent un écho chez les politiciens roumains transylvains. Cela transparaît d’une part dans la « Déclaration d’Alba-Iulia » (1918), qui affirmait l’autonomie provisoire des territoires de la Transylvanie, rappelant les principes importants de liberté nationale et religieuse, d’autre part dans certaines idées régionalistes de l’entre-deux-guerres.

Chez les Roumains de Transylvanie, le régionalisme a été accompagné d’un discours militant pour la cause nationale. Ce dernier prendra finalement le dessus sur le discours régional.

Les tensions entre la Transylvanie et le gouvernement de Bucarest étaient déjà présentes dès les premières années qui suivent l’union, quand politiciens et patriotes transylvains du Conseil Dirigeant 98 souhaitaient mener une politique plus ou moins indépendante des structures de pouvoir de Bucarest. Comme l’observait Irina Livezeanu99, le conflit entre ce conseil et le pouvoir central  aurait été lié à la question des « conditions » dans lesquelles devait se mettre en place l’union de la Transylvanie à la Roumanie : devait-elle être une union sans réserves et sans conditions, ou plutôt un « mariage » sur des positions égales et dans lequel la Transylvanie serait restée un partenaire autonome ? Malgré de nombreuses voix transylvaines en faveur de cette dernière proposition, l’idée d’autonomie aurait fait mauvais effet dans l’enthousiasme général du moment, célébrant l’union de tous les Roumains. La solution de compromis fut une « autonomie provisoire » et une période de transition qui mènerait vers l’unité totale au sein de l’Etat roumain centralisé.

Cependant, la tradition fédéraliste, dominante chez les Roumains transylvains à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, contrevenait totalement à l’idée d’un Etat centralisé. Contre ce dernier, de nombreux manifestes transylvains sont apparus pendant l’entre-deux-guerres, comme fut le cas des documents rédigés par les hommes politiques Romul Boila et Iuliu Maniu. Si le premier avait fait une proposition de projet constitutionnel mettant en avant l’importance de la décentralisation et de l’élection des gouvernements régionaux100, les écrits de ce dernier101 furent plus explicites quant à l’incompréhension des traditions et de l’« esprit transylvain » par le pouvoir central :

‘« La Transylvanie et le Banat ont été jetés dans un climat totalement contraire à leur conception de vie ». ’

Iuliu Maniu, personnalité politique transylvaine remarquable, conteste la mise à l’écart des transylvains des fonctions administratives locales, positions détenues en grande partie par un personnel venu de l’ancien Royaume et désigné à Bucarest. Cette situation fait dire à Maniu que « la Transylvanie et le Banat ont pris le visage d’un territoire sous occupation ». Les Roumains transylvains ont le sentiment d’être trahis et d’être dépossédés à la fois de leur droit d’intervention dans la vie publique locale et de certaines traditions ou biens économiques :

‘« Et pendant qu’on faisait tout pour exclure les transylvains de la tête des affaires publiques, les richesses de la Transylvanie et du Banat étaient accaparées de manière systématique ».’

Un léger sentiment de supériorité culturelle transylvaine est déjà très visible à cette époque. La misère, l’hypocrisie et la désorganisation bureaucratique sont perçues comme des éléments balkaniques apportés en Transylvanie par les fonctionnaires venus de l’autre côté des Carpates. L’image d’un espace transylvain plus civilisé et plus riche du point de vue économique par rapport à l’ancien Royaume roumain, reste depuis l’entre-deux-guerres et jusqu’à nos jours très actuelle dans l’imaginaire des habitants de la Transylvanie.

En guise de conclusion, il convient de souligner que - malgré certains mécontentements communs qui auraient pu lier Roumains et Hongrois transylvains - cette convergence d’idées de l’entre-deux-guerres n’a abouti à aucun résultat politique, ni à des projets de collaboration à long terme dans d’autres domaines de la vie sociale. Dans un premier temps, nous devons noter que des tensions fortes existaient entre les deux communautés, les Roumains transylvains accusant le pouvoir de Bucarest d’accorder aux Hongrois plus de droits et de positions dans les structures locales. Certaines de ces tensions ont été consciemment entretenues par Bucarest, car une bonne entente aurait pu renforcer le régionalisme et mettre en danger l’unité si fragile du nouvel Etat. Dans un deuxième temps, au sein même de la communauté hongroise, le « transylvanisme » est restée une idéologie plutôt incohérente et divisée, chaque penseur ou groupe ayant une vision différente du « transylvanisme ». Enfin, dans un contexte historique et politique assez instable, aussi bien les Roumains que les Hongrois de Transylvanie se sont penchés davantage sur la défense de leur cause nationale, au point de perdre tout intérêt de constituer des liens avec l’autre.

Il convient toutefois de remarquer que durant l’entre-deux-guerres la question de la spécificité transylvaine fut pour la première fois élevée au rang de discours politique commun aux Hongrois et aux Roumains de Transylvanie.

Un certain décalage temporel concernant l’affirmation et la volonté de mener un projet en commun, du côté hongrois et du côté roumain peut être observé tout au long de l’histoire. Durant le XIXe siècle, les Roumains transylvains, militant pour la reconnaissance de leurs droits collectifs, avancent de nombreux projets de construction politique d’un territoire transylvain pensé comme patrie commune à toutes les populations vivant dans cette région. Cependant, l’intérêt pour un tel projet était moindre du côté hongrois. En effet, à cette époque, les idées nationales de la Grande Hongrie brisaient tout discours sur les particularités des régions au sein du Royaume. Après 1918, la situation est inversée. Les Hongrois, en situation « minoritaire » cherchent dans le discours régional et dans la coopération avec les autres groupes nationaux une solution pour défendre leurs intérêts collectifs. Du côté roumain, il est question cette fois d’une revanche identitaire et d’une idéologie nationale face à laquelle les projets de se penser en commun avec les autres seront presque totalement effacés.

Notes
94.

Kos K., « Glasul care striga » (Kiáltó Szó), in Nastasa L., Salat L. (ed), Maghiarii din România şi etica minoritară (1920-1940), Cluj, Ed. CRDE, 2003, p. 46.

95.

Flóra G., « Primii teoreticieni ai transilvanismului », in Altera, 10, p. 195-207.

96.

Kós K., cité in Flóra G., op. cit., p. 201.

97.

Gociman A., Romania si revizionismul maghiar, Cluj-Napoca, Ed. Clusium, 1996.

98.

Le Conseil Dirigeant est un gouvernement provisoirede la Transylvanie, qui a fonctionné entre 1918-1920.

99.

Livezeanu I., Cultura si Nationalism in Romania Mare, 1918-1930, Bucuresti, Editura Humanitas, 1998, p. 162.

100.

Boila R., « Etude sur la réorganisation de l’Etat roumain uni » (1931), in Gherman S., La régionalisation -rapport sur l’état de la notion, Ed. Ethnograph, Cluj-Napoca, 2003.

101.

Maniu I., « Le Memorandum des Roumains de Transylvanie (Ardeal, Banat, Crisana, Maramures) adressé au Roi Carol (le 15 décembre 1938) », in Gherman S., op. cit.