1.3.1. Histoires de la ville : Klausenburg, Kolozsvár, Cluj, Cluj-Napoca 102

A la recherche de livres retraçant l’histoire de la ville, j’ai été confrontée à un problème similaire à celui rencontré pour la Transylvanie : une histoire communément acceptée de la ville de Cluj n’existe pas. Les livres des historiens roumains publiés pendant le communisme, les différentes versions publiées par des Hongrois, ou encore des livres parus après 1992 à l’initiative d’une municipalité ultranationaliste, sont autant de livres et de versions de l’histoire de la ville. L’ethnologue, ou le sociologue, est alors contraint, et en premier lieu, à un travail d’historien, obligé de défricher des sources historiques très variées afin de comprendre l’histoire, ou les histoires de la ville, et les enjeux de cette construction multiple de l’histoire. Finalement, cet état des lieux rend compte du fait que l’histoire de la ville de Cluj, et plus largement de la Transylvanie, ne peut être saisie que de cette manière, en ayant recours à cette diversité des sources. L’absence d’une version dans laquelle se reconnaitraient plusieurs groupes de la ville doit être manifestement considérée comme un fait sociologique, partie prenante de la réalité de la ville et de la région.

« Il n’y a pas de livre d’histoire de la ville de Cluj », observait un sociologue local, pour dire en effet, que même après 1989, les initiatives de publier une histoire qui puisse concilier toutes ses versions et servir d’instrument dans le travail de recherche font défaut. Cet aspect confirme le manque de coopération et d’un consensus minimal sur le passé de la ville.

Sans retracer chronologiquement l’histoire entière de Cluj, je me propose ici de reprendre quelques aspects qui mettent en évidence sa spécificité, plus précisément la manière de laquelle un espace culturellement très divers se construit comme un espace de compétitions et d’oppositions ethniques, notamment au niveau des élites.

Aujourd’hui, la ville de Cluj-Napoca est connue aussi bien en Hongrie qu’en Roumanie comme un lieu de confrontations roumano - hongroises. Ces dernières portent justement sur la lecture du passé de la ville et en particulier sur la question de l’antériorité de la présence sur ce territoire.

En effet, la tendance générale est d’ignorer un des héritages les plus importants de la ville : l’héritage saxon. Jusqu’au XVIe siècle, la population germanique était majoritaire à Cluj. Je rappelle que cette population s’était installée en Transylvanie au cours des XIIe et XIIIe siècles, dans le contexte d’un dépeuplement de la région suite aux invasions des peuples migratoires. La tendance est aujourd’hui d’oublier le rôle économique, culturel et politique joués par ces populations saxonnes dans la fondation et dans le développement des villes de la Transylvanie et plus largement d’Europe centrale. Ces populations ont développé l’artisanat et le commerce, ont contribué de manière notable au renforcement du Château et au bon fonctionnement des institutions civiles de la ville. Elles ont introduit la Réforme en Transylvanie, pour ne rappeler ici que les apports majeurs.

Une description de la ville de Cluj faite en 1938 rend compte de cette ville nommée autrefois Klausenburg :

‘« Le centre-ville garde encore l’aspect saxon, les maisons à toit haut, aux petites fenêtres et aux grandes portes, hautes et voûtées, assurant une isolation parfaite de la rue. Vers l’est, le Hostat (de l’allemand Hochstadt), d’origine saxonne, avec des habitants qui, malgré le fait qu’ils sont de bons Hongrois, ont encore la conscience qu’ils ont appartenu autrefois à la grande famille allemande. Vers le sud, nous avons le vieux [cimetière] Hazsongard 103 , du nom du saxon Hasenschart »104. ’

Ces fragments de texte évoquant à la fois l’héritage allemand de la ville et une certaine assimilation culturelle des Saxons en « bons Hongrois », ne laissent rien entrevoir quant aux tensions qui ont accompagné le processus de magyarisation des Saxons.

Ces conflits qui ont éclaté à Cluj entre Saxons et Hongrois au XVIe siècle renvoient, comme le remarquait F. Pozsony105, à des confrontations roumano-hongroises actuelles, même si les disputes n’avaient pas encore un fondement national dans le sens moderne du terme. Cette comparaison établie par l’auteur me semble intéressante et je reprends ici quelques unes de ses idées.

Selon Pozsony, les recherches ethnographiques et historiques montrent qu’aux XVIe et XVIIe siècles les Saxons et les Hongrois entretenaient des relations quotidiennes très nombreuses et variées. La modernisation de l’artisanat, avant tout apport des Saxons (en lien direct avec l’Europe de l’ouest), et une religion commune avec la Réforme, ont amené Saxons et Hongrois à se rencontrer souvent. Leurs liens étaient assez forts, aussi bien dans la sphère publique que privée et les mariages mixtes en témoignent. A une époque où les Saxons étaient de plus en plus assimilés aux Hongrois, les villes saxonnes de Transylvanie comme Brasov (Kronstadt) et Sibiu (Hermannstadt) se retournent contre la ville de Cluj, perçue comme un mauvais exemple : les intellectuels saxons de Brasov et de Sibiu critiquaient les pratiques des Saxons de la ville de Cluj, en particulier les mariages mixtes, qui conduisaient à l’assimilation.

L’auteur montre que malgré cette cohabitation riche en échanges, des conflits importants entre les nobles hongrois et saxons ont vu le jour dans la deuxième moitié du XVIe siècle. Population majoritaire à Cluj avant le XVIe siècle, les Saxons occupaient des fonctions importantes dans l’administration de la ville. Après la naissance de la Principauté de la Transylvanie, les Hongrois sont devenus majoritaires et cette situation a entraîné une restructuration administrative (jusque là, Hongrois et Saxons dirigeaient la ville à parité). La lutte pour le pouvoir et pour les privilèges économiques était accompagnée par une dimension symbolique du discours. La compétition s’est exprimée dans des manipulations du passé et dans des réinterprétations de l’histoire ayant pour base la création de mythes différents. Les Saxons devenus minoritaires et sentant leur position dominante menacée, argumentent en faveur de leurs droits par leur rôle civilisateur dans la ville et par leur apport dans la construction de celle-ci après les invasions. De plus, ils essayaient d’affirmer leur antériorité sur le territoire par rapport aux Hongrois, qui se considéraient eux-mêmes comme les premiers arrivés en Transylvanie et qui traitaient à leur tour les Saxons de « rustiques », «paysans» et « étrangers » (venetici).

Selon F. Pozsony, la phraséologie de cette dispute hongroise-saxonne de la fin du XVIe siècle s’apparente aux disputes hongroises-roumaines de la fin du XXe siècle. Dans les années 50, particulièrement avec l'industrialisation, la structure ethnique de la ville de Cluj s’est modifiée, la population roumaine devenant majoritaire (cf. tableau p. 100) Majoritaires dans une ville dont les lieux sont fortement imprégnés par une mémoire hongroise, les Roumains « utilisent parfois des mythes difficilement vérifiables et des stratégies d'occupation symbolique de l'espace, tandis que les Hongrois qui sont maintenant minoritaires considèrent qu'ils ont créé un état et une culture sur ce territoire, raisons pour lesquelles ils voient ce territoire comme leur patrie »106.

Pour résumer, nous pouvons remarquer un oubli presque général dans le discours public de la composante saxonne de l’histoire de la ville et une polarisation du discours entre des élites roumaines et hongroises pour légitimer des droits historiques sur le territoire. Il est évident que cet oubli s’explique en grande partie par l’exode massif des Saxons de Transylvanie qui s’intensifie dans les dernières années du régime de Ceausescu mais aussi après 1989. En effet, nous sommes à Cluj dans un cas de quasi disparition d’une communauté. Toutefois, elle est encore représentée aujourd’hui par le Forum Allemand, organisation civile qui n’est cependant pas impliquée dans les compétitions pour l’appropriation symbolique du patrimoine de la ville. A défaut d’une communauté saxonne qui revendique en son nom un passé et un patrimoine de la ville, Klausenburg reste seulement un « beau souvenir »107 face aux compétitions fortes entre les élites hongroises et roumaines d’après 1918 et jusqu’à nos jours, respectivement pour la suprématie de Cluj-Napoca ou Kolozsvár.

Cependant, si nous regardons les résultats d’un sondage réalisé dans la ville de Cluj en 2002108, nous pouvons observer que Klausenburg garde encore une place importante dans la mémoire de la population de la ville. A la question : « Si vous pouviez décider de la dénomination de votre ville inscrite sur un panneau public à l’entrée de la ville, quelles versions choisiriez-vous ? », les réponses sont les suivantes (Cf. page suivante):

Nom de la ville Pourcentage de la population
Cluj 10,4 %
Cluj / Kolozsvár 5,1%
Cluj-Napoca 53,4%
Cluj-Napoca / Kolozsvár 5.3%
Kolozsvár 2.7%
Cluj / Kolozsvár / Klausenburg 11,0%
Klausenburg 0.5%
Cluj-Napoca / Kolozsvár / Klausenburg 11.6%

Nous constatons que les noms Cluj / Kolozsvár et Cluj-Napoca / Kolozsvár (10,4% en cumulant) enregistrent des résultats moins importants que ceux qui incluent les trois dénominations de la ville (22,6 % au total). En dépit de cela, l’option majoritaire exclut les composantes saxonne et hongroise dans le nom de la ville (63, 8 %).

Le problème de baisse démographique auquel ont été confrontés les Saxons a également préoccupé les Hongrois de manière obsessionnelle. Cluj suit le modèle de la plupart des villes d’Europe centrale et orientale qui apparaissent comme des îlots d’une nationalité, entourés par une majorité slave ou roumaine. Ville majoritairement hongroise jusqu’au 1956, Cluj fut une enclave magyare dans un environnement villageois à prédominance roumaine. Les politiques intenses de magyarisation de la fin du XIXe siècle furent une des réponses à cette situation. Le « danger » démographique roumain a été un élément constant dans l’imaginaire des Hongrois de Transylvanie, et ceci encore de nos jours. Un professeur de l’université de Cluj illustre bien cet état d’esprit dans un mémoire adressé en 1888 au Ministère de l’Education de Budapest :

‘« S’il y a une nécessité quelque part, alors c’est surtout à Cluj qu’il est nécessaire de renforcer et de développer la culture magyare et le patriotisme magyar (…) parce que, non seulement par son passé historique, mais aussi par son rôle culturel d’aujourd’hui, Cluj est la capitale et le foyer de culture de la Transylvanie. La ville de Cluj est alors appelée et légitimée à être le promoteur de l’idée d’Etat hongrois et elle doit l’être avant que cela soit trop tard ! En soi, la ville de Cluj est vraiment hongroise, mais elle est entourée de partout par des Valaques qui se multiplient sans arrêt et s’approchent d’elle, serrant de plus en plus le cercle afin de l’étrangler.»109

Un regard sur les données statistiques de la population de Cluj selon les catégories ethniques (cf. tableau ci-joint) met en évidence les changements enregistrés à travers le temps, plus particulièrement la croissance démographique roumaine et le recul de la population hongroise. Les données statistiques furent à différentes occasions des sujets de controverses entre Roumains et Hongrois, chaque partie contestant les chiffres présentés par l’autre. Ce sont les procédures par lesquelles sont établies les catégories « ethniques » qui sont généralement attaquées. Les Roumains critiquent souvent les statistiques hongroises d’avant 1920 qui recensaient la population selon la langue maternelle, méthode qui aurait permis d’enregistrer comme Hongrois les Juifs et d’autres peuples. Selon les élites roumaines, cette stratégie aurait permis de surévaluer la population hongroise. A l’opposé, les critiques des Hongrois portent sur des statistiques de l’entre-deux-guerres ou de la période communiste, en particulier sur certaines stratégies d’enregistrement de la population selon l’identification ethnique qui auraient favorisé le nombre de la population roumaine110. Il convient de noter qu’après 1989 ce climat de suspicion disparaît, les chiffres des deux derniers recensements faisant pratiquement consensus entre élites roumaines et hongroises.

Pour les Hongrois, la ville de Cluj représente encore aujourd’hui un bastion de résistance en Transylvanie, raison pour laquelle la bataille des chiffres fut une question importante. Mais le désarroi a touché la communauté hongroise de Cluj lors des résultats du dernier recensement qui a confirmé la baisse démographique de la population hongroise à 18,8 %. Le seuil de 20% aurait permis de préserver les droits stipulés par la loi de l’Administration publique locale, qui autorise l’affichage public bilingue dans la ville. Je reviendrai plus tard sur cette grande « défaite » et ses significations.

La dynamique historique de la population de la ville de Cluj (1880 – 2002) selon les catégories ethniques
Année Population Totale Roumains Hongrois Allemands Autres
    Effectif % Effectif % Effectif % Effectif %
1880 29 923 3 978 13,29 23 490 78,5 1 468 4,91 987 3,30
1910 62 733 8 886 14,16 51 192 81,6 1 678 2,67 977 1,56
1930 103 840 36 981 35,61 55 351 53,3 2 728 2,63 8 780 8,46
1941 114 984 11 524 10,02 100 172 87,12 1 841 1,60 1 447 1,26
1948 117 915 47 321 40,13 67 977 57,65 360 0,31 2 257 1,91
1956 154 723 74 623 48,23 77 839 50,31 1 115 0,72 1 146 0,74
1966 185 663 105 185 56,65 78 520 42,29 1 337 0,72 621 0,33
1977 262 858 173 003 65,82 86 215 32,8 1 480 0,56 2 160 0,82
1992 328 602 248 572 75,65 74 892 22,79 1 149 0,35 3 989 1,21
2002 317 953 252 433 79 60 287 19 734 0,2 4 499 1,8

Source : Rotariu T. (coord.) et al., Recensământul din 1880 et Recensământul din 1910 in Studia Censualia Transilvanica, Bucureşti, Ed. Staff, 1997 et 1999, Recensământul din 1941, in Studia Censualia Transilvanica, Cluj, Ed. Presa Universitară Clujeană, 2002 ; Varga E. Arpád (éd.), Erdély etnikai és felekeseti statisztikája. IV. Fehér, Beszterce-Naszód és Kolozs megye, Teleki László Alapitvány, Pro-Print Könyvkiadó, Budapest, Csikszereda, 2001.

Je m’arrêterai par la suite à un autre aspect important dans la construction segmentaire d’un point de vue ethnique de la ville de Cluj. Il est question des changements nombreux et violents de régime politique et, en particulier, des passages d’un pouvoir hongrois à un pouvoir roumain et inversement. Ces changements provoquent encore aujourd’hui de douloureux souvenirs pour les populations locales et maintiennent parfois le discours dans une logique d’exclusion de l’autre. J’examinerai ici deux exemples de changement de régime politique : celui de 1918 - moment du rattachement de la Transylvanie à la Roumanie - et celui de la période 1940-1944.

Un journaliste roumain de l’entre-deux-guerres qualifiait l’installation du pouvoir roumain à Cluj dans les termes d’une « liquidation du Kolozsvár hongrois et de constitution du Cluj roumain ».111 Les crispations identitaires survenues avec ce changement s’expriment du côté roumain par une volonté de rayer (« liquider ») la mémoire hongroise de la ville ; du côté hongrois, elles se manifestent par une hostilité et un rejet total de l’autre, le Roumain. Dans cette situation où la presque totalité des fonctionnaires de la ville étaient Hongrois, le gouvernement roumain a envoyé en Transylvanie de nombreux intellectuels et personnes aptes à occuper des fonctions dans l’administration locale, afin de conférer un caractère plus roumain à la ville. Ce sont ces populations qui ont été plus particulièrement rejetées par les Hongrois et par les Juifs. Du côté roumain, la situation était vue ainsi : « Le Kolozsvár hongrois, opprimant jusqu’à maintenant les Roumains, s’obstinait à garder son caractère ancien. Il ne voulait pas céder la place au Cluj roumain, opposant une forte résistance illustrée par la déclaration des élus de la commune refusant tout contact avec le nouveau pouvoir et revendiquant l’appartenance à un régime qu’ils pensaient disparu seulement de manière provisoire. »112 A cette hostilité des élus s’ajoute l’hostilité des propriétaires des maisons par rapport à toute installation de la population roumaine dans la ville. Parallèlement, des articles de journaux (parus en septembre 1919) s’adressaient « aux concitoyens hongrois de Cluj » avec la phrase récurrente « Faites-nous de la place ! ». Des réponses agressives à cette hostilité ont aussi existé du côté roumain. Ainsi les discours des nouveaux dirigeants roumains de la ville sous-entendaient un désir de purification de cette dernière concernant la population hongroise indésirable, qui faisait obstacle à toute installation roumaine.

Mais la situation peut être vue sous d’autres aspects. Avec l’arrivée à Cluj des populations diverses de l’ancien Royaume de Roumanie, de nouvelles pratiques apportant d’autres influences culturelles  apparaissent dans la ville :

‘« A Cluj est apparu la bodega113, une grande nouveauté en Transylvanie où, jusqu’à présent n’existaient que des cafés et des casine 114 . Par rapport à ces derniers dans lesquels, selon le modèle viennois, le svart 115 était seulement un prétexte pour la lecture des journaux accrochés au mur sur des supports spéciaux, dans la bodega on entrait, on prenait en vitesse une tuica  116 et une boulette de viande (chiftea) et les consommateurs reprenaient la route. La bodega avait également une table spéciale pour les professeurs universitaires venus de Bucarest et Iasi et où ils avaient l’habitude des bodega »117.’

Si les pratiques de la ville expriment la complexité d’un monde en pleine transformation, par la rencontre de coutumes venant des espaces culturels différents, Roumains et Hongrois se meuvent dans des espaces segmentés et juxtaposés. Les Roumains tentent de s’emparer de la ville tandis que les Hongrois tentent de résister à cette « invasion ». Le même journaliste roumain commentait : « Seulement deux journaux roumains paraissaient à Cluj, la Patrie et la Nation, tous les deux politiques, (…) et nous les lisions tous pour les informations dont nous extrayions l’avancée roumaine de la ville. »118

Les changements brusques et radicaux survenus en 1940, quand Cluj et d’autres villes de la Transylvanie du nord tombent à nouveau sous occupation hongroise, renforcent les tensions roumano - hongroises de la ville. Le texte d’une chanson patriotique de l’époque, intitulée « Le Cluj hongrois » chantée à un concert dans la salle du Collège Universitaire à l’anniversaire du 15 mars 1941, exprime la volonté d’oubli d’une période de l’entre-deux-guerres considérée comme n’étant qu’une parenthèse dans l’histoire de la ville :

‘« Quel que soit le nom qu’on t’a donné, jamais tu n’as été autre
Toujours toi, Kolozsvár, tu es resté hongrois, beau et riche,
Peu importe qu’on ait rebaptisé tes places et tes rues
Tous ceux qui les recherchaient en langue hongroise les retrouvaient.
Quand tes maisons étaient décorées aux couleurs nationales roumaines
Nos yeux ne voyaient que le rouge, le blanc et le vert 119  ».’

Pourtant, nous ne devons pas voir dans cette réalité de la ville de l’entre-deux-guerres et de l’année 1941 un phénomène de ségrégation ethnique dans le sens où nous le comprenons aujourd’hui. Ces solidarités intracommunautaires (entre Roumains ou entre Hongrois, etc.) s’expliquent en grande partie par le contexte européen d’affirmation des nationalismes et par le contexte historique et social d’après guerres. Toutefois, ces phénomènes de solidarité communautaire constituent un réservoir de mémoire collective qui, actualisé et manipulé dans de nouveaux contextes, pourrait encourager ou même engendrer de nouvelles formes de ségrégation ethnique. Nous remarquerons que cette logique de l’« extraction » du bien propre d’un héritage plus ou moins commun se retrouve aujourd’hui à Cluj dans le discours des musées et des associations hongroises.

Nous avions observé jusqu’ici que le principal changement dans le visage de la ville de Cluj survient durant l’entre-deux-guerres, avec l’installation d’une catégorie de la bourgeoisie roumaine de l’Ancien Royaume qui occupe alors des positions influentes. Cette présence des Roumains à des postes clés de l’administration est accentuée après la deuxième guerre mondiale. Comme le rappelait Marius Lazar120, si dans les premières années d’après la guerre le poids des Roumains dans le parti (le Parti des Travailleurs Roumains) n’est pas très important, ils prennent après 1956 de plus en plus de place dans les instances de décision.

Avec les années 70, de nouveaux changements s’opèrent dans le paysage urbain. A cette époque, le pays entier est concerné par les politiques d’industrialisation massive et, implicitement, d’immigration. La Transylvanie et bien évidemment sa capitale subissent les effets de ces politiques. Les stratégies d’homogénéisation et de construction de l’ « Homme Nouveau » touchent cette région et cette ville d’autant plus que les minorités étaient ici plus importantes que dans le reste de la Roumanie. Les enjeux identitaires étaient donc importants à Cluj où, en 1977, les Hongrois représentaient encore 32,80% de la population.

Ainsi, à partir des années 70, de nouveaux espaces industriels apparaissent dans le nord de la ville tandis que les nouvelles habitations des ouvriers sont bâties dans d’autres quartiers. Comme le montre certains auteurs121, nous sommes à Cluj devant un modèle de planification urbaine que nous ne retrouvons pas dans d’autres pays communistes. Dans ces derniers, l’usine et le quartier d’habitation se trouvent habituellement dans un même lieu. A Cluj, l’habitat est à la fois loin du lieu de travail et loin du centre ville, ce qui fait que ce dernier est réduit à un lieu de passage sur le parcours quotidien. Une des conséquences de cette stratégie est de mettre le centre-ville, comme espace traditionnel de la ville, en concurrence avec de nouveaux lieux (usine et quartier) et de lui faire perdre son importance symbolique122. Il faut rappeler qu’à cette même époque, si les nouveaux quartiers sont peuplés en majorité de Roumains, le centre-ville est avant tout hongrois. Indirectement, par cette stratégie, les deux populations sont censées avoir rarement l’occasion d’échanger et de mettre en commun, se limitant souvent à des rapports de méconnaissance et de rejet réciproque.

La chute du régime communiste a fait éclater sur la scène publique les anciennes tensions ethniques. Le phénomène est général dans toute l’Europe centrale et orientale. Comme le faisait observer Violette Rey, si « les opinions occidentales craignaient des violences sociales de représailles contre les privilégiés et les collaborateurs d’ancien régime » 123, cette partie de l’Europe se confronte à un tout autre phénomène : un renforcement des nationalismes majoritaires et des tensions liées à des minorités nationales. Comment alors pourrions-nous comprendre ce phénomène ? Les actuelles crispations identitaires seraient-elles uniquement le résultat d’une remontée « à la surface » des tensions plus anciennes, tenues sous contrôle durant le communisme ? Il me semble que nous devrions également chercher l’explication de ces phénomènes dans la continuation de certaines pratiques du pouvoir, similaires à celles antérieures à 1989, qui ont alimenté et alimentent encore les tensions entre les diverses populations. La ville de Cluj est un exemple qui illustre parfaitement cette idée. Arrivé à la tête de la municipalité, le maire ultranationaliste soutenu par différentes institutions locales, a fait ressurgir d’anciennes controverses sur la scène publique. Pendant son mandat politique, entre 1992 et 2004, le climat ethnique de la ville, déjà suffisamment fragile, a connu des moments de forte tension. Cependant, j’ajouterai ici qu’il ne faudrait pas réduire les tensions ressenties à Cluj à l’unique action du maire, comme avait tendance à le faire une majorité de la communauté hongroise de la ville et les Magyars de Hongrie, durant le régime Funar. La persistance de certaines tensions et de certaines pratiques segmentaires d’un point de vue ethnique après la fin du mandat de ce maire, atteste d’une situation bien plus complexe.

Notes
102.

Ces appellations correspondent aux noms allemand, hongrois et roumain de la ville. A partir de 1974, le nom de la ville deviendra Cluj-Napoca à la place de Cluj. Cette action de rédénommination s’inscrit dans un mouvement nationaliste plus général du régime communiste qui s’applique à faire valoir les racines romaines du peuple roumain. Des noms de ville, de rue, des noms de magasins, de salles de cinéma, etc. tous devaient mettre en évidence l’héritage latin du peuple roumain.

103.

Hazsongard est le nom hongrois conservé jusqu’à nos jours du plus grand cimetière de Cluj. Il est un haut-lieu de la mémoire hongroise, bien que les Roumains y enterrent aussi leurs morts.

104.

Buzea O., Clujul. 1919-1939, Cluj, Tipografia Ardealul, 1939, p. 74.

105.

Pozsony F., « Les Saxons et les Hongrois de Cluj à la fin du XVIe siècle » (la traduction du hongrois de B. Ablonczy, Université ELTE Budapest), in Kolozsvar 1000 éve, Kolozsvar, EME, EMKE, 2001, p. 38-45. Je remercie B. Ablonczy pour son travail de traduction lors d’un de mes séjours à Budapest.

106.

Pozsony F., op. cit., (la traduction du hongrois appartient à B. Ablonczy), p. 82.

107.

Il convient de noter que dans l’imaginaire des habitants de Transylvanie (Roumains, Hongrois Tsiganes, etc.), l’Allemand est constamment entouré d’une image positive.

108.

Sondage réalisé par le Centre de recherche des relations interethniques en Transylvanie (CCRIT), dans le cadre du programme « Patrimoine et Dialogue entre les Cultures » (2001-2002) réalisé par une collaboration entre des équipes de l’ Université Lumière Lyon 2, Université « Babes-Bolyai », Université de Debrecen.

109.

Cité en Stanca H., Fragmentarium clujean, Cluj-Napoca, Editura Dacia, 1987, p. 62.

110.

Les critiques hongroises s’adressent par exemple à certaines stratégies mises en oeuvre dans la période communiste grâce auxquelles dans le Pays Sicule la population orthodoxe ou d’origine roumaine est enregistrée comme roumaine. Les critiques ne ne portent cependant pas sur le recensement de 1956, le seul de cette période qui n’est pas contesté par les Hongrois. Je remercie Valér Veres pour ces informations.

111.

Buzea O., op. cit., p. 44.

112.

Ibid, p. 66.

113.

Je souligne

114.

« Casina » était un lieu de rencontre des intellectuels. Ici, entre autres, on lisait des journaux ou d’autres publications, on jouait aux échecs, au billard, etc.

115.

« Svarţul » de l’allemand « swartz » (noir) est un type de café.

116.

« Tuica » est l’eau de vie roumaine.

117.

Stanca H., op. cit., p. 12.

118.

Ibid, p. 13.

119.

Il est question des couleurs nationales hongroises gardées jusqu’à aujourd’hui sur le drapeau de l’Etat hongrois.

120.

Lazar M. (dir.), « Identités urbaines et styles de vie à Cluj-Napoca », in Cerclet D. (dir.), Patrimoine et dialogue entre les cultures. L’exemple de Cluj en Transylvanie (Roumanie), Tome 1, 2003, p. 7.

121.

Belkis D., Coman G., Iosif C., Troc G., « La construction discursive du quartier Manastur (Cluj-Napoca). Regard sur les fondements urbanistiques, sociaux et symboliques », in Cerclet D. (dir.), op. cit., 2003, p. 91.

122.

Ibid, p. 91.

123.

Rey V. (dir.), Les territoires centre-européens. Dilemmes et défis, Paris, La Découverte, 1998, p.26.