Controverses autour du patrimoine bâti et des vestiges archéologiques

Si l’utilisation des différentes toponymies, roumaines ou hongroises, tracent parfois les contours de territoires juxtaposés, certains usages du patrimoine bâti le font aussi. Je partirai ici des pratiques de l’aménagement du centre-ville à l’époque de l’émergence de l’idéologie nationale pour ensuite rendre compte de ce qui subsiste aujourd’hui de ces pratiques. J’ai choisi de revenir sur des formes de production symbolique du centre-ville de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, car les acteurs politiques et les élites culturelles actuels concentrent leurs discours et leurs pratiques sur ces lieux anciens d’expression de l’idéologie nationale.

Les idéologies nationales roumaine et hongroise, comme toute idéologie nationale à la charnière des XIXe et XXe siècles, s’expriment pleinement dans la culture matérielle et en particulier dans le patrimoine bâti.

La place centrale de la ville de Kolozsvár voit la mise en place en 1902 de l’imposante statue équestre du roi de Hongrie, Mathias Corvin. A la même période (1898), la première statue qui existait déjà sur la place célébrant le pouvoir autrichien, l’obélisque Carolina, est déplacée135, pour laisser uniquement place à la statue de Mathias et à l’idéologie émergeante. Le sculpteur de cette statue, Fadrusz János, avait souhaité que les cœurs des citoyens se réjouissent pour « Mathias le nôtre et pour la cause de la renaissance nationale ; j’ai pensé et j’ai espéré cette chose au plus profond de mon cœur pendant les moments où j’ai crée cette statue »136.

Environ quinze ans plus tard, l’idéologie nationale roumaine est elle aussi amenée à s’exprimer à Cluj à travers les formes monumentales d’un patrimoine bâti. Durant l’entre-deux-guerres, pour la première fois, on investit symboliquement une autre place que la place centrale. On renommera ainsi l’ancienne place Bocskai en Piata Cuza Voda (Place du prince Cuza). On passe donc d’un prince transylvain hongrois, à un prince roumain n’ayant pas de lien avec la Transylvanie, mais avec les pays roumains d’au-delà des Carpates. Le choix de ce nom affirme l’inscription de la Transylvanie comme « province roumaine » dans l’unité nationale du pays.

Durant l’entre-deux-guerres, sont aussi commencés les travaux de la monumentale cathédrale orthodoxe, restée jusqu’à présent le plus important symbole national roumain de la place, si ce n’est du centre-ville. C’était l’époque de la revanche roumaine, durant laquelle dans toutes les villes de Transylvanie, majoritairement hongroises ou parfois allemandes, on bâtissait des cathédrales orthodoxes de dimensions importantes. Cependant, dans ces villes transylvaines, le nombre de la population hongroise n’était pas le seul problème posé à l’affirmation d’un caractère « roumain » de la ville. Si le patrimoine de l’Etat hongrois et principalement les institutions sont transférés au patrimoine public roumain, la question des biens immobiliers s’est avérée plus complexe. La plupart des édifices privés appartenaient aux Hongrois et aux Juifs (eux aussi magyarisés).

Dans ce contexte, l’idée de « roumanisation » de la ville est devenue une obsession. Avec elle, est apparue l’idée de créer un centre-ville « roumain » qui rivaliserait avec la place centrale où est érigée la statue du roi Mathias. L’universitaire roumain C. Marinescu exprimait en 1937 une opinion largement répandue parmi la population roumaine. Ainsi, d’après lui, «  se complèterait harmonieusement, pour le contentement et l’orgueil de la population roumaine indigène, l’ensemble des bâtiments monumentaux des places Cuza Voda et Stefan cel Mare (la Cathédrale, l’Eveché, le Palais de la Direction des Chemins de Fer Roumains, le Théâtre National, la Chambre de Commerce et de l’Industrie, etc.) et ainsi ce centre-ville roumain pourrait rivaliser aussi du point de vue architectonique avec l’autre centre-ville minoritaire des alentours de la Place Unirii »137.

A la même époque de l’entre-deux-guerres apparaît l’idée d’ériger sur cette nouvelle place une statue d’Avram Iancu, personnage symbolique roumain de Transylvanie. Le projet n’aboutit pas par manque de financements.

Par conséquent, nous observons que la rivalité entre les deux places existait déjà durant l’entre-deux-guerres, ainsi qu’une certaine juxtaposition des deux centres-villes. Cependant, il n’est pas question d’une ethnicisation généralisée de ces lieux, la preuve étant que Roumains et Hongrois sont tout autant attachés, même différemment, à la figure symbolique du roi Mathias Corvin et fréquentent de la même manière la place. Je noterais que les Roumains ont fêté l'évènement historique de 1918 en faisant une farandole autour de la statue du roi.

La période de l’entre-deux-guerres marque aussi le début des actions roumaines visant à acquérir plus de visibilité sur la place centrale. Ainsi, une nouvelle statue y est installée en 1921. Il était question d’un cadeau de la Municipalité de Rome à la ville de Cluj : la statue de la louve, Lupa Capitolina, symbole de la latinité et rappelant ici expressément les origines latines des Roumains. L’idée de latinité était un élément essentiel dans la construction du discours national roumain et marquait une frontière claire entre les Roumains et les Hongrois par rapport à la question des ancêtres. Cette nouvelle statue sera à Cluj « le point de départ de toutes les manifestations roumaines pendant les années d’après l’Union. »138.

Un élément nouveau fut aussi la mise en place en 1932 d’une plaque de bronze rajoutée sur la statue du roi Mathias, plaque qui contenait un texte formulé par un des plus importants historiens roumains, Nicolae Iorga. L’objectif de cette inscription était de « corriger un faux historique et artistique »139. La nouvelle inscription suggère l’idée que le roi est roumain et non hongrois.

L’avènement du communisme a eu pour conséquence de transférer sur d’autres lieux l’intérêt suscité jusqu’alors par l’aménagement de ces deux places. A partir des années 70, le pouvoir tente d’imposer une nouvelle idéologie, le nationalisme communiste, qui s’exprime à Cluj dans un nouveau dispositif patrimonial. Ainsi, de nouveaux lieux sont investis symboliquement. L’exemple le plus marquant est celui de la Place Mihai Viteazul. La place prit le nom de la statue qui l’occupe, statue représentant un prince roumain devenu surtout à partir des années communistes un symbole de la lutte pour l’unité nationale des Roumains. Ce personnage s’est imposé dans la mythologie nationale communiste et a joué un rôle important dans la réécriture de l’histoire de la Transylvanie. Le mythe de l’unité nationale, créé entre autres autour de ce personnage, s’est imposé jusqu’à nos jours dans les manuels scolaires et plus largement dans l’imaginaire collectif. Il convient de noter que la création de cette statue à Cluj n’a absolument pas tenu compte du fait que ce personnage était plutôt entouré d’un aura négatif dans la mémoire locale et dans les écrits historiques transylvains antérieurs à l’époque communiste. Le projet communiste a cependant renversé cette image négative et a fait de ce personnage une figure mythique largement reconnue de nos jours. Selon un sondage réalisé à Cluj140, la statue de la ville pour laquelle les habitants roumains manifestent le plus de fierté est la statue de Mihai Viteazul.

Après 1989, j’ai pu observer que l’attention se recentre sur les deux lieux classiques d’expression de l’idéologie nationale, la Place Unirii et la Place Avram Iancu, avec un désintérêt visible pour les monuments et les lieux mis en avant durant les dernières années du communisme. Cela s’inscrit dans un phénomène généralisé de refus d’une mémoire rappelant cette période. En outre, cette revalorisation doit être considérée en lien étroit avec les revendications nationalistes qui surgissent après 1989 et avec un retour des affirmations religieuses dans l’espace public tenues fortement sous contrôle jusqu’alors. En effet, les espaces patrimoniaux créés dans les dernières années du communisme se situaient rarement autour d’un édifice religieux et cela explique aussi pourquoi les deux places principales déjà existantes n’ont pas fait l’objet d’un réinvestissement symbolique par le pouvoir.

A partir de 1992, avec l’élection du maire ultranationaliste roumain Funar, de nombreuses actions sont entreprises sur les deux places tout au long de son mandat. Je ne rappellerai ici que les principaux faits.

La Place Unirii, sans être un lieu ethnicisé, est un haut-lieu de mémoire de la communauté hongroise. Dans le but de détruire cette mémoire et cette partie du passé (et du présent) de la ville, des objets aux trois couleurs du drapeau national roumain ont envahi l’espace de la place centrale et le centre ville en général (cf. photos ci-jointes). A côté de la statue du roi et dans toute la ville les drapeaux nationaux et les bancs peints aux couleurs nationales commencent à faire la spécificité de la ville. Certains tramways ont même été peints en rouge, jaune et bleu. Des poubelles de la même couleur ont remplacé les anciennes poubelles de la ville, action d’abord mise en oeuvre sur le lieu de l’ « ennemi hongrois », c’est-à-dire la place Centrale, puis partout ailleurs. D’ailleurs, nous pouvons observer que la mode des objets tricolores s’est répandue dans les différents quartiers de la ville où les habitants se sont appropriés cette pratique. Sur la place centrale, des toilettes publiques ont été installées, non loin de la statue du roi. « Comme ça, quand on se prend en photo avec la statue, on voit aussi les toilettes », me déclare ironiquement un jeune homme roumain de Cluj. En 2005, après environ six mois de mandat, le nouveau maire a pris la décision de repeindre en rouge les bancs publics du centre-ville. Cependant, au mois de mai de cette année, tous les insignes tricolores étaient encore visibles dans les quartiers populaires de Cluj, et dès que l’on quittait le centre-ville.

Une autre idée de l’ancien maire, en mai 1997, est la construction sur la place d’une église orthodoxe, projet auquel s’opposa la Commission Nationale pour la protection des Monuments Historiques. En 1998 apparaît l’idée de la construction, toujours sur cette même place, d’une nouvelle statue, la Colonne de Trajan, comme symbole de la latinité des Roumains. Malgré l’avis négatif du Conseil Local, le maire fit installer sur la place un socle avec une petite statue stylisée et portant une inscription qui annonçait la mise en place prochaine de cette statue.

Parmi ces nombreuses actions menées sur la place, celle qui a provoqué certainement les plus grandes controverses fut le projet des « fouilles archéologiques », commencées en 1994 et toujours inachevées aujourd’hui (voir photo ci-jointe). Ces fouilles devaient mettre au jour d’importants vestiges des ancêtres des Roumains, les Daces et les Romains. La mise en exposition de ces vestiges d’occupations censées précéder l’arrivée des tribus hongroises en Transylvanie, avait pour but de contrecarrer une mémoire hongroise du lieu  et d’affirmer une fois de plus l’antériorité des Roumains sur ce territoire. L’idée d’autochtonie est au centre de toutes les actions entreprises sur la place, mais elle est illustrée de manière exemplaire par les fouilles archéologiques. La question de ces fouilles archéologiques n’est pas complètement résolue après l’élection du nouveau maire en novembre 2004. Ce dernier a d’ailleurs utilisé cette question dans sa campagne électorale, proposant la fermeture des fouilles. Cependant, ces dernières sont encore en place et leur fermeture suscite toujours des controverses au sein des élites et de la population de la ville, entre ceux qui se prononce pour l’enlèvement de ces fouilles et ceux qui souhaitent qu’elles restent en place. (cf. recueil photographique).

Malgré le fait que ces actions ont provoqué certaines manifestations nationalistes extrémistes de deux côtés141, elles n’ont pas réussi à produire une réelle polarisation ethnique des habitants de la ville sur cette question. Il n’a pas été alors question de la confrontation des deux groupes qui se sont opposés, les Roumains et les Hongrois.142 Si les moments de tension n’ont pas manqué, la question fut généralement tournée en dérision ces dernières années et cela surtout au niveau des citoyens ordinaires. Les fouilles dénommées les « fouilles interethniques » par certains habitants de la ville suscitèrent même des plaisanteries au sein de la communauté hongroise, comme par exemple : 

‘« Pourquoi le maire fouille sur la place? Eh bien, pour faire enlever les pierres hongroises des terres roumaines ancestrales. » ’

Au delà de son sens ludique, la « blague » ne cache pas un certain positionnement sur la question : les « pierres » (les vestiges) sont « hongroises », donc finalement les « autochtones » seraient « Hongrois ». Eternelle question du premier arrivé.

Parallèlement aux actions de destruction de la Place Unirii, un projet plus ancien, production du nationalisme de l’entre-deux guerres, est reprise par la municipalité. L’idée est de créer une place concurrente à la Place Unirii et, de ce fait, de déplacer symboliquement le centre-ville. Cette nouvelle place, sur laquelle se situait la cathédrale orthodoxe, allait s’appeler la Place Avram Iancu (voir photos ci-jointes), selon le nom du héros national roumain et de la statue portant le même nom, mise en place le 1er décembre 1993. J’ai d’ailleurs pu observer que de nombreux monuments bâtis à l’époque du maire Funar furent inaugurés le 1er décembre, célébrant une fois de plus l’événement de l’union de la Transylvanie à la Roumanie. Ce projet d’ériger une statue d’Avram Iancu face à la cathédrale orthodoxe, pensé pour la première fois durant l’entre-deux-guerres, fut réalisé malgré toutes les contestations. Les sondages d’opinion effectués auprès des habitants de la ville ainsi que dans le cadre de mes entretiens, montrent le rejet de cette statue par une partie importante de la population, indépendamment des affiliations ethniques. Selon un sondage réalisé par le CCRIT en novembre 2001143, de toutes les statues de la ville la statue d’Avram Iancu suscite la plus grande aversion. Ainsi, 20,9 % des habitants de Cluj pensent qu’elle est laide et 16,4% pensent qu’elle devrait être détruite.

Un regard d’ensemble sur toutes les actions menées par la municipalité, plus ou moins soutenue par d’autres institutions144, met en évidence un second phénomène. L’investissement symbolique de la Place Avram Iancu fut pensé comme un élément important dans les nouveaux usages de ce lieu. Du fait de la réduction de l’espace dégagé de la Place Unirii, les différentes manifestations culturelles, politiques, de marketing, allaient de plus en plus souvent être organisées sur la Place Avram Iancu. Les actions entreprises sur la place centrale furent alors menées non seulement dans le but de détruire une partie du passé de la ville, mais plus largement de détruire un espace civique. Ainsi, les manifestations de la ville devaient être déplacées vers un nouvel espace, saturé de symboles nationaux roumains. Autrement dit, elles étaient produites et intégrées dans la géographie symbolique d’un Cluj-Napoca roumain. Les politiques d’aménagement du centre-ville et en particulier des places centrales laissent entrevoir une volonté de renverser l’ancien axe centre-périphérie. Ce qui était autrefois en dehors de la ville (et en dehors des murs de la cité médiévale)145, est censé acquérir de la centralité, tandis que ce qui était central est soumis à des tentatives de mise à l’écart. Ce jeu sur l’espace est avant tout un jeu identitaire censé mettre face à face, dans des rapports de forces, des Roumains et des Hongrois, et rendre vainqueurs les premiers.

Notes
135.

Cet obélisque se trouve encore de nos jours dans la place du Musée, où elle fut déplacée au début du XXe siècle.

136.

Dialog interetnic, nr. 19, février 1996, p. 1.

137.

Cité in Nastasa L., « Cluj. Les rythmes du développement des espaces symboliques, des changements et des expériences patrimoniales », in Cerclet D. (dir.), op. cit.

138.

Stanca H., Fragmentarium clujean, Editura Dacia, Cluj-Napoca, 1987.

139.

Stanca H., op. cit.

140.

Lazar M. (sous la dir. de), « Identités urbaines et styles de vie à Cluj-Napoca », in Cerclet D. (sous la dir. de), op. cit., p. 20.

141.

Aux actions nationalistes du maire, soutenues à certaines périodes par la politique de différentes institutions de culture locales ou nationales, ont répondu d’autres actions extrémistes du coté hongrois. Si certains crachaient même dans les poubelles « tricolores », les discours irrédentistes ne manquaient pas. Des autocollants avec la Grande Hongrie historique qui intégrait la Transylvanie pouvaient être vus à un moment donné sur ces poubelles (cf. Recueil photographique)

142.

Sur la problématique de la construction de l’ethnicité et des « groupes ethniques » dans la ville de Cluj, avec un rappel sur la question de la place centrale, voir Brubaker R., « Ethnicity without groups », p. 163-189

143.

Cf. Lazar M. (sous la dir. de), « Identité urbaines et styles de vie à Cluj-Napoca », in Cerclet D., op. cit.

144.

Le musée d’histoire de Cluj a eu par exemple une position très ambiguë et changeante par rapport à cette question. Soutenant pleinement le projet dans ces premières années, le musée eut ultérieurement une position plus nuancée : il s’est alors situé en opposition aux idées et à la position politique du maire, mais il ne s’est pas réellement déclaré contre ce projet de fouilles sur la place. C’est d’ailleurs l’équipe des archéologues du musée qui mènent ce travail sur les lieux.

145.

L’emplacement de l’actuelle Place Avram Iancu était autrefois en dehors des murs de la cité médiévale. Il est aussi connu que, jusqu’à l’époque de l’entre-deux-guerres, le centre-ville était habité majoritairement par des Hongrois, des Juifs, mais rarement par des Roumains.