Le patrimoine comme «  richesse inaliénable »

A travers tous ces exemples, nous pouvons observer que la culture matérielle et l’usage de la langue dans l’espace public sont des objets premiers de compétition et de négociation dans ces espaces de cohabitation multiethniques. Pour les différentes populations qui vivent ici, cette culture matérielle qui portent les traces de la langue, joue un rôle important : elle est une preuve vivante, visible et sensible de leur présence sur un territoire et de leur ancrage dans un sol.

Dans toutes les sociétés et particulièrement dans ces sociétés multiethniques, les individus ont besoin de montrer qui ils sont dans leurs relations aux autres. Montrer sa singularité par rapport à l’autre, se fait toujours par rapport à un temps et à un espace, par rapport à une filiation et à un passé. Pour que les individus puissent se penser dans le temps et dans une continuité, ils font appel à des objets qui deviennent ainsi des « supports de mémoire » (M. Halbwachs146). De tels objets (des statues, des bâtiments, des plaques commémoratives, des objets de musée, le territoire) permettent en même temps aux individus de se penser ensemble, de se reconnaître en tant que membres d’une collectivité. Pour le groupe qui se reconnaît dans ces objets, ces derniers jouent le rôle d’un patrimoine, car ils sont les dépositaires de la mémoire du groupe dans le temps. Le patrimoine est « quelque chose de sacré pour la communauté qui s’y reconnaît (…). Il a une fonction sociale intéressante : faire exister une entité collective, laquelle est toujours abstraite, en la rendant visible métaphoriquement par l’exposition publique de ces biens qu’elle aurait en commun »147. Le patrimoine et les biens dits patrimoniaux sont « ce sans quoi la famille n’existerait pas ».

Autour de ces objets de patrimoine s’écrit alors l’histoire du groupe et, en tant que « support de mémoire », ils peuvent évoquer et entretenir dans le présent les souvenirs et les moments importants de l’histoire de cette collectivité. Mais ce passé, tout comme les objets destinés à faire patrimoine, subissent une permanente interprétation, ils sont une création continue en fonction des critères du présent et des groupes par rapport auxquels nous nous définissons. Le patrimoine n’est que la production d’un groupe, qui choisit à un moment donné d’investir symboliquement un objet comme patrimoine afin de légitimer un présent à partir d’un passé réinventé. Ainsi, un objet peut être patrimoine pour les uns ou objet de l’oubli pour les autres, ou bien il peut être considéré comme patrimoine par plusieurs groupes à la fois, et parfois de manière exclusive. C’est le cas de la ville de Cluj, mais également des autres lieux d’Europe centrale et orientale où plusieurs populations vivent depuis longtemps sur un même territoire et revendiquent souvent leur légitimité par rapport à des objets pensés comme leur patrimoine.

Dans les situations où plusieurs populations se disputent le même patrimoine, ce dernier acquiert encore plus de valeur. Il devient une sorte de « richesse inaliénable » selon l’expression d’Annette Weiner148. Cet auteur utilisait cette expression en lien avec une conception de Marcel Mauss sur les pratiques d’échange des Maori de Nouvelle-Zélande. Cette « richesse inaliénable » n’est pas un objet d’échange, car la perte de cet objet est équivalente à la perte d’un droit au passé dans le contexte d’une situation présente de légitimation face à d’autres groupes. « Garder un objet défini comme inaliénable ajoute de la valeur au passé de quelqu’un en en faisant une source de pouvoir pour le présent et pour le futur. (…) La valeur créée par la conservation doit être perçue dans sa relation aux menaces constantes »149.  Ces objets sont ainsi censés à symboliser l’immortalité du groupe dans les moments où sa légitimité serait mise en danger par d’autres groupes. Perdre ces objets « inaliénables » signifierait en effet la mort symbolique du groupe. Le  patrimoine remplit souvent cette fonction de « richesse inaliénable » dans nos sociétés contemporaines : « Il n’est pas seulement - comme on l’a souvent dit - célébration d’une mémoire ou d’un passé (…) mais plutôt un moyen pour des sociétés de durer (…). Le patrimoine est une manière pour des collectifs de s’instituer dans le temps »150. Le territoire en tant qu’objet patrimonial est une telle richesse inaliénable ; il devient un symbole de l’immortalité du groupe dans le temps.

Autour d’un même objet se racontent donc à Cluj des récits patrimoniaux différents et parfois parallèles. Au premier regard, nous pouvons observer que les différents usages du patrimoine (qu’il s’agisse des fouilles archéologiques, des statues, de la langue, des différentes commémorations, etc.) produisent deux espaces symboliques différents, deux villes parallèles et deux territoires qui se superposent. Autrement dit, il serait question d’une ville avec une double géographie symbolique : avec deux places centrales, avec des cartes postales montrant deux centre-ville différents, avec une double nomenclature des rues, deux itinéraires de la ville selon que notre guide est roumain ou hongrois. Si nous regardons les guides touristiques de Cluj, nous pouvons observer que ces publications décrivent différemment le patrimoine de la ville selon qu’elles sont éditées en roumain ou en hongrois, et selon l’éditeur. Dans un guide sommaire publié par les Presses Universitaires de Cluj151, la pochette présentait la place Avram Iancu avec la cathédrale orthodoxe. Dans un autre guide152 largement reconnu au sein de la communauté hongroise et souvent utilisé aussi par les touristes de Hongrie, la pochette expose la place centrale avec la statue du roi. Ce dernier guide présente le patrimoine de la ville selon les toponymies anciennes hongroises, les appellations roumaines d’aujourd’hui apparaissant entre parenthèses. Le guide décrit en détail l’histoire de chaque monument insistant sur la période d’avant 1918 et ce n’est qu’en fin de texte, souvent en plus petits caractères, qu’est présenté l’usage actuel de ce lieu. Quant au guide en langue roumaine, aucune information concernant le passé hongrois de ces monuments ou lieux n’est spécifiée.

Cette lecture plus ou moins ethnique du patrimoine de la ville se rencontre aussi dans le discours des individus. Mes interlocuteurs me racontent par exemple des histoires différentes d’un même bâtiment. L’université est ici l’exemple récurrent, les individus attachant de l’importance à des moments différents de l’histoire de cette institution selon qu’ils se disent « Roumains » ou « Hongrois ». Cette histoire va parfois jusqu’à des tentatives d’effacer l’importance de l’autre dans l’histoire de la ville. Le cas des actions de l’ancien maire est significatif ici, mais il existe de nombreux autres exemples. Dans un long couloir de l’université où sont accrochés des tableaux des différents recteurs qui se sont succédés ne figure aucun recteur hongrois. Un autre exemple concerne plutôt le patrimoine de la musique traditionnelle. Un ancien responsable d’une institution de culture locale a initié un programme d’inventaire de ce patrimoine qui ne comprend pas les créations artistiques en langue hongroise. De la même manière, l’actuel responsable, plus sensible quant à lui au patrimoine bâti, souhaite la création d’un parc muséologique en plein air, afin de constituer « le type de village roumain de la région Beliş ». Ces programmes sont souvent dirigés vers la valorisation d’un patrimoine considéré d’un point de vue ethnique. Ces projets trahissent parfois des convictions nationalistes ou, pour le moins, une méconnaissance des créations représentatives pour la communauté hongroise.

Malgré cette double géographie symbolique de la ville et plus largement de la Transylvanie, il faut noter qu’il n’existe pas pour autant deux lectures unitaires d’un point de vue ethnique de la ville et du territoire. Si une certaine juxtaposition spatiale est présente, créée par des actions du pouvoir ou des élites culturelles et politiques, l’espace de la ville de Cluj, comme je l’ai déjà mentionné, n’est pas un espace globalement ethnicisé. La Place Unirii, haut lieu de mémoire hongroise, est un lieu de rencontre de catégories de population extrêmement différentes. Des jeunes, des retraités, des touristes, des rockers, des personnes de passage dans la ville, sont tous présents dans cet espace, transgressant les limites ethniques. La proximité de l’université, des librairies dans cette ville universitaire qui compte environ 80 000 étudiants ne peut pas annuler ou réduire la fréquentation de ce lieu. La fréquentation de cet espace et l’attachement à la statue du roi Mathias rencontrent un consensus généralisé dans la ville, indépendamment des affiliations ethniques, et malgré toutes les actions de destruction de la place centrale et des tentatives d’ethnicisation de la ville par les actions de l’ancien maire. Selon le sondage, que j’ai déjà cité, concernant les perceptions de la population de Cluj vis-à-vis des monuments de la ville, la statue qui est la plus « représentative » parmi les monuments du centre-ville est, selon les habitants roumains, la statue du roi Mathias. Pour les Hongrois, cette statue exprime le plus leur fierté.

Il faut aussi noter qu’au-delà de certaines séparations symboliques de l’espace, les interférences culturelles sont nombreuses à s’exprimer dans les différentes pratiques gastronomiques, dans la musique, dans la danse ou encore dans les chants traditionnels.

Dans un autre registre, les rencontres transethniques nous renvoient aux « espaces de sous-sol » et à la « ville souterraine », mentionnés par M. Lazar153. Les espaces des bars ou des clubs se construisent au delà des clivages existants parfois dans les « espaces de surface ».

Si dans les pratiques quotidiennes ces clivages ethniques sont souvent outrepassés, les espaces juxtaposés et parfois exclusifs ne font cependant pas défaut. Les exemples sont nombreux. J’ai pu observer une certaine disposition ethnique des étudiants dans les résidences universitaires. Sans que ces endroits soient à l’avance disposés ethniquement, les étudiants cherchent souvent à se regrouper selon le critère ethnique. Les échanges pratiqués parmi les étudiants occupant des chambres mixtes dans le but de retrouver des collègues parlant la même langue sont très fréquents. Pour donner un autre exemple de séparation spatiale, je garde le souvenir de l’enterrement de l’ancienne directrice adjointe du musée d’histoire, pour lequel l’office religieux fut dit en langue hongroise dans l’église romano-catholique. Comme une partie des participants à cet évènement étaient des Roumains - collègues de travail ou voisins de la personne décédée – ceux-ci ont manifesté leur souhait que la cérémonie soit aussi officiée en langue roumaine. La demande fut catégoriquement refusée par le prêtre et les autres instances de l’église.

Pour revenir à l’affirmation initiale qu’il existerait à Cluj une double construction symbolique de la ville, un Cluj roumain et un Kolozsvár hongrois, elle devrait par conséquent être relativisée. Ces deux lectures ne sont pas intérieurement homogènes, d’une part au sein de la population roumaine et d’autre part parmi les membres de la communauté hongroise. Dans la dynamique des relations entre les individus à travers les pratiques quotidiennes se produit un espace fluctuant, qui dépasse les deux constructions ethniques juxtaposées. Celui-ci est un espace composite et dynamique qui comporte à la fois des éléments ethnicisés de représentation de la ville et du territoire et des repères symboliques liés à des situations particulières de vie qui permettent des transgressions ponctuelles des espaces ethnicisés.

Tel est par conséquent le tableau général d’une ville partagée et encore disputée principalement entre Roumains et Hongrois, même si, encore une fois, ces deux groupes ne sont que des catégories qui s’actualisent en tant que groupes réels dans la pratique sociale. Par la suite, j’ai tenté de pénétrer plus à l’intérieur des univers des acteurs individuels et institutionnels qui produisent un discours sur la ville et sur le territoire de la Transylvanie.

Notes
146.

Halbwachs M., Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994 (1925)

147.

Micoud A., « Le Bien Commun des patrimoines », in Patrimoine culturel, patrimoine naturel, La Documentation française, Ecole Nationale du Patrimoine, Paris, p. 31.

148.

Weiner A. B., « La richesse inaliénable », in Revue du MAUSS, nr. 2, Quatrième semestre, 1988

149.

Weiner A., op. cit., p. 155.

150.

Davallon J., Micoud A., Tardy C., « Vers une évolution de la notion de patrimoine ? Réflexions à propos du patrimoine rural », in Grange D. J., Poulot D. (sous la dir. de), L’esprit des lieux, Presses Universitaires de Grenoble, 1997, p. 202.

151.

Cluj-Napoca, Presa Universitara Clujeana, 2000.

152.

Kerekes G. (ed.), Kolozsvári utitars, Kolozsvár, Komp-Press, 1998.

153.

Lazar M., « Cluj – 2003. Metastaza ostentatiei  », op. cit.