Contexte historique

Les musées actuels de Cluj-Napoca sont les héritiers des anciens musées créés pendant la deuxième partie du XIXe siècle par les différentes associations ou sociétés savantes. Ces dernières sont inspirées des courants de l’idéologie européenne de l’époque, en gardant rigoureusement un caractère national. L’idée de création de musées par le biais de ces organismes apparaît dans la première partie du XIXe siècle en l’Allemagne. Malgré des moyens modestes, ces associations et sociétés savantes ont donné naissance à des musées d’une grande valeur, renforçant l’intérêt pour le passé des provinces et les sentiments patriotiques. En partie, ces musées sont restés sous l’administration des sociétés propriétaires jusqu’après la deuxième guerre mondiale, tandis que d’autres, par manque de moyens, ont cédé leurs collections à l’Etat ou à la ville.

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les musées de Transylvanie, et plus généralement de l’Empire Austro-hongrois, s’inscrivent dans les courants culturels européens en intégrant quelques principes : une démocratisation des musées (accent sur leur valeur éducative), l’entrée de la science dans le musée (au fur et à mesure l’aristocrate amateur de curiosités est remplacé par l’homme de science) et un musée au service des idéaux nationaux. Le contexte était celui des collectes et des recherches de témoignages du passé d’un peuple, de constitution des collections archéologiques et historiques et de protection de monuments historiques et de la culture nationale. Comme nous le rappelle Dominique Poulot « au seuil du XIXe siècle, le musée, où la Patrie se rend hommage à elle-même en célébrant ces valeurs, affirme ses ambitions hégémoniques au sein de la culture européenne. »154. Concernant le musée d’histoire, l’auteur ajoute que celui-ci « connaît peut-être son apogée autour de 1890, lié au mouvement des nationalités, à la ferveur civique qu’entretiennent ces mises en scène (…). »155

Dans le cas de la Transylvanie, cette réflexion me semble pertinente, non seulement pour le musée d’histoire, mais aussi pour le musée d’ethnographie. Nous sommes après 1876, au moment de l’union de la Transylvanie avec le Royaume de Hongrie, dans un contexte de l’éveil de la conscience nationale hongroise et d’affirmation du sentiment patriotique. Cette période correspond également à une intensification des mouvements de revendication des populations roumaines devenues majoritaires en Transylvanie (résistance contre la magyarisation culturelle, droits égaux avec les autres nationalités, etc.). Par conséquent, il était d’autant plus important de défendre et légitimer une culture nationale hongroise dans un contexte difficile de croissance et de fortes revendications roumaines. Quatre musées fonctionnent à cette époque à Cluj, trois d’entre eux ayant été créés après 1867 : le Musée d’Arts et de Métiers (1888), le Musée de l’Union Carpatique Transylvaine (1890) et le Musée National de Reliques de la Révolution de 1848 (1898). Ce dernier est créé par l’association du même nom, laquelle lance en 1891 un appel à la « nation » pour solliciter son concours afin de créer un musée pour la commémoration des cinquante ans de la révolution156. Cette entreprise fut un grand succès.

Le quatrième musée de Cluj, Erdélyi Múzeum (Le Musée Transylvain), ancêtre du Musée National d’Histoire de la Transylvanie actuel, apparaît dès cette époque comme le plus important musée de la région. A sa création en 1859, un de ces promoteurs, Mikó Imre, exprime la volonté que le musée présente tous les peuples de la Transylvanie, bien que les statuts de la nouvelle institution stipule la diffusion de la culture nationale hongroise parmi ses buts. D’ailleurs, jusqu’avant 1918, ces musées - qui abritaient principalement des collections appartenant à des nobles, d’autres donations ou dépôts faits par les musées de Budapest - accueillaient peu d’objets représentant les communautés roumaines, saxonnes ou autres de la ville. Même lorsque les musées recueillaient de tels objets, ils ne les mettaient pas en valeur.

La situation change après 1918, avec le rattachement de la Transylvanie à l’Etat roumain de l’autre côté des Carpates. Les musées de Cluj seront mis cette fois sous le contrôle du Ministère des Cultes roumain, plus particulièrement de l’Inspectorat Général des Musées. Parmi les objectifs formulés par le directeur de cette institution figuraient notamment : la création d’un musée central de la Transylvanie qui accueillent et représentent toutes les populations de cette région ; compléter les collections des musées existants avec le matériel roumain ; remplacer la langue hongroise, utilisée jusqu’ici dans les musées, par la langue roumaine : « Les inscriptions, les catalogues, les conférences donneront le résultat souhaité si ils sont compris par le public. Par conséquent, ils vont se faire non seulement dans la langue hongroise, mais d’abord dans la langue roumaine et ensuite dans les langues hongroise et allemande, si ces dernières sont parlées dans la région. En aucun cas, une langue internationale ne manquera pour les visiteurs étrangers »157. L’accent est donc mis sur la langue roumaine, l’argument avancé étant le fait que les Roumains sont majoritaires sur l’ensemble de la Transylvanie. Il convient cependant de noter que les musées auxquels l’auteur fait référence sont pour la plupart situés dans des villes majoritairement hongroises à l’époque.

Après 1918 sera créé le Musée d’Ethnographie de la Transylvanie qui se veut une réponse et un « remède » à la situation existante dans le domaine muséal : « Par rapport aux trois musées hongrois de Cluj, nous [les Roumains] n’en avons aucun. Le musée ethnographique qui sera créé est appelé à réparer cette inégalité culturelle, au moins en partie »158.

Pendant l’entre-deux-guerres, l’Etat Roumain finance certains musées créés pendant l’Empire austro-hongrois, en imposant cependant des conditions : les musées ont l’obligation de représenter les populations roumaines selon leur pourcentage dans la région. Nous verrons que ce principe de représentation proportionnelle a fonctionné aussi pendant le communisme et fonctionne encore.

A cette époque, une importante institution de culture magyare, l’Association du Musée de la Transylvanie (Erdélyi Múzeum Egyesület), sera interdite (en raison d’accusation d’irrédentisme de ces membres) et les représentants des musées hongrois seront exclus du Conseil des Musées.

Nous pouvons remarquer que, durant l’entre-deux-guerres, les musées de Transylvanie appartiennent pour leur majorité à des associations, à des églises ou aux villes. L’Etat ne possédait que le Musée d’Arts et des Métiers et une partie des collections du Transylvain (Erdélyi Múzeum). Il convient de rappeler également que jusqu’aux années 50, chaque groupe ou communauté ethniques disposaient de ses propres musées. Ainsi, en Transylvanie, en dehors des musées qui se proposaient de promouvoir la culture et la science hongroise, « il y avait trois musées nationaux ayant pour but la présentation d’une seule nation de Transylvanie : le musée roumain de Sibiu [le Musée de l’Association pour la littérature roumaine et la culture du peuple roumain], le musée saxon de Sibiu (le Musée Brukenthal) et le musée des Sicules à Sfantu Gheorghe (Le Musée National des Sicules).»159 Plus loin, l’auteur fait référence également à l’ancien Musée Transylvain, devenu Musée National de la Transylvanie.

La seconde guerre mondiale avec, en 1940, l’occupation hongroise horthyste de la Transylvanie du Nord, apporte des changements dans la situation des musées. Mis à part les collections du Musée d’Ethnographie qui sont abritées dans la ville de Sibiu, les autres musées restent ouverts à Cluj, mais à nouveau dans l’esprit d’un renforcement du sentiment national hongrois.

Après la fin de la deuxième guerre, la situation des musées change radicalement. Comme toutes les autres institutions culturelles de Transylvanie, les musées passent sous la tutelle de l’Etat roumain. En 1961 apparaît le projet de constituer un musée d’histoire qui réunisse des collections de l’ancien Musée National de Transylvanie et différentes collections de la ville. Quant au matériel ethnographique de ce musée, en 1951 il est intégré au patrimoine du Musée d’Ethnographie de la Transylvanie. Ce dernier reçoit également les collections du Musée de l’Union Carpatique Transylvaine.

L’événement le plus important dans l’histoire de ces musées d’après guerre est certainement celui survenu dans les années 50-60 quand, toutes les collections des musées, en majorité propriétés des associations culturelles hongroises, sont confisquées par le régime communiste et transformées en patrimoine national roumain. Quant à ces associations, elles sont alors supprimées et ne sont récréées qu’après 1989.

Pour résumer, nous pouvons remarquer que l’histoire mouvementée de la Transylvanie et de ses renversements politiques, avec ses retours alternatifs au pouvoir d’un discours national roumain ou hongrois, imprègne fortement le contenu idéologique des musées et leur fonctionnement. A chaque changement de régime politique et de discours identitaire, il est donc question de repenser les musées.

A titre d’hypothèse, le musée me paraît être un révélateur fidèle des tensions roumano – hongroises concernant la question du patrimoine de la ville et de la Transylvanie comme patrimoine. Comme d’autres formes ou terrains de manifestation de ce conflit, à savoir l’utilisation de la langue dans l’espace public, l’occupation symbolique de l’espace centrale de la ville, les revendications des différents types d’autonomie, etc., les musées s’avèrent un lieu privilégié pour saisir ces négociations autour du territoire entre différentes groupes de la ville.

Si les musées de Cluj apparaissent comme un lieu important dans le processus de construction sociale du territoire, il est nécessaire de rappeler que, au regard des musées français, les musées de Roumanie ne bénéficient généralement pas de la même reconnaissance et ne présentent pas la même attraction auprès du public. Quand je fais référence à ce contexte actuel plutôt bénéfique aux musées ailleurs dans le monde, je pense à l’affirmation de Gérard Collomb : « La croissance considérable du nombre des musées, à travers le monde, ces deux dernières décennies – et singulièrement dans les pays du Sud – est certes à la mesure de l’attrait touristique qu’ils représentent, mais elle témoigne surtout du rôle de ‘’fabrique d’identité’’ qui leur est désormais assigné. »160

Si les musées roumains ne bénéficient pas de cette situation favorable, il convient de remarquer qu’ils entretiennent une muséographie désuète, moins attractive pour les publics. Ce fait n’est pas seulement le résultat des difficultés financières de ces institutions, cause évoquée par les muséographes mêmes. Ce manque de moyens se conjugue avec une inertie de la part des employés de ces institutions qui pérennise le modèle de l’époque communiste et les interprétations du « bien commun » comme « bien de l’Etat ». Comme l’individu ne s’identifiait pas à l’Etat, ce bien de l’Etat, « bien de tous », était finalement pensé comme un « bien de personne »..

A ces raisons vient s’ajouter le fait que durant l’époque communiste, visiter les musées était souvent une obligation qui incombait aux écoles ou même aux entreprises. Des réactions de rejet de la part du public par rapport à ces institutions culturelles découleraient après 1989 de ce caractère contraignant et contrôlé des visites dans les musées ou dans d’autres institutions culturelles.

Dans ces conditions de fonctionnement difficile, je m’interroge sur les nouvelles stratégies mises en place par les responsables des musées de Cluj afin d’attirer les publics. Quelle sera la destination des financements consacrés aux musées, particulièrement lorsque ces fonds semblent insuffisants ? Autrement dit, à quels thèmes, domaines, institutions, s’adressent l’argent venant de l’Etat ? Existe-t-il un renouveau dans le discours muséal après 1989 ? Un panorama assez triste des musées et des projets muséaux est tracé par Ioan Opris : « Les grands musées des provinces historiques, et premièrement le Musée d’Histoire de la Transylvanie, (…) sont restés au stade de projet. Une démarche moderne d’organisation et une problématique fondée sur les problèmes complexes posés par l’histoire provinciale ou nationale reflétés dans des institutions, des formes culturels, des métiers, des mentalités et des relations interethniques, n’ont pas été intégrées pas le Ministère de la Culture ni en 94, ni plus tard. Sont restés au stade de projets désirables : le Musées de la civilisation dace et romane, un Musée de la culture et de la civilisation saxonne, un autre musée possible des bresle (l’ensemble des corporations médiévales) ou de la culture écrite. » Il convient d’observer que les propos de l’ancien secrétaire d’Etat au ministère de la Culture et des Cultes sont très actuels, ces projets n’étant toujours pas mis en place. Quant au Musée d’histoire de la Transylvanie dont la réorganisation fait partie de ces nouveaux projets, une demande de renouvellement de l’exposition permanente du musée a été faite par le ministère en juillet 2004. L’équipe de ce musée travaille actuellement à ce projet de restructuration.

La situation des musées d’après 1989 pose encore une question. Nous avions vu qu’avant la deuxième guerre mondiale des musées ou des associations muséales de différentes communautés ethniques ou confessionnelles fonctionnaient en Transylvanie. A partir de 1918 et durant le communisme, la sphère culturelle institutionnelle a connu une politique d’homogénéisation culturelle et les mobilisations associatives ont souvent été contrôlés ou interdites ou ont fonctionné clandestinement. Par conséquent, je m’interroge si après 1989, ces institutions, et particulièrement les musées de Cluj, offrent un regard différent sur la région de la Transylvanie, regard qui cette fois privilégie et valorise la diversité culturelle. Comment est alors mise en exposition cette diversité culturelle et en quels termes est pensée la question de la différence culturelle ? Comment les musées articulent-ils des versions contradictoires de l’histoire et du territoire de la Transylvanie ?

Notes
154.

Poulot D., « Pour une histoire des musées d’histoire », in Saez J. P., Identités, cultures et territoires. Desclée de Brouwer, 1995, p. 180-195.

155.

Op. cit., p. 18.

156.

Voir pour ce musée l’article de Mitu M., « Muzeul de Relicve ale revolutiei de la 1848 din Cluj », in Acta Museum Napocensis, 35-36, 1998-1999, p. 359-368.

157.

Petranu C., Muzeele din Transilvania, Banat, Crisana si Maramures, Bucuresti, Cartea Romaneasca S.A., 1922, p. 186.

158.

Vuia R., l’initiateur du Musée Ethnographique de la Transylvanie cité en Salagean T., « Inceputurile Muzeului Etnografic al Ardealului (1922-1928) », in Anuarul Muzeului Etnografic alTransilvaniei, 1997.

159.

Petranu C., op.cit., p. 42.

160.

Collomb G., « Ethnicité, nation, musée, en situation postcoloniale », in Ethnologie française, Tome XXIX, 3, Armand Colin, 1999.