Observations préliminaires de terrain

Comme je l’ai souligné, je me suis limitée à des recherches auprès du Musée National d’Histoire de la Transylvanie (MNHT) et du Musée d’Ethnographie de la Transylvanie (MET), situés tous les deux dans le centre ville de Cluj. Ce sont les deux seuls musées qui affirment de manière directe, dans leur intitulé, un lien avec la Transylvanie. Cela ne signifie pas que d’autres musées de Cluj ne portent pas de discours sur cette région, mais j’ai choisi les lieux de mon analyse, dans le cas des musées, en fonction de leur but déclaré. J’ai opté pour ce mode de sélection parce que le terrain dans lequel la Transylvanie est rendue visible aurait été trop vaste, et par conséquent difficile et long à saisir. Si nous pensions, par comparaison, à une étude de la construction sociale de la Bretagne ou de l’Alsace, on constaterait rapidement que les lieux dans lesquels ces notions s’expriment, de manière directe ou indirecte, seraient très nombreux.

Je vais présenter ici les particularités de la situation de terrain dans les musées et les problèmes rencontrés tout au long de mes recherches.

Premièrement, au moment de la présentation, j’ai ressenti une sensibilité très forte de mes interlocuteurs à mon sujet de recherche. Je me suis rendue compte que la simple référence aux mots « relations interethniques », « diversité culturelle », « populations roumaines et hongroises de Cluj » produisait une réaction de gêne et de relative intimidation de la part des employés du musée, mais également une réaction d’ennui ou de condescendance comme face à une chose à laquelle nous sommes trop habitués. Cette dernière est sans doute la conséquence d’une saturation des projets sur ce que les appels d’offre (pour des financements européens et internationaux) parus depuis les années 90, appellent des projets sur le « multiculturalisme », sur la « diversité ethniques » ou sur l’« interethnicité ». Pour résumer, toutes les institutions de Cluj ont déjà tenté au moins une fois de répondre à ces appels d’offre dans ce trend général du « multiculturalisme » et de la « diversité ethnique », comme l’affirment certains.

Quant à la réaction de gêne et d’intimidation, en apparente opposition avec celle de saturation et d’ennui, elle a été fortement ressentie au sein du MNHT et beaucoup moins au MET. Ces réactions peuvent avoir plusieurs explications. J’ai constaté une relative tension au sein du personnel entretenue, dans un premier temps, par des récits concernant le passé du musée qui circulent au sein de cette institution et transmis par plusieurs générations de muséographes. Par exemple, j’ai constaté le mécontentement de certains muséographes roumains à l’encontre d’une discrimination positive dont ont bénéficié dès les années 50 les muséographes hongrois et dont ils bénéficient encore avec « cette mode de l’interculturalité ».

Dans un deuxième temps, j’ai constaté ce que j’appellerai un complexe d’infériorité du muséographe roumain évoqué de manière très illustrative par un muséographe de MNHT :

‘« Je suis allé dans le Banat pour fouiller et j’étais avec un ami de là-bas. Il me dit : ‘’Tu vois, ce débris est bulgare, celui-là est byzantin, celui-ci vient de Petchenègues. Mais nous [les Roumains]…nous étions où ?? Il n’y a pas une personne qui dise ‘’Ça c’est roumain !’’. » ’

Ce complexe est encore plus marqué face à l’élément hongrois, d’autant plus que, au MNHT, une grande partie des collections ont pour origine les anciennes collections détenues autrefois par les associations de culture hongroise. Bien que je n’aie jamais rencontré cette question de la dépossession dans le discours des employés des musées, j’ai parfois senti qu’elle planait « quelque part » dans un hors champ du discours.

Dans un troisième temps, la politisation des actions liées à l’aménagement du centre ville et le scandale dans lequel a été impliqué le MNHT par rapport au projet des fouilles archéologiques, ont entretenu et renforcé ce climat de relative tension et de culpabilité non déclarée au sein des musées (en particulier le MNHT). Cette tension non-dite accentue la gêne et l’intimidation face à l’autre, plus précisément le muséographe hongrois. Quant au MET, cette tension n’est pas présente parmi les muséographes, d’abord par le simple fait qu’ici les muséographes hongrois ont toujours été moins nombreux et qu’aujourd’hui ils sont totalement absents. La sensibilité du personnel du MET face à ces questions s’exprime différemment. Interrogés sur l’apport des autres groupes ethniques dans la culture de la Transylvanie, ils arrivent rapidement à parler du « paysan roumain ».

Mais comment et en quoi cette sensibilité des employés du musée a-t-elle influencé ma pratique de terrain ?

Si l’enregistrement audio des entretiens n’a pas posé de problème au MET, il a été presque impossible au sein du MNHT : une crainte était perceptible dès que j’utilisais le dictaphone (exception faite du directeur du musée). Le peu d’entretiens enregistrés tournent toujours autour des éternelles « bonnes » relations roumano-hongroises. Par conséquent, je n’ai utilisé que mon carnet de terrain et je m’en suis même parfois dispensée pour privilégier les transcriptions à la maison, étant donné la réticence des personnes même vis-à-vis de ce petit cahier.

Par ailleurs, j’ai choisi de m’installer, en fonction des événements qui se déroulaient, dans deux des bureaux des muséographes (celui du département d’histoire médiévale et celui d’histoire moderne et contemporaine) et d’y passer des journées entières. Cela s’est avéré être un bon choix, car ces bureaux sont un lieu de passage des historiens et muséographes du musée et de l’Institut d’Histoire de l’Académie Roumaine, mais également des personnes qui viennent d’autres institutions ou des media. C’est ainsi que j’ai pu assister à de nombreuses discussions, en dépassant les difficultés liées à mon statut et à mon sujet. Une fois devenue une habituée du lieu, le problème se posait moins. J’ai été par conséquent proche d’une pratique d’observation participante dont les muséographes étaient finalement conscients. Un des employés du musée me présentait ainsi à une personne :

‘« La demoiselle vient au musée déjà depuis longtemps et, en quelques années, elle a passé ici plus de temps que certaines personnes qui travaillent ici depuis qu’elles sont embauchées. »’

En discutant de cette réticence rencontrée au MNHT avec un sociologue engagé dans la sphère associative culturelle hongroise, il m’a confié que le « MNHT était le premier instrument de contrôle pendant le communisme et que c’était un lieu principal où les microphones ne manquaient pas ». Certainement, les craintes que j’ai pu rencontrer s’expliquent en partie par les expériences vécues au sein du musée durant le communisme et par une certaine culpabilité d’avoir collaboré de manière plus ou moins directe avec le régime communiste. Un historien du musée met en doute la présence des microphones au sein de cette institution, mails il décrit le climat de méfiance qui y régnait :

‘« Il n’y avait pas de micro car il y avait des indicateurs. On nous promettait un séjour à l’étranger pour une conférence et dans ces conditions on parlait. Il était trop coûteux d’installer des microphones, surtout qu’il était plus simple de faire autrement ». ’

Un aspect critique qui touche profondément la sensibilité des employés des deux musées était donc l’époque communiste. Je n’ai pas pu discuter facilement avec mes interlocuteurs de l’activité du musée à cette période, surtout avec ceux qui travaillaient dans l’institution à cette époque. Les plus jeunes tournaient tout en dérision, avec une certaine distance. Le fait que depuis quinze ans les muséographes n’ont pas réussi à mettre en place la section d’histoire contemporaine du musée (pour le MNHT), ni à illustrer cette époque (dans le MET), est une autre preuve de cette fuite face à une mémoire de cette période. Certaines des actions du musée durant les années Ceausescu, comme l’action de propagande politique dans les écoles, dans les usines, etc., ou encore l’inventaire d’un patrimoine régional souvent confisqué par l’Etat, sont des choses dont mes interlocuteurs évitent généralement de parler.

Malgré toutes les difficultés de terrain rencontrées au sein du MNHT, j’ai finalement pu m’insérer plus facilement dans cette institution qu’au sein du MET. Le climat de méfiance était encore plus fort dans ce dernier et un contrôle au niveau hiérarchique m’empêchait d’avoir accès à mes interlocuteurs. La direction contrôlait fortement mon accès aux employés du musée : je n’ai d’abord pu rencontrer que la directrice du musée et une personne recommandée par cette dernière. Ultérieurement, grâce à un réseau de connaissance élargi par ma pratique de terrain dans la ville, je me suis adressée aux muséographes du MET par l’intermédiaire de personnes extérieures au musée. Cependant, cette nouvelle situation n’était pas plus confortable et je ne me sentais pas réellement intégrée, de la même manière qu’au MNHT, au sein de l’institution.

Quant à la réserve des personnes des deux musées à l’égard de mon sujet de recherche, j’ai dû d’abord le présenter comme une étude sur le patrimoine de la ville. Ce qui était en partie vrai. Présenté de cette manière, mon sujet n’a plus rencontré de réactions de condescendance et d’ennui, car cette question est quasiment absente des agendas de recherches en sciences sociales en Roumanie. Dans un second temps, le patrimoine de la ville s’est avéré être un sujet dans lequel chacun s’est retrouvé d’une manière ou d’une autre, au moins en tant qu’habitant d’une ville dont on est généralement fier.

Les méthodes privilégiées pour faire l’analyse des deux musées ont été l’observation, l’entretien (semi-directif et directif) et l’analyse des documents internes des institutions et de la presse locale. J’ai mené des entretiens avec le personnel du musée, mais rarement avec le public des musées. A travers des visites guidées du musée ou à travers mon activité d’observation dans les expositions, j’ai eu cependant accès au public. Mais les entretiens avec les visiteurs ont plutôt eu un caractère sporadique.

En effet, comme je l’ai déjà signalé, je ne me suis pas proposée de faire une étude intégrale sur ces deux institutions. Travaillant sur la construction sociopolitique du territoire de la Transylvanie dans le discours des musées, le public m’est apparu moins intéressant pour atteindre mes objectifs. Ce choix est évidement en lien avec l’extension de mon étude à de nombreux lieux de recherche et, par conséquent, à une impossibilité physique de mener une étude complète de ces institutions, c’est-à-dire aussi bien sur les pratiques des muséographes que du public. Par conséquent, mon angle d’approche n’est pas celui des auteurs tels que Richard Handler et Eric Gable qui, dans leur excellente étude sur le Musée Colonial Wiliamsburg, s’intéressent à « la vie sociale totale d’un musée contemporain »161. Si ces auteurs se proposent d’étudier la « production et la consommation des messages du musée en relation avec le contexte institutionnel dans lequel ces processus se développent », mon but est ici plus modeste en privilégiant la production du discours par les agents du musée.

Notes
161.

Gable E., Handler R., The New History in an Old Museum. Creating the Past at Colonial Williamsburg, Durham and London, Duke University Press, 1997.