Une histoire « roumaine » de la Transylvanie

Je partirais ici du constat que peu d’études sociologiques ou anthropologiques sur les musées ont été menées en Roumanie depuis 1989. Mis à part les études publiées par les revues des musées, ces recherches sont presque inexistantes. Les musées semblent abandonnés non seulement par le public, mais également par les chercheurs en sciences sociales autres que ceux employés dans ces musées.

Dans le paysage transylvain, une étude muséographique fait exception à cette situation. Elle a été menée dans le cadre du programme « L’Académie Transsylvania », organisé par la Ligue ProEuropa dont le siège est dans la ville transylvaine de Târgu Mures. Cette étude165 qui a eu plutôt un caractère exploratoire arrive à quelques constats intéressants : d’une part, une uniformisation des expositions dans tous ces musées transylvains, dans lesquels la spécificité locale est minimisée en faveur d’une histoire nationale ; d’autre part, un « accent exagéré sur la communauté roumaine et l’absence d’objets muséographiques faisant référence à d’autres communautés qu’à la population majoritaire (…). »166

Je partirai de ces observations afin de vérifier leur pertinence dans le cas du MNHT. Prenant en compte les résultats de l’étude en question, je m’interrogerai pour comprendre si le musée met en exposition une histoire nationale des Roumains et de la Roumanie, indépendamment des spécificités locales, ou bien s’il est question d’une histoire de la Transylvanie dans sa version « roumaine ». Dans ce dernier cas, je me demande quelle place dans l’histoire ont les autres communautés qui vivent en Transylvanie?

La première visite que j’avais faite à l’exposition permanente du musée m’a quelque peu étonnée. Je m’attendais à observer très majoritairement des objets mettant en lumière la population roumaine. Hors, j’ai découvert un grand nombre de pièces représentatives des autres communautés : Magyars, Saxons, Arméniens. J’étais en droit de me demander où donc était le problème. Selon mes premières impressions, toutes ses populations étaient représentées sans qu’on retrouve une vision culturaliste qui aurait enfermé chaque communauté dans sa spécificité et sans lien avec les autres. Y avait-il alors réellement un problème dans la conception de l’exposition ? Evidemment, je ne prenais pas en compte ici le caractère désuet de l’organisation de l’exposition et d’autres aspects de ce type.

Au fur et à mesure de mes visites successives, mes impressions ont changé. J’ai ainsi commencé à m’intéresser aux stratégies par lesquelles l’équipe du musée construit le tableau d’une Transylvanie avant tout « roumaine », car celle-ci était finalement l’impression que me laissait l’exposition permanente. Je me suis interrogée également sur les raisons de mes premières réactions, d’autant plus que quelques visiteurs que j’ai interviewés ressentaient les mêmes choses que moi. Je peux noter cependant que de nombreuses personnes hongroises que j’ai rencontrées à Cluj refusent d’entrer dans ce musée précisément en raison de sa lecture « roumaine » du territoire. Habitués à une histoire enseignée à l’école, dans laquelle Magyars, Saxons, Roms ou autres nationalités se confondent finalement dans une unité nationale roumaine, le fait de retrouver dans le musée des objets représentatifs des autres communautés nous semblait une preuve que cette institution sortait de cette vision classique. La représentation des différentes nationalités dans le musée nous a semblé simplement juste, évitant toute fusion de la diversité culturelle et ethnique dans une unité homogène. Cependant, comme je le fait observer plus bas, les différentes communautés de la ville, comme les Hongrois par exemple, ne se reconnaissent pas dans un patrimoine « national roumain » commun. Je reviendrais plus tard sur les raisons de ce refus par une partie de la communauté hongroise de la ville.

Pour revenir sur les deux thèses de l’étude portant sur les musées de Transylvanie, je vais essayer de montrer que, dans le cas du MNHT, nous sommes dans une uniformisation nationale de l’histoire qui ne laisse qu’une place minime aux spécificités locales. Néanmoins, nous ne sommes pas face à une absence totale d’objets représentant les autres communautés locales. Par une certaine mise en scène de ces objets, ils ne font finalement que participer en tant qu’élément de décor à un tableau harmonieux de l’unité nationale. J’ai retrouvé cette manière de refléter la Transylvanie dans d’autres mises en scène de la région, par exemple dans les « Fêtes Transylvaines ».

Il convient de noter que des objets représentatifs de la culture de ces différentes populations aujourd’hui minoritaires167 n’ont pas cessé d’être présentés pendant le communisme. Dès la création du musée d’histoire dans les années 60, la stratégie était plutôt de trouver des éléments de l’histoire ou de la culture hongroise, saxonne et arménienne (les juifs et les roms sont complètement absents de l’exposition) qui montraient les liens et le développement en commun de plusieurs populations de la région. Cette idée concernait avant tout les populations roumaines et magyares et est en lien avec le fait qu’à Cluj la communauté hongroise était jusqu’au milieu des années 50 plus nombreuse que la population roumaine. Ainsi, dès sa première installation, l’exposition permanente est organisée selon un principe très bien illustré par un livre publié à l’époque par Ladislau Bányai, Sur le chemin de la tradition fraternelle 168 . Cette fraternité faisait référence à l’« amitié » roumano-hongroise et à l’idéologie internationaliste des années 50. Ainsi, on privilégiait la présentation de personnages qui avaient été moins réactifs face à l’autre, des personnages qui pouvaient être instrumentalisés dans cette idéologie de la « fraternité » interethnique. On cherchait des moments de consensus entre les Roumains et les Hongrois pour rendre compte de l’« unité du peuple ». Par exemple, des personnages comme le hongrois Kossuth et le roumain Bălcescu, qui avaient collaboré à un moment donné durant la révolution de 1848, étaient plus valorisés qu’un personnage tel qu’Avram Iancu, acteur important de la résistance contre la domination hongroise. Pourtant, ce dernier était une figure locale très importante, considéré comme un symbole national roumain en Transylvanie, tandis que Bălcescu venait de l’autre côté des Carpates. De la même manière, nous retrouvons dans l’exposition permanente des personnages comme Gheorghe Doja (Dózsa György), figure importante aussi bien dans l’histoire nationale roumaine que hongroise. Toutefois, pour que la balance penche plus du côté roumain, on accentuait la révolte roumaine face à la domination austro-hongroise et pour cela on évoquait les paysans roumains Horia, Closca et Crisan. Discutant de ces aspects avec un des historiens roumains du musée, ce dernier rajoute :

‘« Oui, mais dans l’exposition il y avait aussi des éléments pour eux [hongrois], pour qu’ils soient eux aussi satisfaits. C’était pareil dans le PCR [Parti Communiste Roumain], il y avait des Roumains mais aussi des Hongrois, et de la même manière dans le musée …».’

La présence des personnes hongroises dans le musée servait elle-même d’instrument pour tenir sous contrôle, de l’intérieur, des idées et des contenus qui auraient pu venir à l’encontre de l’idéologie nationaliste communiste. Ces catégories « Roumains » /  « Hongrois » étaient utilisées dans le sens des termes antagonistes « nous » / « eux » pour entretenir des oppositions entre les muséographes, empêchant ainsi des formes de résistance commune au régime.

Il est important de souligner que de manière générale l’exposition permanente n’a pas changé depuis ses débuts, hormis la suppression de quelques citations communistes, la réorganisation d’une nouvelle salle avec des objets appartenant en majorité à l’aristocratie et quelques petits ajustements épars. L’exposition garde aujourd’hui des influences de l’idéologie de chaque époque, avec un caractère assez bigarré : d’une part, les moments de consensus entre les deux peuples sont mis en valeur, d’autre part, l’idée d’un peuple roumain dominé et oppressé par les Hongrois est également suggérée. L’avènement d’une nouvelle époque n’a pas systématiquement entrainé un changement radical dans le musée : les anciens éléments ont généralement été gardés, en même temps que des nouveaux éléments ont été introduits. Ainsi, le passage de l’internationalisme soviétique au nationalisme communiste n’a pas été accompagné par des transformations dramatiques dans l’exposition. Ce changement se ressent plutôt au niveau archéologique. Les travaux de fouille reflétant avant tout la période dace (et un intérêt obsessionnel pour les origines purement « roumaines » du peuple) sont devenus plus nombreux à l’époque du nationalisme communiste.

L’exposition d’histoire moderne réalisée en 1968 pour fêter les cinquante ans du rattachement de la Transylvanie à la Roumanie, et conservée presque intacte jusqu’à aujourd’hui, est un autre exemple qui illustre une immobilité de l’exposition permanente à travers le temps. Cette exposition qui normalement devait rendre compte de l’histoire moderne de la Transylvanie traite finalement, conformément aux slogans utilisés à l’époque de Ceausescu, de la lutte nationale des Roumains de Transylvanie contre son oppresseur.

Ce mouvement national est très bien synthétisé par deux fresques impressionnantes : la première représente le Rassemblement de Blaj (1848), resté dans la mémoire nationale roumaine comme l’apogée des révoltes roumaines pour les droits d’égalité avec les autres nationalités vivant en Transylvanie ; la deuxième rappelle inévitablement le Grand Rassemblement d’Alba-Iulia, moment de l’adhésion populaire au rattachement de la Transylvanie à la Roumanie (1918). Les slogans centraux de ces deux fresques sont : « Nous voulons l’union avec le pays ! », que l’on aurait entendu clamer dans la foule pendant le premier rassemblement (pourtant, certains historiens mettent en doute la véracité de cet aspect historique) et « Je jure que je soutiendrai à jamais la voie roumaine, la voie juste, et je la défendrai ! ».

Par conséquent, tout apparaît comme « roumain » dans cette exposition. La Transylvanie se fond dans une sorte de totalité organique roumaine – conception même de la Roumanie -. Des événements liés à l’Etat roumain d’avant 1918, qui n’ont pas de lien avec la Transylvanie (la révolte de Tudor Vladimirescu en1821, l’Union de la Valachie et de la Moldavie en1859), trouvent une place aussi importante dans l’exposition que d’autres événements fondamentaux pour l’histoire de la région (L’Ecole Transylvaine, le Mémorandum signé en1892 par des Roumains transylvains, etc.).

Une autre idée apparaît ici. Elle remonte à l’entre-deux-guerres et elle est portée à son extrême pendant les années 80. Ilie Ceausescu, un des fils du dictateur l’exprime pleinement dans son ouvrage : La Transylvanie : terre roumaine immémoriale 169 . Ce livre nous rappelle que les Roumains d’aujourd’hui sont des Roumains depuis des temps eternels, malgré les influences subies entre tous les peuples qui ont traversé ou ont vécu dans cet espace : « Il est important de savoir que le peuple roumain est resté le même depuis toujours, uni et homogène dans son foyer immémorial »170. Les diversités régionales disparaissent dans un bloc compact. Comme conséquence, les livres mentionnant dans leur titre le mot « Transylvanie » ou d’autres références régionales, sont très rares dans les années 80, pour cause de censure communiste. Le bulletin météorologique offre un exemple de caricature. Il ne pleuvait pas en Transylvanie, mais dans la partie du centre-ouest du pays, le temps était ensoleillé non pas en Dobroudja, mais dans le sud-est de la Roumanie. Selon le même principe, toutes les éditions se devaient de censurer des titres tels que L’époque des Lumières en Banat, en faveur des titres comme Des contributions à l’histoire roumaine des Lumières. Ainsi, toute allusion régionale disparaissait. J’ai pu observer que cette pratique concernant l’intitulé des ouvrages s’est perpétuée jusqu’après 1989. Un exemple résume avec force cet état de fait : Histoire de la Roumanie : la Transylvanie, au lieu d’un simple titre : Histoire de la Transylvanie.

La version roumaine de l’histoire de la Transylvanie et l’idée de présence « immémoriale » sur ces territoires du peuple « roumain » ressortent aussi de la présentation des cartes de la Transylvanie. Dans les salles d’histoire médiévale, les cartes désignent exclusivement le territoire de la Transylvanie depuis 1918, de la Grande Roumanie, ce qui vient totalement à l’encontre de la réalité de l’époque du Moyen Age. Nous ne voyons jamais dans l’exposition une Transylvanie faisant partie du Royaume Hongrois ou de l’Empire austro-hongrois, un territoire qui d’ailleurs était à l’époque beaucoup plus réduit que celui d’après 1918. De la même manière, le voisin à l’ouest du Royaume Roumain, ou de la Grande Roumanie n’était jamais illustré sur ces cartes. Nous retrouvons même des cartes de l’époque médiévale ou moderne avec les contours de la Roumanie d’aujourd’hui, sans que la Transylvanie soit démarquée du reste du pays. D’autres cartes, présentant les échanges commerciaux de la Transylvanie avec ses voisins durant les XVIe et XVIIe siècles, mettent en évidence ses fortes liaisons avec les provinces roumaines - la Moldavie et la Valachie -. En réalité, des liens plus importants étaient établis avec la Pologne ou d’autres voisins de l’Europe Centrale.

Si nous regardons attentivement les cartes, nous pouvons observer que la toponymie (y compris les cartes présentant l’époque médiévale), utilise le nom des villes ou des rivières exclusivement en langue roumaine. Pourtant, plusieurs langues officielles se sont succédées avant 1918 (le latin, l’allemand, le hongrois), mais jamais le roumain. De la même manière, dans la salle « Villes et métiers » de l’exposition, les titres de quelques fresques de l’époque représentant des grandes villes de la Transylvanie du XVIe siècle, utilisent uniquement des dénominations roumaines. Cependant, il convient de noter que des villes comme Timisoara ou Oradea, présentées dans ces fresques du XVIe, ne faisaient pas partie du territoire de la Transylvanie de l’époque, mais des régions qui n’ont été rattachées à la Transylvanie qu’après 1918. Cette fausse présentation de la Transylvanie historique qui délibérément ne fait aucune distinction entre le territoire de la Transylvanie d’avant et d’après 1918, se rencontre dans tous les musées de Roumanie d’aujourd’hui et elle est récurrente même de nos jours dans les manuels scolaires d’histoire. Quant aux dénominations en langue roumaine, elles sont liées aux dispositions du parti communiste sous l’ère de Ceausescu qui interdisaient l’utilisation des toponymes non-roumains, indifféremment de la période historique en question. Cette stratégie peut être comprise dans le cadre plus général de « roumanisation » d’un territoire multiethnique, qui faisait partie du dispositif idéologique de l’époque. En même temps, comme l’observait K. Verdery, elle peut avoir d’autres ressorts : « Par des méthodes diverses, le temps était aplati, immobilisé – malgré toutes les slogans d’inspiration marxiste concernant le progrès et le chemin vers l’avant de l’histoire. Ces méthodes incluaient la décontextualisation des événements, une négation intentionnée du principe que les événements se différenciaient en fonction du contexte dans lequel ils se passaient ».171 Par conséquent, le fait d’agir sur l’espace par des nouvelles nominations avait des effets dans le régime temporel.

En effet, cette stratégie n’est pas utilisée uniquement par le régime communiste. Nous la retrouvons également pendant l’entre-deux-guerres dans des mesures prises dans les années 1936-1937, visant à interdire les dénominations hongroises dans les publications, y compris dans les publications en langue hongroise. Cette stratégie a été reprise dans les années 70. Ce phénomène de « roumanisation » des noms a eu comme effet la multiplication des prénoms hongrois pour les nouveaux nés, prénoms choisis parmi ceux qui ne peuvent se traduire en langue roumaine (par exemple Réka, Emese, Csilla…)172

Je tenterai d’aborder par la suite la question de la construction du territoire dans le musée, à partir d’un angle particulier : la structure de son personnel et la répartition de ce dernier dans les différentes sections du musée. Au début de ce chapitre, je m’interrogeais sur la destination des financements des musées et sur leur utilisation par ces institutions. L’analyse de l’organigramme de l’institution et du profil des actions qui en découlent, peut offrir une réponse, au moins partielle, à cette question.

En 2004 le personnel était reparti selon les sections suivantes :

- préhistoire : 3 employés (7 personnes auparavant, et même davantage sous l’ancienne direction)

- histoire dace : 3 personnes

- histoire romaine : 12 personnes (Un interlocuteur m’a précisé que ce département est d’ordinaire plus important, mais que certaines personnes sont parties à l’étranger pour des spécialisations)

- histoire médiévale : 4 personnes (3 personnes les années précédentes, mais le musée a même fonctionné uniquement avec 2 employés en histoire médiévale).

- histoire moderne : 2 personnes

- histoire contemporaine : 2 personnes.

- cabinet numismatique : 1 personne

- histoire de la pharmacie : 1 personne.

J’ai pu constater que l’effectif d’une section du musée peut être largement influencé par le champ de spécialisation du directeur général de cette institution. L’idée se confirme dans le cas de la direction actuelle du musée (la section d’histoire romaine dépasse largement en nombre les autres départements), mais le même constat peut être fait pour la section de préhistoire sous l’ancienne direction. Il est aussi important de souligner que la direction du musée à souvent été tenue par des spécialistes en histoire dace, romaine ou en préhistoire, ce qui a eu, manifestement, des influences sur le contenu et les domaines de recherche du musée.

Ce que j’ai pu également remarquer est que l’effectif paraît relativement réduit pour la section chargée de travailler sur la période médiévale qui s’étend sur environ mille ans, alors que d’autres sections, rattachées à des périodes historiques plus courtes (l’histoire dace se développe sur environ 500 ans et l’histoire romaine sur 300 ans), bénéficient d’effectifs plus conséquents.

L’histoire dace et l’histoire romaine ont été deux secteurs privilégiés dans le musée après la deuxième guerre mondiale. Cela est évidemment à mettre en lien avec l’intérêt croissant pour la recherche de l’origine, de la genèse du peuple roumain et de sa continuité sur le territoire actuel de la Roumanie, thèse si contestée par l’historiographie hongroise.

D’ailleurs, si nous observons les bases archéologiques173 du musée, nous pouvons remarquer qu’elles concernent spécifiquement les époques dace, romaine et préhistorique. Il manque une base archéologique pour la période médiévale et, d’ailleurs, jusqu’à l’année dernière un seul archéologue médiéviste travaillait au sein du MNHT (en 2004 un second a été recruté) par rapport au nombre impressionnant de dix-neuf archéologues spécialisés sur les époques historiques précédentes. Un historien du musée me raconte qu’un chantier avec des vestiges médiévaux, Dăbâca, avait été fouillé à une époque. Mais le fait que les vestiges dataient des Xe et XIe siècles, donc de la période d’après l’arrivée des tribus hongroises et non pas de la période antérieure, a fait arrêter les travaux. La direction a invoqué pour ce fait un manque de financement.

Un autre historien médiéviste m’a confié :

‘« Tant de bruit et de discours en vain…Il n’y a personne qui veut nous contredire que nous descendons des Daces et des Romains. Pourtant, l’argent va toujours dans cette direction et non pas dans celle des fouilles du Moyen Age. Mais qu’est-ce que nous connaissons de cette période qu’on appelle « noire » ? Rien. Sauf le fait qu’il y a des peuples migrateurs qui sont passés par là. Et c’est tout. Pour cette période il n’y a pas d’argent…car ils n’ont pas le courage, car il faut se taire, se taire… »’

Cette époque « noire » ou du « millénaire noir » (241 a. J. Ch - 896), à laquelle faisait référence mon interlocuteur, est la période comprise entre la retraite des Romains des territoires actuels de la Roumanie et la conquête de cet espace par les tribus magyares. Pour cette période, les vestiges qui pourraient prouver la continuité d’un peuple roumain sur ces territoires sont peu nombreux ou en tout cas insuffisants. L’historienne Catherine Durandin écrit : « Découvrir la Dacie comme espace peuplé, politiquement organisé et militairement structuré, donner de la culture dace préromaine une image de civilisation avancée tend à dédramatiser les effets de l’abandon par Rome. Et sans que les historiens et les archéologues aient choisi délibérément de nourrir une thèse nationaliste, leurs travaux ont servi à renflouer ce discours de puissance de la nation roumaine, puissance fondée sur les origines daces. »174 Ici, l’auteur donne comme exemple Hadrian Daicoviciu, un des directeurs de grande renommée du MNHT. Cette orientation des intellectuels, pas seulement des historiens, vers des thèses qui ont alimenté le nationalisme roumain dans les années 60, s’explique selon K. Verdery par un rejet des thèses marxistes et internationalistes et par un besoin de retour aux valeurs nationales175.

Si nous regardons la salle de l’exposition permanente représentant la Dacie d’après la retraite romaine, la salle de la « continuité », elle nous renvoie aux paroles de l’historienne citée ci-dessus. C’est tout d’abord une petite salle très pauvre en objets par rapport à la fameuse « continuité » dont on parle depuis des siècles et qui est un aspect d’importance centrale dans l’ethnogenèse du peuple roumain. La salle suivante qui concerne la période des migrations, est au contraire très riche en objets. Je remarque une certaine obstination à vouloir représenter cette « continuité » qui, en manque d’objets, est tout de même mise en lumière par des photos d’objets. La position du musée est claire : il prend position à l’égard de cette question tant controversée de la continuité, en l’affirmant une fois de plus. L’institution n’a pas le courage d’assumer le manque de vestiges et de témoignages ni de risquer de nouvelles recherches, comme affirme un historien du musée : « Il faut se taire », dit-il, avec un air fataliste. En tout cas, la continuité n’est plus une chose à démontrer, mais un postulat, une chose dont l’existence est à affirmer et non pas à montrer.

Cette mise en scène de la « continuité », me renvoie à des stratégies similaires mises en évidence par R. Handler et E. Gable dans leur étude sur le Musée Colonial Wiliamsburg : « Les éléments d’un environnement construit sont traités comme des artefacts, comme une base factuelle pour des interprétations ultérieures ». Cette manière de concevoir les choses est la stratégie principale mise en place par le musée américain dans les programmes de formation interactive avec le public. Les séances de formation étaient organisées de telles manières que les personnes devaient vivre une expérience à travers laquelle ils apprenaient, par eux-mêmes, à tirer des conclusions historiques uniquement à partir de soi-disant « faits documentés ». Analysant les habitations des esclaves et répondant à des questions comme : « Comment vivaient les esclaves ? », « A quoi ressemblait leur vie ? », le public était amené à « découvrir » la réalité historique induite par artefacts. Autrement dit, le public a le choix d’ « interpréter » lui-même les faits, en partant d’une « réalité » historique. Cependant, on interprète à partir d’une réalité qui nous est offerte, mais qui est déjà une réalité construite. De nombreuses affiches du type Interprétation de la façon de voyager des femmes ou Interprétation des usages des Bœufs dans les travaux agricoles, mettent en lumière l’utilisation d’une rhétorique de l’ « interprétation » qui n’a pour but que de renforcer l’idée d’objectivité historique.

Même si les contextes et les histoires mises en scène dans les deux musées sont très variés, nous pouvons remarquer des ressemblances concernant la manière de produire l’histoire et la vérité historique.

Notes
165.

Ardelean L., « Simbolistica nationala in muzeele ardelene », in Altera, nr. 19, 2002.

166.

Op. cit., p. 99.

167.

Je n’utilise les mots « majoritaire » et « minoritaire » qu’en relation à la question du nombre par rapport à une population totale. L’utilisation du terme « minorité » ne doit pas être comprise dans un sens substantialiste, mais relationnel. Nous sommes toujours des « minoritaires » en opposition avec une « majorité ».

168.

Bányai L., Pe Fagasul Traditiilor Fratesti, Bucuresti, Institutul de Studii Istorice si Social-Politice, 1971.

169.

Ceausescu I., Transilvania, stravechi pamant romanesc, Bucuresti, Editura Militara, 1988.

170.

Ceausescu I., cité en Verdery K., Compromis si rezistenta. Cultura romana sub Ceausescu, Bucuresti, Humanitas, 1994, p. 242.

171.

Verdery K., op. cit., p. 241.

172.

Je remercie Horváth Andór pour cette information.

173.

Les sites archéologiques sont des chantiers permanents, aménagés pour une longue durée.

174.

Durandin C., op. cit., p. 37.

175.

Verdery K., op. cit., p. 101-102.