Sélection et oubli : le statut de l’objet muséal

Je souhaiterais revenir à mes premières impressions lors de ma visite de l’exposition permanente du musée. J’ai d’abord eu le sentiment de me trouver devant une représentation de la Transylvanie en termes de diversité culturelle, puis j’ai découvert dans l’exposition des stratégies de construction d’un discours national.  J’ai déjà fourni quelques explications concernant mes premières réactions, mais je m’arrêterai ici sur d’autres aspects. Mon analyse portera sur la question des indications qui accompagnent les objets du musée.

Un aspect constant dans toute l’exposition est l’information partielle, et de fait ambiguë, qui se dégage des étiquettes.

Il convient de noter d’entrée que toutes les étiquettes ou les inscriptions sont uniquement en langue roumaine, une langue de circulation internationale faisant défaut. Cela donne un accès limité aux touristes étrangers. Si durant les années Ceausescu, ce fait convenait à une politique isolationniste du pays (nous nous rappelons les contrôles et les conditions difficiles de séjour des personnes étrangères en Roumanie durant ces années), aujourd’hui cet aspect commence déjà à être repensé dans d’autres musées.

La question des inscriptions bilingues se pose plus sérieusement quant aux inscriptions en langue hongroise, plus ou moins revendiquées par des élites hongroises de la ville. Les arguments de cette dernière tournent autour de l’idée que leur communauté a joué un rôle très important dans la constitution du patrimoine de ce musée et a été, dans le passé, majoritaire dans cette ville. Cependant, cette question des étiquettes en langue hongroise n’a jamais été à l’ordre du jour dans les agendas du musée.

En effet, la plupart des inscriptions qui accompagnent les objets nous informent de leur période d’utilisation et de leur lieu de provenance (exemple : tasse en argent, XVIIe siècle, Turda). Nous pouvons remarquer dans toute l’exposition que l’accent n’est pas mis sur les populations qui ont vécu dans cet espace, mais sur les objets eux-mêmes, retirés de leur cadre social et culturel d’utilisation. Cette présentation des objets est héritière des principes de construction des expositions durant le régime de Ceausescu. De fameuses expositions qui célébraient les grands moments de l’histoire de la Roumanie ou du Parti étaient organisées à cette époque. Si une information réelle sur les populations locales et leurs pratiques manquait à ces présentations des objets, la situation n’a pas changé après 1989. L’exposition privilégie toujours un point de vue événementiel (en ce sens elle suit la structure des manuels scolaires) et une présentation des objets en dehors de leur contexte social. Si nous visitons la salle des « Trésors », nous voyons que la valeur des objets tient surtout à leur matériau de fabrication et à leur facture. Aucun renseignement ou mise en valeur des populations locales ne sont présents. Nous n’avons pas d’informations sur les groupes qui utilisaient ces objets, sur leurs manières de vivre, etc.

Cet accent mis sur la valeur artistique des objets exposés au MNHT, me renvoie à un phénomène similaire également visible dans la muséographie occidentale, en particulier en ce qui concerne les objets africains et plus généralement primitifs. Ces objets « relèvent d’une valeur purement esthétique qui évacue le contexte, les conditions sociales et culturelles où ces objets furent crées, ainsi que la valeur d’usage qui était in situ la leur »176. En Occident, cette situation a conduit à s’interroger sur le statut de ces artefacts relevant de l’art primitif, autrement dit si ces objets devaient être considérés, et en conséquence exposés, comme des objets ethnographiques ou comme des oeuvres d’arts.

Ces interrogations sont généralement absentes des musées de Roumanie, dans les musées d’histoire comme dans les musées d’ethnographie. Il convient alors de s’interroger sur les enjeux et les effets, dans ces musées transylvains, d’une muséographie qui privilégie un regard sur l’objet en dehors de sa vie sociale.

Dans un contexte de présentation lacunaire des objets, les panneaux explicatifs des événements viennent en partie éclairer le propos des objets en les situant dans une histoire des « Roumains » transylvains.

Lorsque ces panneaux explicatifs font défaut, l’information imprécise des étiquettes permet non seulement des interprétations différentes de la part du public, mais elle laisse également plus de liberté aux muséographes lorsqu’ils sont sollicités pour animer des visites guidées. Prenons un exemple. A l’occasion de trois visites de groupe, en présence de différents historiens du musée, j’ai remarqué une variation des explications fournies aux visiteurs à propos d’un même objet. Cet objet exposé avait comme explication écrite : « Tombe, XIe siècle ». Dans un premier cas, l’objet a été désigné comme « tombe hongroise découverte à Cluj au XIe siècle ». Dans un deuxième cas, nous apprenions qu’il était question d’une « tombe hongroise, du XIe siècle, faisant partie de la culture hongroise ancienne et des premières tombes hongroises transylvaines ». Dans un troisième cas, l’objet a été présenté simplement comme « tombe d’une femme, du XIe siècle ». Par une simple omission, l’histoire locale induite par l’objet se désigne différemment. Cette dernière version doit être liée à une autre explication d’un muséographe : « Si ce n’est pas marqué roumain ou hongrois, cela veut dire que c’est roumain ».

Cette modulation du discours du muséographe s’est avérée un élément constant dans la plupart des visites guidées. Les mises en valeur des objets et les explications données ne sont pas les mêmes lorsque les visiteurs viennent de Hongrie, lorsqu’ils sont Hongrois de Transylvanie, ou encore Roumains. Cette « vérité » historique énoncée dans la salle des expositions se construit selon le contexte de la visite, en fonction du public et du guide. En définitive, le muséographe-guide a une certaine liberté de dépasser le discours national roumain. Mais, en règle générale, il ne sort pas de ce schéma déjà bien établi depuis des décennies, excepté les muséographes hongrois. J’ai pu constater qu’il n’était pas question d’une résistance commune à ce type de discours de la part du personnel roumain et hongrois du musée. Quand cette résistance relève des hongrois, cette attitude n’est pas avouée aux muséographes roumains : 

‘« Je dis comme les autres, mais je fais comme je crois. Ça ne sert à rien d’en discuter car après ils vont me dire ‘’Mais, oui, bien sûr, tu fais comme ça parce que tu es hongroise’’. Alors, je n’en dis rien », me déclare une historienne hongroise.’

Une complicité et un accord tacite par rapport à cette résistance se tissent parmi les muséographes magyarophones.

Un changement important survient au printemps 2004, marquant le début d’une tentative commune, roumano-hongroise, de dépasser ce discours national omniprésent dans le MNHT. Cependant, l’idée ne fait pas encore consensus. Je m’arrêterai plus tard et plus en détails sur cet aspect.

Revenant à la présence des guides pendant les visites, il est évident que, sans leur apport, comprendre l’histoire de la Transylvanie à partir de l’exposition permanente serait une tâche difficile. En effet, cela dépend si le visiteur a déjà une bonne connaissance de l’histoire, ce qui relativise fortement la fonction éducative du musée. Pour donner un exemple édifiant, dans la présentation des corporations médiévales de métiers (bresle), aucun mot ne laisse entendre l’importance de la communauté saxonne en Transylvanie, responsable du développement des villes dans cette région et dans toute l’Europe Centrale. Si le visiteur ne connaît pas au préalable cet aspect, il ne l’apprendra pas à travers l’exposition.

Une ambiguïté persiste dans l’exposition, créée d’une part par le fait d’exposer des objets évoquant les différentes communautés de la ville (Hongrois, Saxons, Arméniens) et d’autre part de ne pas en parler de manière explicite. Cela peut expliquer en partie mes premières impressions lors de la visite du musée : ayant une certaine connaissance de l’histoire de la Transylvanie, j’ai pu retrouver dans l’exposition de nombreux objets rappelant la cohabitation multiethnique, en dehors de toutes étiquettes explicites. Nous pouvons alors observer que la diversité culturelle de la région n’est pas une chose énoncée et, si elle n’est pas dite, toute autre chose peut être racontée à sa place. Cette ambiguïté induite par un manque d’information permet de construire des récits différents autour d’un même objet, de glisser d’un récit à un autre en fonction du contexte. Cela explique également comment nous pouvons donner à des objets représentatifs d’une culture, une autre destination, parfois totalement opposée.

Par conséquent, l’ambivalence de l’objet muséal (dans le sens qu’il peut être quelque chose mais aussi le contraire de cette même chose) est une dimension constante au MNHT. Mais elle se manifeste encore à un autre niveau. L’histoire même du musée et de ses collections rend compte de ce double récit créé autour de l’objet. Vers la fin du XIXe siècle, ces collections sont mises au service de la cause nationale hongroise ; après 1918, elles s’intègrent dans un contexte nouveau d’effusion nationale roumaine. Dans ces conditions, des collections pensées comme des objets patrimoniaux destinés à représenter la quintessence d’une communauté, deviennent après 1918 de simples objets de réserves servant cette fois à enterrer une mémoire vivante. Par exemple, on ne voit plus un bracelet de la fin du XIXe siècle avec l’inscription en hongrois « Aime ta patrie ! » dans un musée de l’entre-deux-guerres, ni de la période communiste, ni aujourd’hui. La plaque commémorant les cinquante ans de la création du Musée Transylvain (Erdélyi Múzeum) - représentant les figures des deux barons hongrois créateurs du musée - reste également oubliée dans les réserves. Au contraire, dans le contexte d’affirmation des sentiments nationaux hongrois en Transylvanie, à la fin du XIXe siècle, cette pièce était largement mise en avant.

Si actuellement cette plaque commémorative reste dans les réserves, nous pouvons supposer que dans un autre contexte de mise en valeur, l’objet ferait à nouveau surface et acquerrait sa visibilité publique auprès d’une autre communauté qui se reconnaîtrait en lui :

‘« Les vrais valeurs des musées de Cluj sont dans les réserves », ’

sont les premières paroles exprimées à l’adresse des musées par un ancien responsable de l’Association Culturelles des Hongrois de Transylvanie.

En outre, certains objets du Musée Transylvain ayant eu une première vie avant 1918 ont par la suite été réhabilités et à nouveau montrer en tant qu’objets destinés à « faire » patrimoine pour un autre groupe ethnique : la communauté nationale roumaine. Autour de ces objets s’organise un nouveau récit, s’écrit une nouvelle histoire. Un exemple me semble ici parlant, à savoir celui d’une exposition temporaire organisée par le MNHT en 1997, « Bresle de Transylvanie : XIVe–XIXe siècles » (exposition nationale itinérante réalisée en collaboration avec d’autres musées). Des muséographes participants au vernissage de cette exposition m’ont fait part du discours introductif de l’ancien directeur du MNHT. Celui-ci aurait parlé de ces corporations de métiers (bresle) « sans dire un mot des Saxons ou des autres communautés de la ville », même si ces pratiques corporatistes sont en réalité arrivées en Transylvanie par les Saxons. A l’époque du développement des bresle, la communauté saxonne était même majoritaire dans la plupart des villes de cette région. Par cet oubli, tout devenait plus ou moins roumain : les objets présentés dans l’exposition temporaire, les communautés vivant ici, l’histoire de cette région, et finalement le territoire.

Des omissions similaires se sont révélées dans d’autres expositions temporaires, occultant l’importance des différentes communautés de la ville : les Juifs et les Roms sont complètement absents, tandis que la communauté hongroise apparaît comme une parenthèse dans l’histoire de la région.

De nos jours, les Romes et la communauté saxonne de Cluj, restée peu nombreuse, ne se mobilisent pas, comme la communauté hongroise, dans des actions de mise en valeur et de sauvegarde du patrimoine de la région. Rejetant le discours national roumain relatif à la question du patrimoine, la communauté hongroise ne se reconnaît pas dans ce que ses membres appellent, en faisant référence aux musées de Cluj, un patrimoine « habillé aux couleurs tricolores roumaines ». Ainsi, les Hongrois se mobilisent séparément dans des actions de valorisation d’un patrimoine pensé souvent, à l’autre extrême, comme propre à leur communauté. Je reviendrai sur cet aspect dans le chapitre consacré à l’analyse des associations culturelles hongroises de Cluj.

En résumé, dans ce chapitre j’ai analysé un type de muséographie qui expose un objet en dehors de son contexte culturel et social. Dans un premier temps, cette mise en scène impersonnelle des objets permet d’éviter toutes questions relatives à la spécificité multiethnique de la région, aux relations interconfessionnelles et interethniques, aux tensions qui ont existé à travers le temps entre plusieurs populations. Elle permet en même temps de contourner les question concernant le statut ambiguë du patrimoine de ce musée (plus particulièrement la question de la confiscation par l’Etat roumain de nombreuses collections privées).

Dans un second temps, cette manière de présenter les objets permet d’éluder l’importance des communautés autre que la communauté roumaine dans l’histoire de la région.

Nous sommes ici dans un devoir d’oubli collectif ou dans un « déni commémoratif », pour reprendre Jöel Candau177. Comme le montre l’auteur, les sociétés ne partagent pas seulement une mémoire et des lieux de mémoire, elles partagent également de l’oubli. Certains événements du passé sont occultés et s’inscrivent dans un devoir d’amnésie collective même s’ils sont chargés de significations historiques. Si les musées - lieux de patrimoine par excellence - sont des laboratoires d’institutionnalisation de la mémoire, je dirais qu’ils opèrent également une institutionnalisation de l’oubli.

Le fait d’éviter d’évoquer tous ces aspects singuliers de l’histoire de la Transylvanie, sert avant tout à renforcer et à entretenir une image cohésive du « peuple roumain », une image fusionnante qui engloutit tout élément spécifique, hétérogène. Cet oubli collectif se manifeste à l’égard du rôle des autres cultures, et avant tout hongroise, dans l’histoire de la région. Une reconnaissance de cette participation active des différents groupes apparaît comme une impossibilité d’affirmer son propre apport dans l’histoire de la Transylvanie et de légitimer ainsi des droits de contrôle symbolique sur ce territoire.

Notes
176.

Bosc J., « Les mises en scène de l’art. Regard ethnologique et avenir des musées d’ethnographie », in L’Homme. Revue française d’anthropologie, nr. 157, janvier-mars, 2001, p.169.

177.

Candau J., « Le partage de l’oubli : lieux d’amnésie et déni commémoratif », in Mémoire et Médias, Actes du colloque, Editions Avinus, 2001.