La « question hongroise » au Musée National d’Histoire de la Transylvanie

Un autre élément constant que j’ai pu identifié tout au long de ma pratique de terrain au sein de MNHT concerne la sensibilité des muséographes face à ce que j’appellerai la « question hongroise ». L’importance de la composante hongroise dans l’histoire de la Transylvanie, le passé hongrois du musée (et la provenance d’une partie des collections actuelles d’Erdélyi Múzeum), font apparaître ce que j’appelle le « complexe d’infériorité du muséographe roumain » :

‘« Nous avions eu une exposition sur le Moyen Age et des personnes de la direction du musée nous ont dit : ‘’Mais vous ne mettez pas  des objets roumains?’’ Mais qu’est-ce nous aurions pu mettre !? Des opinci (sandales de paysan) ??? Dites-nous qu’est-ce que nous aurions pu mettre ? On a mis un encensoir et un ou deux livres…Mais il n’y avait pas beaucoup d’intellectuels roumains en Transylvanie et les paysans ne savaient ni lire ni écrire… ».’

La communauté saxonne a autant de mérite que la communauté hongroise dans la création et le développement des villes de la Transylvanie. Cependant, aucune tension significative ne fut à signaler dans l’histoire entre Roumains et Saxons. La « question saxonne » ne se pose pas.

Au contraire, la croyance dans l’existence d’un « problème hongrois » est ressentie par la grande majorité des employés du MNHT (hormis naturellement par les hongrois eux-mêmes). Si le musée ne fonctionne pas comme ses employés le souhaiteraient, alors la cause de ce fait n’est cherchée ni dans une muséographie désuète ou dans un manque même de professionnalisme des muséographes, ni dans la conception de l’histoire de la Transylvanie telle qu’elle ressort du musée, ni dans d’autres facteurs. La raison du désintérêt pour le musée tiendrait à un seul principal coupable : le public « hongrois », désigné comme celui qui ne vient pas au musée. C’est ce dernier qui est alors perçu comme le réel problème et qui, par conséquent, doit être résolu. Une nouvelle stratégie sera ainsi mise en place à partir de l’été 2002, sur laquelle je reviendrai par la suite.

Pour rendre compte de la complexité des rapports des muséographes à cette « question hongroise », il me semble important d’analyser également les relations du musée avec les associations culturelles hongroises de la ville qui construisent elles aussi un discours patrimonial sur la Transylvanie. Ces associations orientent en grande partie la vie culturelle de la communauté hongroise de la région. Si un problème hongrois est perçu à l’intérieur du MNHT, celui-ci n’est pas seulement une production interne, au sein de l’institution. Il est né dans une relation avec l’extérieur. L’analyse que je vais produire dans cette partie concerne que la période de l’été 2001 jusqu’au printemps 2004. Après cette période, de nouvelles stratégies sont mises en place.

Rien n’est plus éclairant des relations du musée avec les autres institutions de la ville de Cluj-Napoca, que la « la liste de protocole », c’est-à-dire la liste des personnes invitées aux expositions ou à d’autres événements organisés par le musée. Sur cette liste figurent de nombreuses institutions publiques, culturelles et politiques de la ville, des média, mais aucun représentant des communautés des minorités nationales. En discutant avec le responsable du département des relations avec le public, j’apprends que cette liste peut changer à chaque vernissage. Il est vrai que sur d’autres listes plus anciennes j’avais remarqué la présence du Forum Allemand de Cluj ou du journal en langue hongroise Szabadság, les seuls organismes des minorités nationales invités. Je demande alors à mon interlocuteur vers quels autres organismes ou associations hongroises sont envoyées les invitations à l’occasion des vernissages. Un peu étonné, mon interviewé me répond :

‘«  Des organismes hongrois ? Quel organisme ou association hongroise ?! Vous voulez dire… politiques ? Non, nous n’avons jamais invité le UDMR [parti hongrois], je ne sais même pas où se trouve leur siège… »’

L’étonnement de la personne responsable du « protocole » et le fait que la seule référence invoquée est un parti politique, prouvent un manque d’intérêt et avant tout de connaissance de l’activité des divers organismes culturels hongrois autrefois fondateurs des musées en Transylvanie, et dont les collections sont aujourd’hui au MNHT.

Après la réponse de mon interlocuteur, un muséographe hongrois qui se trouvait dans le même bureau avec nous, intervient :

‘« En effet, pour vous dire franchement, nous ne les invitons pas… ». Un peu intriguée et irritée la personne précédente répond : « Mais eux ne nous invitent pas non plus ! ». L’autre continue : « Nous ne les invitons pas et eux ne viennent pas non plus, même si nous les invitons. C’est vrai que ça serait à moi de les inviter … mais je ne sais pas, il y a tellement de choses à faire ici… ».’

Ce désintérêt des deux côtés pour le dialogue est une réalité que j’ai rencontrée constamment dans mon terrain. A la place d’une volonté de renouveau dans ces relations, un cercle vicieux se reproduit : nous n’invitons pas les autres parce que de toute façon ils ne viennent pas ; ces derniers répondront : nous ne venons pas parce que nous n’avons pas été invité ; les premiers rajouteront : mais même s’ils étaient invités ils ne viendraient pas, etc. Si depuis l’été 2004, la situation se présente un peu différemment, ce constat au contraire reste toujours valable pour le Musée d’Ethnographie de la Transylvanie.

A d’autres occasions, par rapport au même sujet, un autre muséographe rajoute :

‘« Nous ne faisons pas de discriminations. Nous ne tremblons pas à l’idée qu’ils sont minoritaires et qu’il faut les inviter... De toute façon, ils sont déjà trop représentés dans le musée ».’

Cette volonté de changement dans les relations avec l’extérieur est entravée également par un sentiment d’injustice ressenti par les employés roumains du musée : d’une part, face à une relative discrimination positive « à la mode »178, comme ils l’affirment eux-mêmes, en faveur des Hongrois ; d’autre part, par rapport à une sorte de fatalité de l’histoire qui aurait laissé de nos jours en Transylvanie un important patrimoine évoquant plutôt un apport hongrois que roumain. Le « complexe du muséographe roumain » que j’ai évoqué auparavant est ici manifeste.

Mais comment peut s’expliquer le désintérêt des associations culturelles hongroises pour le dialogue avec les musées, alors que justement les collections de ces derniers sont étroitement liées à l’histoire de ces associations et à la culture hongroise.

J’ai déjà évoqué une des raisons principales à ce fait : une grande majorité de la population hongroise, notamment les élites - motivées parfois à leur tour par des mises en scène nationalistes du patrimoine - ne se reconnaît pas dans le patrimoine des musées de Cluj.

Le problème qui provoque une attitude de rejet vis-à-vis des musées, et qui dresse une véritable barrière entre ces organismes, est un manque total de confiance côté hongrois quant à ces possibles partenaires.

De nombreuses communautés confessionnelles de la ville ont encore des souvenirs très forts et douloureux concernant les confiscations qu’elles ont en réalité subies de la part de l’Etat roumain, mais qu’elles ont vécu par l’intermédiaire du musée. La renommée du MNHT a également été mise en question après 1989 et particulièrement durant le mandat du maire ultranationaliste Funar, quand le musée a participé aux travaux de fouilles sur la place centrale. Le musée était alors connu pour ces bonnes relations avec la Mairie, surtout sous l’ancienne direction du MNHT. Si le directeur suivant a entretenu des relations plutôt conflictuelles avec Funar, cela n’a pas radicalement changé la position des élites hongroises à l’égard de cette institution.

Plus important encore, un autre élément omniprésent dans le discours de toutes les personnes hongroises interviewées est un manque de confiance qui s’instaure automatiquement face à des institutions où ne travaillent pas de Hongrois. Nous verrons par la suite que ce manque de confiance va jusqu’à un désintérêt total par rapport à tout organisme culturel autre que ceux inscrits dans le réseau institutionnel ou associatif hongrois. J’analyserai plus tard d’autres raisons à cette position et ses effets. Je ne fais ici que constater ce clivage afin d’analyser le dialogue roumano-hongrois en partant d’un angle précis : la structure du personnel dans le MNHT, surtout par rapport à la présence des personnes hongroise dans cette institution.

En essayant de suivre l’organigramme du musée à travers le temps, j’ai pu observer les aspects suivants :

Nous pouvons remarquer que pendant les années 60 et 70, le nombre d’employés hongrois ou allemands reste quasiment le même.

Si nous observons ces données, nous pouvons facilement remarquer que, par rapport à la période de la création du musée, le nombre d’employés a plus que doublé alors que le nombre du personnel hongrois a fortement diminué.

La personne qui me fournit les données rajoute : « Les Hongrois sont partis …Ils sont tous partis au fur et à mesure… » (K. M., 52 ans). Elle est nostalgique des périodes ou les Hongrois et les Allemands étaient plus nombreux dans le musée car, dit-elle :

‘« Ils étaient très agréables à vivre et très sérieux dans leur travail… Ah, tiens, pendant une année, le nombre de  Hongrois  a augmenté » affirme-elle pendant que nous consultions le registre. « Mais le miracle n’a pas duré », rajoute-elle.’

Il est évident que la diminution de la présence allemande ou hongroise dans le musée a lieu dans le contexte d’un exode général des Allemands et d’un départ à l’étranger des membres de la communauté hongroise. Cependant, cela n’explique qu’en petite partie les faits. Pendant que je discutais avec mon interlocutrice, une autre personne du même bureau intervient :

‘« Mais, c’est bon…tu peux lui donner quelques données à la louche à la demoiselle.  (F.M., 55 ans)’

L’autre personne lui répond : 

«  Mais pourquoi les inventer ? Je lui donne ce qui est là, pour qu’elle voie quelle est la réalité et pourquoi les Roumains s’enfuient de notre musée ». En disant le mot « Roumains », la personne me fait un clin d’œil complice pour me suggérer qu’en réalité elle fait référence aux Hongrois.

Ce discours, qui m’était adressé, était parfaitement compréhensible par l’autre personne du bureau. Bien que très directe et affirmant des choses plutôt tabou au sein du musée, mon interlocutrice choisit elle aussi de recourir à une forme indirecte pour énoncer les faits.

Mis à part les personnes qui ont émigré à l’étranger, je n’ai pas vraiment pu avoir d’informations sur ces « fuites » du musée. Il est toutefois possible que la faible présence hongroise dans le musée tient plutôt à une politique de recrutement du personnel, contrôlée par le « parti » pendant le communisme ou par la direction du musée ou du ministère après 1989. Cela ne signifie pas qu’il est question d’une discrimination directe. Par exemple, par le financement prioritaire de certains domaines concernant l’histoire du pays et pour lesquels les historiens ou archéologues hongrois sont moins spécialisés (histoire dace et romaine), ceux-ci sont par conséquent rarement recrutés.

Je vais revenir maintenant aux stratégies par lesquelles le musée choisit de résoudre ce que j’avais appelé la « question hongroise ».

Pour améliorer ses relations avec le public et pour trouver une solution au faible intérêt pour les musées, les mesures se dirigent en grande partie vers le public  hongrois, considéré comme responsable de ce désintérêt. Sans pouvoir avoir de données générales sur le profil du public, j’ai pu tout de même constater lors de mes observations que souvent les visiteurs parlaient hongrois. En effet, certains muséographes reconnaissent que : « Si c’est vrai que les Hongrois ne viennent pas au musée, les Roumains ne viennent pas non plus ». D’autre part, il est vrai qu’en se promenant dans le centre-ville de Cluj, nous pouvons remarquer la présence de cars de touristes venant de Hongrie et venus visiter la maison natale de Mathias Corvin ou l’obélisque « Carolina », deux lieux de mémoire pour le passé hongrois de la ville. Même si ces monuments se trouvent à côté du musée, ce dernier est un lieu dans lequel on ne rentre pas. Après avoir visité les deux monuments, les touristes repartent suivant le programme de visite prescrit généralement par les agences de tourisme de Hongrie, dont le MNHT ne fait pas partie.

Vivant quotidiennement et de très près ces faits, la direction du musée semble touchée et décide de prendre des mesures adéquates. Poussé d’un côté par un intérêt commercial et de l’autre côté acceptant difficilement ce manque de reconnaissance, le musée s’oriente vers des stratégies inédites, que j’ai pu observer pendant l’été 2002.

Un dialogue intéressant que j’ai intercepté lors de mes journées dans le musée saisit bien le moment où se préparent ces nouvelles stratégies. Un historien hongrois du MNHT (M. M., 37 ans) et un archéologue de l’Institut d’Histoire de l’Académie Roumaine (A. R., 42 ans) - qui dispose de locaux dans le même bâtiment que le musée – échangent ces quelques mots :

‘M. M. : « La direction m’appelle pour me dire : ‘’Comment ça se fait que les touristes hongrois viennent voir la Maison de Mathias Corvin et ne viennent pas jusqu’à chez nous ? Cela n’est pas possible!!!’’ »
A. R. : « Et tu ne lui a pas répondu que s’ils ne viennent pas ici c’est parce que c’est un musée de nationalistes roumains ? »
M. M. : « Il me dit qu’il faut faire un texte en hongrois qu’on mettrait à l’entrée … et qu’on pourrait mettre aussi des étiquettes en hongrois… Mais si on change de direction, tout sera vain car s’il y a X qui va venir, comme il est un peu nationaliste, il va falloir tout changer. Mais tu te rends compte… si le maire Funar apprend qu’il y a des étiquettes bilingues dans le MNHT ??!!
Il veut aussi qu’on fasse une salle « Mathias Corvin ». Mais on n’a pas d’objets pour faire cette salle. Il dit que ce n’est pas grave et qu’à la place on mettra des photos. Il m’a envoyé voir l’Institut Andreescu pour essayer de récupérer quelques objets là-bas. En plus de tout ça, il veut qu’on fasse un petit papier en hongrois avec la présentation du MNHT. Apparemment une fille de chez nous devrait le distribuer à tous les cars avec des touristes qui arriveront au centre-ville...
A. R. : Mais pour que les Hongrois viennent ici il faut les attirer avec quelque chose…
M. M. : Avec la lance d’Avram Iancu 180  !!! (…) Avec des posters du Château des Huniades 181 . (…) Enfin voilà, il m’a dit : « Tu te débrouilles, tu écris ce que tu veux dans le dépliant, mais, ma foi, il faut faire venir ici ces Hongrois ».’

Nous pouvons remarquer à nouveau cette utilisation multiple d’un objet qui peut sous-entendre des récits différents. Si nous avons observé jusqu’à présent que le discours qui accompagne l’objet est principalement un discours national, ce discours est dans certains contextes transgressé. Nous avons donné plus haut un exemple dans lequel cet objet patrimonial qui évoquerait par ailleurs l’histoire des Roumains, peut être pensé également comme patrimoine de l’autre, en particulier patrimoine « hongrois ». Cette nouvelle utilisation de l’objet se fait dans le contexte d’une logique de marketing touristique.

Si le public hongrois est perçu comme le responsable d’un certain nombre de dysfonctionnements du musée, celui-ci apparaît en même temps une source de changement et de dynamique dans cette institution. J’ai d’ailleurs remarqué que dans la période de recherche d’une solution à la « question hongroise », une nouvelle affiche de présentation du musée, en langue hongroise, s’ajoute pour la première fois aux deux autres affiches déjà existantes (en langue roumaine et anglaise), à l’entrée du musée. Considéré comme source de problème et de crise, le « Hongrois » serait finalement un agent de provocations nouvelles et du renversement des ordres auparavant constitués. Dans le MNHT, cette « question hongroise » pousse dans une certaine mesure à trouver une place à l’autre par rapport à un nous.

Cette nouvelle forme de penser « l’autre à côté de nous » est manifeste dans une autre initiative du MNHT. Il est question du petit papier informatif et publicitaire du musée, écrit en langue hongroise, afin d’être distribué principalement aux touristes en provenance de Hongrie. Il est intéressant d’observer ici que si le musée prend en compte les cars de touristes venant du pays voisin, il se pose moins la question du public hongrois transylvain. Mais la question la plus urgente est de résoudre ce problème des touristes de Hongrie qui, très manifestement, portent un jugement chaque jour plus négatif sur le musée.

Je m’arrêterai sur ce papier informatif, conçu de manière différente pour un public roumain et hongrois.

Les fragments que je reprendrai ici sont issus de la même discussion évoquée plus haut entre l’historienne du musée (chargée de la rédaction de ce dépliant) et l’archéologue :

‘M. M. : « Le directeur X 182 , m’a dit de faire deux textes : un pour les Roumains et l’autre pour les Hongrois. Pour les Roumains,  il faut apparemment un texte très général car dit-il ‘’en tous cas les Roumains viennent au musée’’. C’est ce qu’il croit lui… Il dit que ‘’les Hongrois  sont ceux qui ne viennent pas’’ et donc pour eux il faut un texte plus concret. »’

Je vais reproduire ici une grande partie de ces deux textes rédigés à la suggestion d’un des directeurs du musée, car ils sont très éclairants pour une analyse des relations roumano-hongroises dans le musée et, plus largement, des formes de partage du patrimoine de la ville et du territoire entre ces deux populations.

‘« Chers touristes,
Nous vous attendons chaleureusement au Musée National d’Histoire de la Transylvanie, situé dans le centre-ville de Cluj-Napoca, 2, rue Constantin Daicoviciu.
Dans le but de vous délecter, notre musée vous offre à voir aussi bien de nombreuses collections archéologiques, d’art décoratif, des armes, des livres anciens, des documents ou des pièces numismatiques datant de plusieurs siècles. De plus, vous pouvez également visiter la salle des « Trésors », qui présente de nombreuses monnaies et médailles, des bijoux et de l’art décoratif en or ou en argent, réalisés durant toutes les époques historiques. » ’

A la suite de ce texte sont présentés le programme et les tarifs de visite pour le public.

‘« Chers touristes,
Nous vous attendons chaleureusement au Musée National d’Histoire de la Transylvanie de Cluj-Napoca, siège de nombreuses collections des antiquités transylvaines 183 . Notre institution se charge de préserver et de sauvegarder attentivement les collections des nombreux anciens musées magyares de Cluj. Dans notre exposition permanente vous pouvez aussi retrouver des objets d’importance pour la culture magyare, comme par exemple la collection numismatique reprise du Musée Transylvain, une grande partie du Musée Technologique et Industriel, des objets provenant des collections du Musée des Reliques de la Révolution de 1848 qui font référence à ce moment historique et à ces personnalités révolutionnaires (Kossuth, Iosif Bem, Gabor Aron, Petöfi).
Notre musée a également une salle des « Trésors » qui, entre autres, abrite des monnaies de l’antiquité ou des bijoux en or et en argent, donation des familles nobles transylvaines.
Le siège du Musée : 2, rue C-tin Daicoviciu, dans la « Vieille Cité », à côté du monument « Carolina ».’

En confrontant les deux textes, nous pouvons saisir des différences importantes. En premier lieu, le dépliant « roumain » reproduit le principe qui guide toute l’exposition permanente du musée, c’est-à-dire une présentation des objets en dehors de leur usage social et culturel. Aucun renseignement sur les habitants vivant dans cet espace n’est fourni dans le texte.

Au contraire, le second texte nous apprend que les collections du musée sont « transylvaines »184 et nous donne de nombreuses informations sur la provenance des collections. Nous apprenons également que le musée mettrait en valeur « aussi » ou « entre autres » des objets « importants pour la culture magyare ». Il est intéressant d’observer que jamais le texte ne fait référence à ce que ces objets renvoient  également, ou pour qui ses objets sont « aussi » importants, mis à part la culture magyare. Il existe un certain souci d’éviter d’évoquer l’ « autre », de l’intégrer dans sa propre version. D’ailleurs, ce deuxième texte réunit des aspects délicats, auxquels sont très sensibles les muséographes roumains et plus généralement une grande partie des élites scientifiques ou politiques et des média roumains. Ces aspects concernent, d’une part, le patrimoine d’autrefois des « musées hongrois », abrité aujourd’hui par le MNHT et, d’autre part, l’évocation de la révolution de 1848, rappelant les interprétations différentes que les historiens roumains et hongrois ont donné de cet évènement.

Nous pouvons également remarquer une différence quant au régime de temporalité dans lequel s’inscrivent ces deux textes. Par exemple, le deuxième texte met l’accent sur un temps, d’« autrefois », avec des événements et des lieux précis qui renvoient à des époques passées. Quant au premier prospectus, nous pouvons observer que le temps de l’énonciation est plutôt un temps présent. Le manque de détail, l’énumération des objets du musée et la tonalité générale du texte s’inscrivent dans une sorte de temps unilinéaire et presque immuable pendant « toutes les époques historiques » ou « à travers plusieurs siècles ».

Si les deux textes s’inscrivent dans des régimes de temporalité différents, nous pouvons remarquer qu’ils font appel à des repères spatiaux également distincts. Par rapport au premier texte qui offre peu de détails quant à l’emplacement du musée (le centre-ville, la rue C-tin Daicoviciu), le deuxième fait appel à des lieux de mémoire hongrois, comme « la Vieille Cité » (Ovár) ou le monument « Carolina ».

Pour conclure, le contenu de ces prospectus et le simple fait de concevoir deux textes différents relèvent d’une impossibilité de penser et de produire un message commun pour plusieurs publics, en particulier roumain et hongrois. Si la communauté hongroise de la ville se reconnaît difficilement dans un texte trop général qui n’apporte aucune information sur son passé, les muséographes du musée craignent une présentation au public roumain d’un texte mettant en valeur (aussi) la culture hongroise. Autrement dit, ce qui pourrait attirer un public hongrois, écarterait un public roumain et inversement. La mise en commun est difficile et elle n’est pas souvent recherchée. Il convient ainsi d’observer que la rédaction d’un texte unique qui rende compte du passé de plusieurs populations de la région (y compris des Roumains et des Hongrois) n’a pas même été envisagée face à la solution immédiate de présenter deux textes différents.

Ces deux prospectus renvoient à des récits différents autour de l’objet et ils dessinent finalement deux musées différents.

Dans cette stratégie de production d’un texte qui s’adresse au public hongrois, nous avons pu lire une recherche et une ouverture vers l’autre, apparues surtout dans le contexte d’une logique commerciale. Le musée réussira-t-il un jour à construire en plus d’un message de reconnaissance de l’autre dans la séparation, un espace du lien dans la séparation, qui aide à penser à la fois un patrimoine commun et par conséquent un musée commun ?

Notes
178.

Mes interlocuteurs font ici référence aux multiples projets financés par des fondations américaines ou des organismes européens pour des programmes valorisant les minorités ethniques.

179.

Les données me sont fournies par une personne de l’administration du musée. Nous avons compté comme « hongrois » ou « saxon » des personnes qui, selon mon interlocutrice, se déclaraient comme tel. Les données proviennent des registres du personnel, mais elles restent approximatives car elles tiennent en même temps à l’interprétation de cette personne.

180.

Je rappelle qu’Avram Iancu est un héros roumain transylvain connu pour sa résistance face aux troupes hongroises pendant les événements de 1848.

181.

Le Château des Huniades situé en Transylvanie est un lieu important dans l’imaginaire historique hongrois. Ce château est d’ailleurs reproduit en miniature à Budapest. Il fut la résidence de Ioan de Huniades (Iancu de Hunedoara), père de Mathias Corvin, illustre combattant transylvain contre les Ottomans et personnage marquant de l’histoire de Roumanie.

182.

Le MNHT comporte trois postes de direction : un directeur général, un directeur du département d’archéologie et un directeur adjoint.

183.

Je souligne.

184.

Je montrerai plus tard que les membres de la communauté hongroise utilisent le mot « transylvain » pour se référer à une spécificité hongroise de cette région. Il n’est pas question d’une appellation qui sous-entend une dimension régionaliste qui pourrait inclure aussi les Roumains de cette région.